SUR LE FOND – Chapitre 11 – Sex and drugs

Chapitre 11

Sex and drugs

Ce flic, Samuel – parce que je connais son prénom – il me parle des Rabatto mais je me contrefiche de ces pauvres gens ternes et tristes. Ils couchaient avec mon mari.

La belle affaire, ils n’étaient pas les premiers et ils n’auraient pas été les derniers si Paul n’était pas mort. Je le savais mais probablement pas eux. Tout se savait dans le quartier. La question que je me posais de temps en temps c’était : Comment avaient-ils pu tomber entre ses griffes ? En y réfléchissant, ils étaient la proie rêvée d’un homme comme Paul. Ils étaient pitoyables et Paul aimait exploiter les faiblesses des autres, leurs points sensibles, leurs petits secrets inavouables. Il était très fort à ce jeu-là.

En parlant de secret, j’ai dû cacher le mien tout un été. Mais cela n’a malheureusement pas été bien difficile.

La petite communauté vit à l’écart du monde sans radio ni télé et personne ne lit les journaux bien entendu. Dès mon arrivéeje découvre avec stupéfaction puis horreurque les trois garçons, âgés de vingt-deux à trente et un ans, sont tous rachitiques, émaciés même. Ils se baladent un joint pendu au coin des lèvres à longueur de journée et ne le quitte même pas pour baiser. Parce qu’ici, tout se fait en communauté. Thomas, qui n’a dû y passer que quelques soirées, n’a aucune idée de l’endroit où il m’a laissé. Les deux filles, trop contentes de voir arriver du renfort, m’ont dégagé une couchette rudimentaire dans une aile de la bergerie. Nos trois matelas sont presque côte à côte, jeté par terre, et nous n’avons même pas le luxe d’une porte. Un pauvre rideau à trous, sensé repousser les mouches, masque sans réel succès l’espace vide de laporte.

La bergerie est sale et sens atrocement mauvais avec la chaleur qui arrive. Personne ne se lave et pour cause, il n’y a pas d’eau. Une citerne en métal qui recueille les eaux de pluies a encore quelques réserves, mais tout le monde me fait comprendre, d’un ton expert, que d’ici quelques jours ou quelques petites semaines selon le temps et l’usage que nous en ferons, nous serons à sec. Quand je les interroge sur le moyen de s’en procurer, Anthony, le plus âgé, me conduit à l’arrière du bâtiment, où une cuve trône sur une remorque.

– ben tu vois, on prend la bagnole et on sillonne les villages jusqu’à ce qu’on arrive à la remplir et on fait ça plusieurs fois dans l’été, tu vois, c’est complètement galère parce que les paysans…

– les vignerons, tu veux dire…

– ouais, si tu veux. En tout cas, ils veulent pas la filer leur eau.

– oui, je comprends.

– alors les douches tu oublies. Ici l’eau ça sert pour les chèvres et pour laver la fromagerie parce qu’on est limite pas aux normes, tu vois.

– je vois très bien.

– t’es une petite maline toi, il me dit en s’approchant dangereusement de moi. Faudra qu’on en recause tous les deux…

– c’est ça, on en reparlera. Dis-moi plutôt ce que je peux faire pour me rendre utile.

– oh, ben ça, j’aurai bien une idée, là tout de suite, mais je dois aller traire…tu veux venir ?

– pourquoi pas.

