A LA LUMIERE FROIDE DE LA TERRE – Première Partie – Chapitre 2

 

Chapitre 2

L’alarme retentit vers trois heures du matin, nous cueillant dans notre sommeil. Nous nous levâmes d’un bond comme des marionnettes jaillissant de leur boite. Nous avions si souvent répété cet exercice que nos gestes furent relativement automatiques. Joshua bondit vers le placard. Il saisit la boite en plastique, fruit de son long travail de récolte et la fourra au fond d’un grand sac à dos. Après, et seulement après, il me laissa y jeter pêle-mêle tous les vêtements, livres et objets personnels qui me tombaient sous la main. Quand le sac fut plein et qu’il devint évident que rien n’y rentrerait plus malgré mes protestations, Joshua le hissa sur son dos et m’entraina à l’extérieur de la cellule que nous occupions depuis plusieurs mois. Des milliers d’autres comme nous vivaient dans ces habitats-dortoirs, installés dans des grottes artificielles à des dizaines de mètres sous terre.

Sur l’esplanade du quinzième niveau, la foule sortait en masse des cellules individuelles ou collectives et je repérais quelques visages amis. J’aurai aimé les rejoindre mais la foule commença à courir à l’autre bout de l’esplanade et le mouvement se répercuta peu à peu à l’ensemble de la population concentrée à tous les étages de l’immense ville souterraine. En quelques minutes, nous courrions tous le long des coursives, des escaliers, des passerelles, en direction des vaisseaux, comme des millions d’autres devaient courir à travers la planète, la peur au ventre.

Car nous le savions tous : Il était trop tôt ! Rien n’était encore prêt pour garantir une sécurité totale. Il manquait encore une bonne dizaine de mois pour parachever les préparatifs. Cependant, un instinct primaire nous poussait à fuir au son de l’alarme qui déchirait la nuit.

La sirène s’amplifia alors que nous nous massions sur l’esplanade pour accéder aux escaliers. Le son strident et insupportable provoqua une onde de terreur comparable à une décharge électrique. Je tenais la main de Joshua et je sentais sa peur dans la détermination avec laquelle il écrasait mes doigts pour ne pas me perdre dans la masse humaine qui se densifiait au fur et à mesure que les cellules se vidaient de leurs occupants. L’esplanade, qui nous avaient vus nous réunir des centaines de fois, semblait soudain rétrécir sous le nombre. Nous parvînmes à descendre les escaliers heureusement parés de grillages, jusqu’à la l’Agora principale, au rez-de-chaussée. Entassé les uns derrière les autres dans un ordre encore relatif, la descente fut périlleuse mais supportable. Mais la foule est une entité sans logique. La bousculade commença quand la foule se mit à courir vers les tunnels qui menaient aux passerelles. Ceux-ci, conçus pour être empruntés en bon ordre, créaient maintenant de redoutables goulets d’étranglement dans lesquels s’agglutinaient des corps hurlants et gesticulants, tentant de se frayer un chemin dans la masse qui bloquait le passage. Un mouvement incontrôlable, comme un raz de marée humain, s’empara de ceux qui ne parvenait pas à accéder aux navettes et malgré la détermination de Joshua, nous fûmes entrainés à l’opposé de notre destination initiale. Le marquage au sol était devenu une utopie, il était impossible de voir nos pieds tant les gens se pressaient. Espérant que nous pourrions revenir sur nos pas ultérieurement, Joshua suivit le mouvement pour éviter de mourir étouffé. Nous arrivâmes enfin aux abords  d’un tunnel, pressés l’un contre l’autre, accrochés l’un à l’autre, tentant de ne pas nous perdre. Au loin, des corps indéterminés, écrasés, mus par une force supérieure à la leur, basculaient par-dessus les barrières de sécurité et leurs cris déchirants nous parvenaient durant un bref instant.

Enserrés dans la foule, nous nous laissâmes porter quelques minutes. L’agrégat humain avançait très lentement mais il avançait encore. Cramponnée à Joshua de toutes mes forces, je sentais sporadiquement mes pieds quitter le sol. Écrasés dans un étau humain, nous finîmes par entrer dans un des tunnels qui abritaient les lourdes accroches des vaisseaux ainsi que les propulseurs terrestres.

Quand la foule agglutinée finit par ralentir et que les corps s’entassèrent au-delà du raisonnable, un flux contraire commença à me décrocher lentement de Joshua. Je sentis sa main glisser et je criais si fort que malgré le bruit autour de nous, je l’entendis me répondre distinctement :

– accroche toi Zellana, ne lâche pas, je vais te sortir de là !

J’eus l’impression que mon bras allait se détacher de mon corps sous les poussées opposées, mais Joshua était plus fort que la foule, sa détermination était probablement plus grande. Il m’extirpa de la marée humaine et me mit à l’abri dans un renfoncement étroit et sombre. Nous reprîmes notre souffle un instant, mais la marée humaine commençait à déborder et menaçait de nous écraser rapidement. Nous reculâmes le plus loin possible jusqu’à ce que nos dos rencontrent une grille. Tapis dans la-quasi obscurité de ce boyau, nous pensions mourir étouffés quand la grille céda sous notre poids, nous faisant basculer dans un couloir étroit. Joshua s’empressa de remettre la grille en place, rajusta son sac à dos et, allumant une lampe de poche pour inspecter l’étroit passage, nous guida dans les entrailles de l’astroport. Je le suivis, étonné de sa capacité à se repérer dans ce dédale alors que je m’y sentais totalement perdue. De coudes en passerelles sombres et étroites, de boyaux en couloirs faiblement éclairés, nous avançâmes au-dessus des moteurs qui ronronnaient déjà, dans un lacis où nous semblions isolés de tous. Je craignais que nous ne trouvions jamais de sortie quand enfin, poussant une porte métallique basse et parfaitement silencieuse, nous arrivâmes sur une petite passerelle qui menait au quai d’embarquements.