Nous marchons sous le soleil qui commence à taper en ce milieu de matinée.Bien que ramassé dans la végétation, la bergerie est située sur un plateau qui domine tous les alentours. Cette position privilégiée nous permet d’avoir une vue dégagée sur les collinesenvironnantes et par endroit, d’apercevoir le bleu des étangs. Mais elle nous offre aussi en pâture aux vents, qui, je le découvrirais avec douleur, peuvent rendre tout le monde fou. Cependant pour le momentje ne vois que la beauté de la vue et je m’en réjoui. Nous laissons derrières nous les différents corps du bâtiment principal et ses annexes construites avec des matériaux de fortunes et nous empruntons un petit sentier, empierré par endroit, aplati au fil du temps par les pas lent et pesant de mes camarades de galère, qui serpente à travers la garrigue. Après avoir traversée une haute haie de buis aux petites feuilles vertes presque rondes, vernissées et brillantes,auxquelles se mêlent le vert tendre des jeunes feuilleset le jaunes de celles qui ne vont pas tarder à tomber, rescapées vieillissantes des rudesses de l’hiver, nous débouchons dans un champ tout aussi pierreux où broutent quelques chèvresmaigrichonnes. Partout autour de nous l’air sent le printemps, les fleurs en boutons, le romarin, et surtout le thym qui explose en bouquets roses dont les chèvres dévorent les fleurs d’un coup de dent sec et précis. Dès qu’elles nous voient, elles se précipitent vers nous et c’est dans leursbêlements énervés que nous rejoignions une sorte de cabanon en pierre, muni d’un toit entaule, qui leur sert d’abris. À l’intérieur, des seaux rudimentaires en fer blanc et deux tabourets bas et usés. Anthony prend place sur celui situé le plus près de la porte d’entrée et je ne l’en remercie pas, vue l’odeur pestilentielle qui m’assaille dès que je pénètre dans l’abri. Le soleil tape sur les tôles et la chaleur est déjà terrible.

– il me semblait qu’on trayait les bêtes le matin tôt et le soir en les rentrant.

Il me jette un regard torve mais me répond cependant :

– ouais, maison a pas encore eu le temps. Alors il vaut mieux maintenant que pas du tout.

En effet, les pauvres bêtes ont les pis gonflés et après quelques conseils avares et rudement dispensés, je me retrouve en train de tirer sur une mamelle pour en extraire un lait qui s’écoule presque tout seul.

Heureusement elles ne sont que douze, et à nous deux, nous en avons fini assez rapidement. Antony les presse de sortir et elles repartent brouter les maigres herbes jaunes qui se fraient un chemin entre les pierres. Je me promets de revenir le soir pour m’occuper d’elles.

Antony est petit et brun. Ses cheveux sales, retenus par un bandana défraichi, sentent mauvais. Quand il parle, j’aperçois des dents jaunes et abimées. Ce type me dégoute. J’espère qu’il n’attend rien de moi sinon nos relations vont se compliquer. Pourquoi Thomas m’a-t-il amené ici ? On dirait une punition divine pour tout le bonheur que j’ai eu avec lui. Nous nous dirigeons en silence vers le bâtiment principal, portant à bout de bras nos seaux remplis de lait que nous déposons au bord d’un sentier qui s’enfonce sous la bergerie.

Quand je m’inquiète de leur devenir avec cette chaleur Antony me répond :

– laisse, quelqu’un va venir s’en occuper, et il repart vers la maison sans aucune autre explication.

Dans la pièce centrale, faiblement éclairée même à cette heure de la journée car les meurtrières sont étroites et rares, les deux filles tentent de bricoler un repas. Un réchaud à gaz, dont la bouteille bleu claire luit dans la pénombre, supporte un grand faitout rempli d’eau.

– qu’est-ce qu’on mange, les gonzesses ? dit mon hôte d’un air goguenard.

– des pâtes, répond l’une d’elle, une blonde aux cheveux emmêlés en lourdes dreds retenues par un bandeau d’une couleur indéfinissable. Elle porte un short en jean et un débardeur usé qui ne cache pas son absence de soutien-gorge et la lourdeur de sa poitrine déjà plongeante malgré son jeune âge. Les deux seins presque plats plombent sur son ventre en une bosse disgracieuse et je détourne mon regard, gênée par son impudeur. La seconde, cheveux plus court, teint au henné dans un roux profond et sombre, présente un visage plus avenant. Un petit nez pointu lui donne un air de lutin. Elle se tourne vers moi et me dit :

– je m’appelle Ludivine et toi ?