À quelques mètres devant nous se trouvait un vaisseau-mère, gueule ouverte, que la foule n’avait pas encore atteint. Joshua, m’entraina derrière lui. Nous franchîmes en courant la passerelle étroite et déserte et posâmes le pied sur le quai d’embarquement métallique quand la foule nous repéra au loin. Repoussant sans ménagement le garde qui tentait de nous barrer la route, nous nous engouffrâmes dans l’immense astronef. Encore des couloirs colorés et fléchés. Plus rien ne correspondait à ce que nous cherchions mais nous fonçâmes. Derrière nous, le garde qui avait essayé de nous rattraper, dût rebrousser chemin car la foule arrivait, hurlant sa rage et sa peur. Au détour d’un couloir, la porte d’une navette était ouverte. Joshua m’y poussa et referma la porte derrière lui en actionnant le verrouillage intérieur. Notre soulagement ne dura qu’un instant. En nous retournant, nous nous aperçûmes qu’elle contenait déjà une cinquantaine de personnes qui nous regardaient, curieuses et effrayées. Aucune d’elles ne portait de combinaison et l’ameublement de la navette semblait plus confortable que celle à laquelle nous étions habitués. Joshua allait ouvrir la bouche pour s’expliquer quand des coups violents retentirent sur la porte. La foule déchainée tapait, mais la porte résista. Tassés au fond de leurs sièges, terrorisés, aucun des occupants de la navette ne prit le risque d’ouvrir le sas étanche pour nous mettre dehors. Joshua me fit un signe discret et nous nous dirigeâmes vers le fond où nous nous assîmes dans des sièges disponibles après avoir rangés nos sacs dans les compartiments à bagages où trônaient déjà de luxueuses malles en cuir à rebords ferrés. Enfin installés, nous nous autorisâmes à nous détendre un peu. Devant nous, un homme d’une trentaine d’année parlait à voix basse à son voisin :

– savez-vous pourquoi on nous a fait partir si vite ? lui demandait-il.

– Il y a quelques heures, un de mes amis du poste de commandement m’a appelé pour m’informer qu’un séisme sans précédent doit avoir lieu d’ici quelques heures et si nous n’avons pas décollé avant, les vaisseaux seront détruits, répondit-il d’une voix calme et posée.

Son interlocuteur reçu l’information dans un silence religieux puis il ajouta :

– bien, il ne reste plus qu’à espérer que nous décollions à temps !

Je regardais Joshua et il me caressa doucement la main. Que pouvions-nous faire d’autre qu’attendre ? Le décollage, nous le savions tous, était un processus hautement complexe, partiellement automatisé puisque personne ne devait rester au sol. Nous devions donc nous en remettre à la bonne volonté des machines car il semblait qu’il ne fut plus possible de compter sur celle des hommes !

Nous apprîmes plus tard que la foule avait anéanti en quelques secondes toutes ces années de préparation, rendant caduque toutes les procédures patiemment apprises. Les gens s’étaient jetés sur les passerelles comme des possédés, poussant, forçant sans réfléchir, se précipitant dans le premier vaisseau venu sans tenir aucun compte de tout ce qui avait été laborieusement mis en place pour que le départ se déroule de manière régulée. Nous quittions cette planète comme nous y avions vécu, dans la fureur et dans la folie.

 

Tassés au fond de nos sièges, nous attendions, de plus en plus anxieux. La lourde porte métallique résonnait encore par moment de coups violents mais personne ne se leva pour tourner la manivelle que Joshua avait scellée derrière lui. Il restait pourtant des sièges vides autour de nous. L’habitacle était très confortable mais les garnitures de finition n’avaient pas encore étaient posées. Entre deux travées vides, des rouleaux de revêtement mural bleu pâle attendaient. Ils resteraient là !

Le bruit sourd mais permanent de la foule nous parvenait encore par moment, puis le silence arriva soudain. Un silence encore plus effrayant que la foule se pressant contre les parois. Un silence si inhabituel pour nous qui vivions dans le bruit incessant de la construction et des souterrains, que tout le monde retint son souffle. Puis, arrivant de très loin, un grondement commença à faire trembler la navette sans qu’il fût possible d’en déterminer l’origine. Les vibrations s’accentuèrent au point de nous faire douter de la résistance de l’habitacle.

– nous décollons ? dit une jeune femme à quelques sièges devant nous.

– je ne sais pas, je l’espère, lui répondit son compagnon en la serrant contre lui.

– j’ai peur, murmura-t-elle la tête enfoncée dans les épaules, défaisant malgré elle le précieux et complexe agencement de ses cheveux.

– moi aussi, répondit-il en jetant des regards angoissés autour de lui.

Nous avions tous peur. Personne ne pouvait dire si le décollage commençait ou si le séisme nous prenait de vitesse.

En fait, nous l’apprendrions par la suite, les deux évènements étaient arrivés simultanément. Les moteurs commençaient à peine à tourner quand la première vague de tremblements de terre secoua les côtes dans lesquelles nous avions trouvé refuge. Des bruits lourds, ressemblant à des chutes de pierres, firent monter d’un cran la tension déjà palpable dans la navette et la jeune femme se mit à sangloter. Joshua m’intima l’ordre d’attacher les sangles qui nous arrimaient à nos sièges et son ordre raisonna si clairement que tout le monde s’équipa en vitesse. Le silence revint un court instant et nous nous crûmes sauvés. Puis la carlingue commença à trembler sauvagement. Des bruits violents éclatèrent de toutes parts dont nous pouvions deviner la nature. La lumière déjà faible se mit à clignoter et la jeune femme cria :

– c’est la fin !

Personne ne la détrompa.

Je me réfugiais contre Joshua dont la chaleur me réconfortait un peu. Si je devais mourir maintenant, je voulais que ce soit avec lui. Puis soudain nous sentîmes l’irrésistible poussée des moteurs. Arraché aux entrailles de la terre où il avait été construit, le vaisseau en fut extrait par ses puissants réacteurs et il s’éleva lentement mais régulièrement, échappant au fracas de la falaise qui s’effondrait, écrasant et anéantissant pratiquement tous les autres vaisseaux encore à quai. Beaucoup réussirent à démarrer mais peu s’élevèrent assez haut pour échapper aux rochers monstrueux qui tombaient, détruisant les grottes qui nous avaient servi d’habitat pendant des années. Nous ne fûmes que onze vaisseaux à décoller sur la centaine qui avaient étaient construits sur notre site. Mais cela non plus nous ne le savions pas car les navettes, encastrées dans le vaisseau, étaient dépourvues de hublot sur leur seul flanc extérieur. Nous ne pouvions que subir et attendre. Le sentiment d’écrasement fut long et douloureux.

Comme une nouvelle naissance, nous échappions à cette planète hostile qui ne nous voulait plus !

Au bout de longues minutes où la pression du décollage était presque insupportable tant les tremblements et les grondements se multipliaient autour de nous, le vaisseau finit par atteindre une altitude qui lui permit de stabiliser sa vitesse. La sensation d’écrasement se dissipa peu à peu et j’eus le sentiment de pouvoir à nouveau respirer normalement. Durant les longues minutes qui suivirent, le vaisseau sembla ralentir, puis s’immobiliser. En réalité, m’expliqua Joshua, il venait d’atteindre sa vitesse de croisière et cette sensation d’immobilité perdurerait tout le temps du voyage, jusqu’au moment où il ralentirait pour se placer en orbite au-dessus de Matria.

Finalement, les sirènes que nous espérions tous retentirent et un bruit de soupape qui se vide chuinta dans l’habitacle. Nous pouvions enfin ouvrir la porte ! Joshua fut l’un des premiers à sortir. Il revint rapidement et dit d’un ton ferme :

– c’est bon, nous pouvons y aller, je pense que nous ne risquons plus rien.

Aussitôt, les autres rescapés de la navette se levèrent et chacun s’affaira à rassembler ses bagages. Il fallait maintenant que nous rejoignions nos quartiers dans ce qui allait devenir notre nouvelle maison durant les onze mois, trois semaines et cinq jours que durerait le voyage. Joshua saisit le paquetage qu’il avait portait sur son dos à l’arrivée et m’entraina rapidement en tête du convoi. D’autres passagers, aussi hagards que nous, sortaient lentement des navettes alignées le long de l’interminable couloir. Ils se joignirent à nous peu à peu en une masse humaine, hétéroclite et hébétée. Le groupe, ainsi constitué, pris finalement le départ à l’initiative de Joshua qui semblait pressé de s’extraire des flancs du vaisseau. Après avoir emprunté un long couloir jonché d’objets hétéroclites abandonnés par la foule dans sa lutte pour survivre, nous arrivâmes devant une rangée de vastes ascenseurs qui nous menèrent dans les étages supérieurs. Nous nous arrêtâmes, comme on nous l’avait appris, sur une grande esplanade, sorte de salle des pas perdus, qui constituait le cœur du vaisseau, et nous attendîmes.

Nous fûmes rejoints peu à peu par des gens de tous âges, un peu perdus, probablement aussi traumatisés que nous par ce départ précipité. Il y avait des couples, des parents avec leurs enfants, des personnes âgées et mêmes quelques animaux domestiques dans des cages ou des paniers fermés ce qui ne cessa de m’étonner. Tout le monde se regardait comme si aucun de nous n’avait réellement cru que nous nous retrouverions là un jour. Nous étions des rescapés, ceux qui avaient survécu au décollage, ceux qui s’étaient arrachés à la planète hostile qui allait les détruire !