– Virginie.

– elle c’est Rebecca, tu connais déjà Antony puis il y a Mathieu et Benoit. Benoit, c’est le plus jeune de nous tous. Quel âge tu as toi ?

– vingt-sept ans. Je peux vous aider ? Je dis pour détourner la conversation. Je n’ai pas envie de parler de moi, surtout pas à cette bande de clochards volontaires.

– vous vivez ici depuis longtemps ? Je demande à Ludivine.

– moi je suis arrivé l’été dernier. J’étais en galère et ils m’ont accueilli sans poser de question, alors je suis restée. Parfois c’est dur, tu vois…les mecs, ils parlent beaucoup mais ils font pas grand-chose. Surtout Antony, ajoute-t-elle à voix basse. Celui-là c’est une vraie plaie. Il pense qu’à baiser et à se défoncer. C’est le mec de Rebecca mais il est pas très fidèle, si tu vois ce que je veux dire, et parfois, il vaut mieux céder pour avoir la paix…Mathieu est pas méchant mais il est influençable. Si Antony dit un truc, il le fait. Benoit, c’est le plus sympa. Il est vraiment paumé ici mais il n’a aucun endroit où aller, alors il reste. Je ne sais pas pourquoi tu as atterri là mais trouve le moyen de tirer rapidement, crois-moi.

– merci, je murmure.

Rebecca, qui coupait des tomates et de la salade encore dégoutante d’eau, se retourne et dit, d’un ton revêche :

– arrêtez de cancaner, mets plutôt la table, me dit-elle en me montrant du menton des étagères métalliques qui supportent la maigre vaisselle.

J’attrape les assiettes et les couverts et entreprends de les disposer sur une table en bois crasseuse dont la surface poisse au contact de la main. J’ai un mouvement de répulsion, un sentiment de peur irrépressible que je ne contrôle qu’à grand peine : si Paul avait trouvé la table de la maison dans un tel état je n’aurais pas survécu à la volée de coups que j’aurai reçus. Puis instantanément je me souviens qu’il est mort et je m’en félicite. Tous les Antony de cette terre ne pourront plus jamais me faire peur. J’ai évacué la peur de ma vie en trouvant Paul allongé sur le carrelage, sans défense pour toujours.

Le repas se passe dans un silence lourd. Après un café au gout âpre et fort, les garçons roulent des joints qu’ils font circuler avec rapidité. Je passe mon tour sous le regard étonné et réprobateur des habitants de ces lieux.

– tu fumes pas ? Me demande finalement Benoit d’une voix douce.

– non, je préfère éviter, j’aime bien garder l’esprit clair dans la journée. Le soir, pourquoi pas…

– ah bon…dit Mathieu rassuré.

– vous faites quoi, toute la journée ?

– les filles vont aller à la fromagerie, elles te montreront, c’est pas compliqué. Et nous, on s’occupe des cultures, des courses et…de trucs, répond Antony d’un ton docte.

Je ne peux m’empêcher de trouver que ce type ressemble à une fouine. Son regard malveillant me fixe longuement et je sais que notre relation va être difficile.

Finalement Ludivine se lève et me dit :

-viens, je vais te montrer l’atelier. Tu vas me donner un coup de main.  J’aperçois son discret clin d’œil et je me sens rassurée.

Nous sortons sous la chaleur sèche de l’après-midi et elle me conduit à l’arrière du bâtiment où le chemin creusé dans le sol, à même la terre rouge, descend sous la bergerie. Une porte en bois rudimentaire clos un premier sas où s’empilent seaux, pots en plastiques cassés, bottes de pluie et vêtements chauds. Une deuxième porte plus hermétique ouvre sur la fromagerie où la fraicheur est saisissante.