Mais nous étions aussi des inconnus les uns pour les autres. J’avais d’ailleurs le sentiment que c’était encore plus vrai pour nous qui ne reconnaissions aucun de ceux avec lesquels nous avions fait notre apprentissage, ceux qui auraient dû faire partie du même convoi que nous. Je remarquais, sans y prêter vraiment attention sur le moment, que peu d’entre eux portait une combinaison. Des vêtements de bonnes coupes et des pulls moelleux semblaient plutôt constituer leur garde-robe.

La salle était gigantesque et nous y étions disséminés en petits groupes restreints. Au bout d’un moment, arrivant d’un large et lumineux couloir blanc, une femme petite et replète fit son apparition. Un chignon gris ornait le sommet de son crâne. Elle était vêtue d’un petit tailleur rose pâle à la coupe sobre et raffinée, paré de luxueux boutons en or travaillés. Elle semblait sortir d’un salon de beauté tant elle était propre et apprêtée. Elle prit place sur une petite estrade enchâssée dans une des parois luisante et se racla légèrement la gorge, imposant le silence à tous ceux qui parlaient encore. Puis d’une voix douce elle susurra, en nous parcourant d’un regard glacé malgré le sourire bienveillant :

– mes chers amis, mes chers camarades, nous avons subis de lourdes pertes durant ce décollage et il est de mon devoir de vous annoncer que beaucoup d’entre nous n’ont pas eu la chance d’en réchapper. Nous ne connaissons pas encore l’étendue de nos pertes mais nous savons déjà que notre flotte est réduite d’une proportion non négligeable.

Elle nous laissa un temps pour digérer l’information et reprit :

– Comme vous pourrez le constater en regardant autour de vous, nous sommes loin d’avoir rempli les navettes. Beaucoup de ceux qui auraient dû embarquer avec nous ne sont pas parvenus jusqu’au vaisseau. Pour autant, nous avons tous une mission qui ne doit en aucun cas souffrir de ce que nous venons de subir. Chacun de vous sait ce qu’il a à faire. Je vais donc vous demander de vous rendre dans vos quartiers respectifs et d’y trouver vos appartements. Je sais que nous avons embarqué dans la précipitation aussi il est normal que vous mettiez un peu de temps à vous repérer. Sachez que vous trouverez des gardes à chaque niveau pour vous guider et vous aider si vous rencontrez le moindre problème. Nous nous retrouverons au même endroit dans quatre heures pour faire un point sur la situation. Merci de votre attention. conclut-elle en s’inclinant poliment et en s’en allant à petit pas, négligeant les nombreuses questions qui fusaient dans l’assemblée.

Personne ne bougea durant un long moment. Tous semblaient attendre d’autres informations, de nouvelles consignes peut-être, mais personne d’autre ne vint. Au lieu de cela, des gardes vêtus de stricts uniformes noirs, firent leur apparition et fermèrent le large couloir de leur présence dissuasive.

Joshua, toujours prompt à réagir, attrapa à nouveau son sac puis ma main et se dirigea vers un panneau d’affichage sur lequel les différents niveaux du vaisseau étaient représentés par des zones de couleurs. Mais malgré tous nos efforts, nous ne parvînmes pas à localiser la zone qui nous correspondait. Autour de nous, les petits groupes se resserraient et se dirigeaient vers le fond de la salle où les ascenseurs s’alignaient le long d’une immense paroi.

Alors que je me perdais dans la contemplation d’une mère et de sa petite fille aux nattes parfaites, Joshua s’exclama après avoir longuement étudié le plan :

– j’en étais sûr ! Je ne t’ai rien dit parce que je ne voulais pas t’inquiéter, mais nous ne sommes pas au bon endroit !

– comment ça pas au bon endroit ? lui répondis-je, un peu interloquée.

– nous nous sommes trompés ! reprit-il avec véhémence en se tournant vers l’esplanade où la foule disparaissait lentement dans un calme un peu effrayant.

– ce n’est pas grave Joshua, on va finir par trouver, lui répondis-je en m’accrochant à son bras, refusant de comprendre la portée de cette information.

– Même si nous devons traverser le vaisseau de part en part, nous finirons par trouver. Nous ne devons pas être dans la bonne section…repris-je pour essayer de calmer l’affolement de mon cœur et le tremblement de mes jambes.

– non, tu ne comprends pas ! m’interrompit Joshua dont le ton montait malgré lui. Bien sûr que nous ne sommes pas dans la bonne section, nous n’étions même pas dans la bonne navette !

– C’était tellement la pagaille dehors que nous avons eu de la chance de trouver de la place dans une navette sans nous faire écraser ! Repris-je, entêtée.

Joshua m’attrapa par les bras, me forçant à le regarder, puis il dit en articulant comme si j’étais stupide :

– c’est bien ce que je suis en train de te dire Zellana : nous sommes entré dans la première navette que nous avons trouvé et nous avons eu raison car je ne sais pas si nous aurions réussi à embarquer, mais nous ne sommes pas sur le bon vaisseau !

Ses yeux ne me quittaient pas, guettant ma réaction.

– c’est impossible ! finis-je par bégayer, car cette réalité avait des conséquences que je ne voulais même pas envisager.

Devant mon trouble évident, Joshua reprit plus calmement :

– j’ai fait de mon mieux pour y parvenir, Zellana, mais je crois que je me suis trompé quand on a coupé à travers les moteurs. Après, sur les quais, j’ai foncé dans le vaisseau sans me poser de question. J’ai eu peur de la foule qui arrivait. Il fallait nous mettre à l’abri. Je suis désolé…

Il me fallut un moment pour comprendre ce que Joshua disait. Je nous revoyais, tournant sans fin dans les coursives sombres et je comprenais Joshua, mais mon cerveau avait du mal à assimiler les conséquences de ces paroles. Si nous n’étions pas dans le bon vaisseau, nous n’allions pas retrouver les camarades avec lesquels nous devions voyager et nous installer. Si nous n’étions pas dans le bon vaisseau, nous n’allions probablement pas dans les plaines centrales de Matria ! Mais où allions nous alors ?

– je ne sais pas, répondit Joshua quand je lui posais la question à voix haute. Il faut que nous trouvions quelqu’un à qui en parler, ça risque de poser un problème.

Son air soucieux me fit frémir. Si Joshua était inquiet, c’est que la situation était vraiment préoccupante.

Nous restâmes un moment serré l’un contre l’autre, scrutant le plan à la recherche d’une révélation qui nous prouverait que nous avions tort. Pourtant, il fallait se résoudre à l’évidence : tout était à refaire !

Finalement, Joshua releva la tête, prit une grande respiration comme pour puiser dans des ressources intérieures, puis il saisit le sac qui gisait sur le sol et le traina plus qu’il ne le porta jusqu’à un garde en uniforme, posté à l’entrée d’un vaste couloir. C’était une jeune femme rousse à la queue de cheval sévère et à l’air peu engageant. Campée sur ses jambes légèrement écartées, elle nous regarda arriver d’un air méfiant. Elle avait dû repérer nos combinaisons noires aux barrettes violettes qui ne figuraient pas dans la nomenclature de ce vaisseau.

– bonjour, dit Joshua, engageant.

– bonjour, répondit la jeune femme d’un ton froid mais poli.

– nous avons un problème je crois…reprit-il, comme s’il s’agissait d’un léger contretemps.

– il semblerait en effet…reprit la jeune femme imperturbable.

– dans la bousculade…enfin…nous n’arrivons pas à retrouver nos quartiers et nous en sommes arrivés à la conclusion que…enfin…je crois que nous ne sommes pas sur le bon vaisseau.

– c’est bien l’impression que j’ai aussi. Répondit-elle, toujours aussi distante.

– nous ne savons pas ce que nous devons faire, dit Joshua d’un air si abattu qu’il me sembla voir briller une lueur d’amusement dans les yeux de la rousse froide et hautaine.

– bien, suivez-moi ! dit-elle en nous précédant le long du couloir d’un blanc immaculé du sol au plafond.

Nous lui emboitâmes le pas et nous pûmes contempler sa démarche rigide qui attestait de longues années de pratique militaire. Pour notre part, nous trainions les pieds, incapables d’imaginer une solution, effrayés par les possibilités de cette équipée qui nous conduisit dans une partie du vaisseau dont nous ne connaissions pas l’existence. Un poste administratif semblait y être installé. Nous pénétrâmes dans une pièce claire, à la lumière vive, dont le fond affichait un paysage verdoyant extrêmement apaisant mais surréaliste dans ce décor aseptisé. À une table blanche exempte de tous document, une femme d’une soixantaine d’année, élégante et sévère, tapotait sur un clavier incrusté dans la masse. Elle leva la tête à notre entrée, regarda la jeune garde, puis nous jeta un œil négligent, comme si nous la dérangions dans son travail. Finalement, elle abandonna la contemplation de ce qui semblait être une interminable liste de nom, elle soupira et dit en se redressant :

– oui ?

– nous avons deux passagers non répertoriés, dit sobrement la jeune garde.

– c’est impossible ! répondit la femme, sans même nous jeter un regard.

– et pourtant…réitéra le garde, imperturbable.

– pourquoi avez-vous fait une chose pareille, jeune gens ? dit finalement la dame, daignant enfin nous regarder. Tout est déjà si compliqué. La sécurité de ce vaisseau ne peut en aucun cas être compromise.

Sa voix calme était lourde de reproches comme si nous étions des enfants capricieux et désobéissants.

– mais nous ne représentons aucun danger ! Ne pus-je m’empêcher de m’écrier avant que Joshua ne puisse intervenir. Nous nous sommes juste trompés de vaisseau dans la bousculade. Plaidais-je encore avec véhémence.

Joshua m’attrapa par le bras et me fit reculer d’un pas.

Ses cheveux courts au brushing parfait ne bougèrent pas quand elle frémit, me dévisagea et rétorqua froidement :

– sachez, jeune fille, que vous ne pouvez pas vous adresser à moi de cette manière !

Je restais saisie un instant, le bras toujours retenu par la poigne de Joshua qui accentuait sa pression. Cependant je ne pus m’empêcher d’ajouter d’une voix chevrotante, ce qui ne me ressemblait pas :

– excusez-moi Madame, mais nous sommes totalement perdus. La foule était si énervée. Nous avons couru et nous nous sommes égarés dans les couloirs. Quand nous avons vu le vaisseau, nous sommes entrés dans la première navette que nous avons trouvée. C’est tout. Et maintenant nous ne retrouvons plus nos quartiers et nous ne savons pas où aller…

Je baissais la tête, ayant usé mes dernières forces. Je m’appuyais sur Joshua qui me réceptionna sans broncher. La dame me dévisagea un instant, étonnée puis elle reprit plus calmement :

– vous voulez dire que vous ne savez pas dans quel vaisseau vous êtes ?