– c’est l’avantage de cet endroit, dit Ludivine. Il fait toujours frais et il n’y a aucune variation de température. Même le service d’hygiène n’a rien trouvé à redire. En plein été comme en plein hiver, il fait toujours aussi froid. Tiens, me dit-elle en me tendant un gilet en laine sale mais bienvenue. Mets ça, tu vas en avoir besoin.

– c’est difficile de faire du fromage ?

– non, tu vas voir. Regarde, les garçons ont a amené les seaux de lait de ce matin. Ici, tout se conserve bien. D’ailleurs, tu verras, à côté, on a notre réserve de provision. On a pas besoin de frigo avec une cave pareille.

Pendant qu’elle parle, elle a versé le lait dans un immense récipient métallique qu’il remplit à moitié. À ses côtés, un autre récipient contient le lait de la veille. Déjà épais, il a laissé remonter à la surface un liquide jaunâtre et clair que Ludivine récupère à l’aide d’une louche.

– c’est le petit lait, elle me dit. Tu vois, je vais le mettre dans celui-ci puis je rajouterai de la présure.Ça, on l’achète parce que c’est trop compliqué à fabriquer. Et puis je vais le laisser reposer jusqu’à demain. En fait, je fais la même chose tous les jours. Le lait d’aujourd’hui va attendre demain et je vais m’occuper de celui d’hier, dit-elle en approchant un portant à roulette sur lequel se trouve des petits récipients vides, percés de multiples trous. On les appelle des faisselles, m’explique-t-elle. Je vais y mettre le lait caillé d’hier et il va s’égoutter pendant toute la journée et la nuit. Demain je les démoulerai. Tu vas voir, c’est vraiment facile.

Elle me tend une louche et nous nous employons à répartir le liquide épais et odorant dans les petits récipients. Immédiatement ils commencent à suinter. Quand nous avons terminé, Ludivine rince la grande marmite métallique à grande eau. Un immense évier muni d’un robinet à tuyau lui permet de le brosser, de le rincer et de le mettre à sécher, tête en bas.

– Maintenant, nous allons démouler les fromages frais d’hier.

Elle tire vers elle un autre rangement métallique sur lequel repose des faisselles pleines. Délicatement, elle en extrait les fromages frais qu’elle dispose sur de fines grilles au treillis serrés recouvertes de papiers blanc.

– voilà, ceux-là vont attendre deux jours avant de partie dans la pièce d’à côté. Puis elle se dirige vers des étagères murales sur lesquelles elle dispose les grilles. Des fromages de la veille attendent qu’on les retourne. Ludivine me montre comment les attraper sans les abimer et nous passons un long moment à retourner les petits palets à divers stade de maturation. Ensuite, elle m’entraine dans une cave encore plus profonde dans laquelle de multiples clayettes sont couvertes de fromages à divers stade de vieillissement. Elle y apporte les plaques qui attendaient leur passage dans l’affinoir, c’est ainsi que s’appelle la deuxième cave, et en retire celles contenant les fromages prêt à être vendu. Nous retournons consciencieusement tous les fromages posés sur les diverses étagères puis nous ressortons avec notre provende du jour. Un long comptoir couvert de piles de papier blanc sert de support à l’emballage. Ludivine m’apprend à plier les fromages dans leur papier en y apposant un petit autocollant au nom de la bergerie.

Après un long moment à travailler dans le silence, je dis :

– je me sens bien ici, j’aime ce calme. Même le froid est agréable.

– moi aussi, c’est pour ça que je me porte toujours volontaire pour le fromage. Personne ne veut descendre dans la cave, ils trouvent tous qu’il y fait trop froid mais moi ça ne me dérange pas et puis, aucun garçon ne vient te déranger quand tu t’occupes ici. D’abord parce que les fromages rapportent de l’argent, même si ce n’est pas la principale source de fric, et puis, ils ont trop peur que leur bistouquette se ratatine.