– non, absolument pas ! lui répondis-je, désespérée. Nous pensions nous trouver dans le vaisseau qui se rendait dans les plaines centrales.

– je vois, des paysans ! siffla-t-elle d’un ton méprisant.

– pas du tout ! Intervint Joshua, piqué au vif.

D’un ton froid mais respectueux, il ajouta :

–  je suis diplômé en agronomie et ma compagne est architecte.

A ces mots, la dame pincée se détendit légèrement :

– de quelle école ? demanda-t-elle.

– l’académie de Matria, Madame, celle du continent européen, répondit Joshua en se redressant.

– bien, tout n’est pas perdu alors ! Nous ne serons peut-être pas obligés de vous jeter par-dessus bord !

Il n’y avait pas la moindre once d’humour dans cette répartie. Son fin sourire me glaça les sangs. Impossible de dire si elle parlait sérieusement. Elle se tourna vers la jeune garde qui était restée légèrement en retrait et lui dit :

– trouvez donc une cellule pour ces jeunes gens, je suppose que vous êtes mariés ? nous demanda-t-elle en nous regardant à peine.

– bien sur Madame, répondit sèchement Joshua ;

– bien, et tous vos papiers sont en règles ? ajouta-t-elle comme si nous étions déjà partis.

– oui ! dit Joshua dont l’exaspération commençait à percer malgré lui.

– parfait, alors nous allons vous laisser vous installer. Nous nous reverrons à l’heure du rendez-vous, dit-elle d’un ton froid, puis elle baissa la tête et ne daigna plus nous accorder la moindre attention, retournant aux listes qui défilaient devant elle sur l’écran intégré.

– Venez, dit la rousse, d’un ton presque aimable.

Elle nous invita à sortir du bureau et nous précéda dans un long périple qui nous fit pratiquement traverser le vaisseau de part en part et descendre vers ses profondeurs. Arrivée devant un poste de contrôle inoccupé, elle consulta un écran puis dit à voix basse, comme si elle se parlait à elle-même :

– c’est bien ce qui me semblait. Il y a de la place ici.

Relevant la tête, elle ajouta à notre intention :

– allez, dans votre malheur, vous n’aurez pas tout perdu. Il reste plusieurs cabines doubles avec salle de bain et salle de séjour. Personne ne les occupera plus maintenant. Mais n’en parlez pas, sinon j’aurai des ennuis, ajouta-t-elle.

Puis elle saisit une carte magnétique qu’elle passa le long de l’écran et un numéro luminescent apparu :

– voilà, la huit mille vingt-cinq, dit-elle, c’est votre cabine pour le temps du voyage. Allez vous installer et soyez sur le pont dans trois heures précises. Ne ratez pas la réunion. Il est probable qu’on parle de vous. Il vaudrait mieux que vous soyez là.

Elle tendit la carte magnétique à Joshua qui s’en saisit prestement, puis elle ajouta avant de s’en aller :

– pour remonter, suivez les plans sur les murs, vous ne pouvez pas vous tromper, bonne chance les jeunes. Ajouta-telle et il me sembla qu’elle nous adressait un clin d’œil, mais elle disparut si vite que je ne pus en être sure.

Toutefois, cette remarque me fit sourire car elle ne devait pas avoir plus de vingt-six ou vingt-sept ans.

Joshua, toujours pressé, m’entraina à nouveau dans un couloir bien éclairé et s’arrêta devant la porte 8025. La plaque en laiton ovale, ainsi que la largeur de la porte, me firent espérer une cabine confortable qui trancherait sur le petit espace spartiate et fonctionnel auquel on nous avait préparé.

Effectivement, dès la porte franchit, je m’extasiais sur la taille du luxueux salon, sur les boiseries sombres qui encadraient les portes, les canapés confortables aux teintes douces, la chambre parée d’un lit gigantesque, la salle de bain munie d’une douche avec deux jets, les toilettes indépendants. Pour nous qui n’avions connu que les dortoirs communs de l’académie et les cellules confinés des baraquements de la zone d’embarquement, cela représentait un luxe incommensurable. Je ne me souvenais pas m’être trouvé dans un endroit aussi agréable depuis le départ de la maison familiale, dix ans auparavant.

Joshua fit une inspection en règle de l’équipement et, ayant trouvé un placard qui fermait à clé, il y rangea ses précieuses boites contenant tous ses trésors. Il pouvait être si sérieux parfois !

– Joshua, détends toi, lui dis-je en plaisantant, personne ne va te voler tes graines ici ! Nous sommes en sécurité ! Regarde comme cette cabine est belle ! Tu as déjà eu une chambre rien que pour toi ? Et un salon aussi confortable ? Je suis sure qu’on peut regarder des films, il doit y avoir un écran quelque part, dis-je en commençant à fureter du côté d’un grand meuble mural. Mais Joshua semblait incapable de se détendre :

– Zellana, pourrais-tu cesser un instant de faire l’enfant. Nous ne devrions pas être là et je ne pense pas qu’on nous y laissera dès qu’on découvrira que nous nous sommes trompés de vaisseau.

– mais c’est déjà réglé !

– non, je ne crois pas ; nous avons franchi une première étape mais quand l’État-major saura que deux clandestins ont embarqué sur le vaisseau présidentiel, ça ne sera pas aussi simple !

– le vaisseau présidentiel, tu en es sur ? m’écriais-je, sidérée.

– je crois…répondit Joshua hésitant.

– qu’est ce qui te fait dire ça ? Il n’y a aucune indication qui permette de le savoir ! lui rétorquais-je véhémente, car les conséquences étaient désastreuses pour nous.

– c’est à cause de la tenue des gardes et puis, j’ai déjà vu la dame qui nous a reçus. Je crois que c’est la sous-secrétaire du gouvernement.

– mais qu’est-ce qu’elle ferait à ce bureau, comme une simple standardiste ? tentais-je d’objecter.

Mais Joshua était toujours aussi pragmatique :

– tu sais, les choses ont changé, dit-il, tout le monde travaille maintenant. Je pense qu’elle vérifiait les listes. Je crois qu’il manque beaucoup de monde, même dans ce vaisseau. Tu as vu avec qui nous avons embarqué ?

– non, je t’avoue que j’ai eu trop peur pour prendre le temps de les regarder, répondis-je en déboutonnant ma combinaison et en me glissant sous la douche avec délice pendant qu’imperturbable, Joshua continuait à parler :

– ce n’était que des édiles ; j’en suis sûr ; il m’a semblé reconnaitre un ou deux ministres…et la jeune femme qui avait peur, c’est la responsable de la colonisation.

– ce qui veut dire ? demandais-je en savourant le plaisir de cette eau chaude et abondante sur mon corps autant que la senteur fruitée des savons qui garnissait la cabine.

– c’est elle qui répartit la population dans chaque zone, en fonction des besoins, répondit Joshua qui me dévisageait avec un certain agacement, comme on regarde une enfant inconsciente.

– chouette ! Elle pourra peut-être nous dire où nous nous rendons et ce que nous allons faire ! dis-je, toute au plaisir de ma douche.

J’avais l’impression que je pourrais y demeurer des jours entiers. Elle me lavait de toutes les peurs et de toutes les appréhensions qui m’habitaient depuis la sonnerie de la sirène, quelques heures auparavant.

– Zellana, c’est grave, reprit Joshua d’un ton exaspéré proche de la colère ; nous ne sommes pas à notre place ! Nous devions aller dans les plaines centrales ; nous ne sommes pas formés pour aller ailleurs !

– Joshua, arrête s’il te plait, l’interrompis-je, alarmée par la flambée de violence dans sa voix et par l’affolement qu’elle masquait ; viens prendre une douche avec moi, lui dis-je en lui souriant. Mais il refusa mon invite et sortit de la pièce en soupirant d’énervement.

Peut-être étais-je aussi insouciante qu’il semblait le penser mais, quand bien même ne devrions-nous séjourner que quelques heures dans ce palace, autant en profiter ! Me dis-je. Aussi, je fis durer ma douche si longtemps que ma peau commença à ramollir. Quand la pulpe de mes doigts devint rouge et boursoufflée, j’attrapais un peignoir et je m’enroulais dedans avec bonheur.

Je démêlais mes cheveux qui n’avais pas bénéficié d’un vrai shampoing depuis longtemps et j’enfilais les quelques vêtements propres que j’avais fourré dans mon sac, renonçant à la combinaison noire à bande violette qui n’avait plus de sens ici. J’invitais Joshua à faire de même, et bien qu’il ait refusé obstinément la douche, ce qui ne lui aurait pourtant pas fait de mal, il céda à mes arguments et se défit de sa combinaison au profit d’un pantalon souple et d’un tee-shirt propre. La température ambiante était fraiche mais agréable. Un petit gilet ou une veste suffirait à supporter l’air des coursives. Après m’être prélassée un moment dans un confortable canapé en regardant Joshua tourner en rond comme un lion en cage, il fut temps de nous rendre dans la salle de réunion. Nous avions étudié attentivement le plan situé dans le couloir : nous nous trouvions quinze étages en dessous, dans une zone bleue. Il nous fallait en outre retraverser pratiquement tout le bâtiment, c’est-à-dire plus de cinq cent mètres de long, pour retrouver le centre névralgique du vaisseau. Dans les étages supérieurs se trouvaient les salles de réunions, de projection et de travail  ainsi que l’hôpital, les quartiers de détentions, les réfectoires et d’autres lieux dont je découvrirais l’existence ultérieurement.

Nous empruntâmes le couloir, rapidement rejoints par une foule calme qui sortait peu à peu des cabines. Tout le monde semblait avoir effacé les traces du départ précipité et les vêtements élégants et bien coupés foisonnaient.

Pendant que nous attendions devant la rangé d’ascenseur, je comptais dix grandes portes métalliques. Chacun d’eux pouvait contenir une centaine de personnes, mais à nous tous, nous remplissions à peine celui qui s’ouvrit devant nous et dans lequel nous entrâmes dans un silence gêné. Quand nous arrivâmes quinze étages plus hauts, environ trois cent personnes sortirent des dix ascenseurs.

Nous convergeâmes vers l’immense salle de réunion et nous attendîmes en nous regardant du coin de l’œil. Au début, le silence régnait dans les rangs, puis, l’attente se prolongeant, les murmures devinrent des conversations tendues et irritées :

– qu’est-ce qu’on attend ? dit une voix aigüe et désagréable.

Personne ne répondit. Au lieu de cela un grésillement dans les hauts parleurs  fit taire l’assemblée. Une voix féminine, calme et posée emplit l’espace :

-« Mesdames et Messieurs, nous vous remercions de votre présence. Nous savons que les conditions de votre départ n’ont pas été celles que vous aviez espérées mais vous êtes là maintenant. Vous savez que nous avons des tâches à accomplir durant le long trajet qui nous mènera sur Matria. Chacun de vous a des instructions précises et connait sa mission durant le voyage. Comme vous le savez tous, ce temps ne restera pas improductif. Nos conditions de départ rendent encore plus impératif le travail que nous avons à accomplir. Vous avez probablement remarqué que nous sommes beaucoup moins nombreux que nous aurions dû l’être. Nous espérons que la majorité de nos camarades et de nos amis ont trouvés places dans d’autres vaisseaux bien que nous n’en ayons aucune garantie. Aussi, nous allons prendre le temps d’effectuer un recensement afin d’ajuster les missions de chacun. Comme vous le savez tous, vous vous trouvez sur le vaisseau présidentiel et nous avons l’immense honneur d’y accueillir, saine et sauve, notre chère présidente de l’humanité, Sobia Zablonski.

Un long silence ponctué de quelques soupirs de ravissement, suivit cette déclaration puis la voix reprit :

– Nous avons tous des responsabilités envers elle et envers le gouvernement que nous formons, que vous formez, chers camarades et amis, ne l’oubliez jamais. Nous allons, dans les jours à venir, vous réunir par zone afin de faire le point avec les personnes présentes, en fonction de leur niveau de responsabilité et probablement envisager une nouvelle répartition des fonctions. Les appels étant émis directement dans vos cabines, il n’est pas nécessaire de vous précipiter dans les bureaux de l’état-major dès à présent. Nous nous retrouverons tous ensemble régulièrement. Ces réunions seront précédées du son de la sirène que vous connaissez tous. Quand vous l’entendrez, vous aurez quinze minutes pour vous rendre dans cette salle. Enfin, certaines personnes se sont malheureusement fourvoyées en embarquant, ce qui n’est pas sans poser de problèmes en termes d’organisation. Ces personnes seront rapidement convoquées afin de réfléchir ensemble à une éventuelle réaffectation. Mes chers amis, mes chers camarades, les réfectoires vont maintenant être ouverts. Ils le seront à heures fixes. Veillez donc à vous enregistrer tous les jours si vous souhaitez vous y restaurer. Nous vous rappelons qu’il est interdit de cuisiner dans les cabines pour des raisons de sécurité. Mes chers amis, mes chers camarades, nous vous souhaitons bon appétit ».

J’étouffais un rire en entendant ces propos décousus et légèrement stupide. Je me demandais qui avait bien pu prononcer un discours d’accueil aussi plat, inquiétant, et sans réelle cohérence. Était-ce la dame qui nous avait reçues dans son bureau avec sa coupe parfaite, ou la petite dame qui nous avait accueillies à notre arrivée, sanglée dans son luxueux tailleur ? Impossible de le savoir.

Joshua prit ma main encore une fois et me tira doucement vers un des réfectoires. Après avoir franchi la borne d’accueil en validant notre numéro de chambre, nous entrâmes dans le vaste espace meublé de table fixes et de chaises en métal et plastique moulé. Des plateaux en plexiglas transparents immaculés nous attendaient. Nous y déposâmes des assiettes alvéolées remplies de nourriture sous vide. Voilà pourquoi nous partions ! Nous ne savions plus manger de nourriture fraiche. Nous avions perdu le gout des aliments cuisinés à la maison. Les plateaux pré-remplis allaient constituer notre unique nourriture pendant tout le voyage, il fallait s’en accommoder. Je me disais, en mâchonnant un improbable légume, que cette partie de notre vie ne me manquerait pas sur Matria. Si j’avais su de quoi je parlais…

Autour de nous, des couples s’installaient, des familles se regroupaient à l’écart, dans un espace dédié. Le calme régnait et il était inquiétant ; les gens ne se parlaient pas. Certains se faisaient des signes de tête, prouvant ainsi qu’ils se connaissaient, mais chacun se concentrait sur son repas comme s’il était essentiel de ne pas dévoiler ses sentiments ou prononcer une parole qui aurait pu être mal interprétée. Il régnait une ambiance de suspicion polie et guindée. La nourriture semblait constituer l’unique préoccupation de la foule calme et silencieuse. Je regardais autour de moi et je vis que tous portaient des vêtements décontractés mais d’excellente qualité. Rien à voir avec les toiles un peu rustiques de nos pantalons et la maille rugueuse de nos pulls tricotés à la chaine par des machines et dont le matériau de base n’était en fait qu’un succédané de laine en plastique recyclé. Il me tardait de me débarrasser de mes vêtements, de voir enfin le soleil, de respirer un air pur et propre, de manger de la nourriture saine, constituée de légumes et de fruits plantés par Joshua !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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