Ce mot d’enfant me surprend et je suis saisie d’un irrépressible fou rire auquel Ludivine se joint avec un plaisir évident. Quand enfin j’arrive à me calmer, je lui dis :

– excuse moi, j’espère que tu ne l’a pas mal pris, c’est  ce mot :« bistouquette » il m’a fait rire. J’en avais tellement besoin !

– moi aussi ! Je crois que je n’ai plus ri comme ça depuis des mois. Ça fait plaisir que tu sois là, tu sais. Je commençais à ne plus pouvoir les supporter.

– pourquoi tu restes alors ?

– parce que je ne sais pas où aller. Ma mère m’a foutu dehors et ne veut plus me voir et je n’ai pas de famille. J’ai arrêté mes études très tôt. Je n’ai rien et je ne sais rien faire. Alors où pourrais-je aller ?

– je sais, je suis comme toi !

– oui, mais toi tu as Thomas. C’est un chouette type, je pense que tu t’en es aperçue. J’ai toujours eu un faible pour lui mais il ne s’est jamais intéressé à moi.

– oui, je sais qu’il est bien, il m’a beaucoup aidé.

– c’est ton mec ?

– je ne sais pas, ça aurait pu, mais je pense que c’est fini. Je ne sais pas en fait. Tout est très compliqué en  ce moment…je préférerai que cette conversation reste entre nous, si ça ne t’embête pas…

– ne t’inquiète pas, je ne dirai rien. De toute façon je ne sais rien…et puis, je me méfie d’eux. Ils sont sympa en apparence mais ils ont surtout besoin de boniches. Tu verras, ils vont et demander de faire des trucs pour eux et tu auras du mal à leur dire non. Si tu peux, évite ! Ils aiment bien laisser les problèmes aux autres.

– ça veut dire quoi ?

Je vois qu’elle hésite à me répondre. Elle regarde la porte à plusieurs reprises puis elle me regarde, ses yeux se plantent dans les miens comme pour sonder mon âme. Cet examen doit la mettre en confiance parce qu’elle ajoute :

– écoute, la fromagerie c’est une façade. Le plus important ici, c’est l’herbe. Ils la cultivent derrière l’enclos des chèvres et dessous aussi. Là, à mon avis, tu n’es pas prêt d’y aller et t’en mieux, parce que, quand ils t’y emmènent, tu peux être sûre que tu vas y passer.

– tu veux dire qu’il faut coucher avec eux ? Tous les trois ?

– oui, parfois Benoit participe mais c’est surtout Antony et Mathieu. Ils en ont fait leur baisodrome mais c’est pas le plus important. Ils cultivent des plans d’herbes. Tu serais étonnée de voir la quantité qu’ils produisent. Ils la font sécher et il la prépare pour la vendredans une cave presque comme celle-là. Ici, le plus important se passe en sous-sol. Le reste c’est des corvées. Et c’est là qu’ils te demandent d’intervenir. Ils vont vouloir que tu serves de mule. Tu sors vendre du fromage et tu emportes des sacs d’herbe. Au marché, ils ont un contact qui leur en achète en grande quantité.

– mais alors, vous êtes riches ?

– nous non ! Antony et Mathieu sont riches. Ils planquent tous leur pognon, je ne sais pas comment ils font. En tout cas, nous ici, on ne vit que des fromages.

– mais c’est déguelasse !

– oui, je sais, mais c’est comme ça. Mais attention, je ne t’ai rien dit ! Comme tu es une amie de Thomas, ils ne te feront peut-être pas participer à leur trafic. Moi, je m’y colle tous les mardis. C’est mon jour de marché. Rébecca, c’est le jeudi.

– et vous y allez seules ?

– non, il y en a toujours un des deux, mais il se tient à distance. Il observe et il prend l’argent.

À ce moment-là nous entendons la porte de la cave s’ouvrir et Ludivine met un doigt sur sa bouche pour m’intimer le silence. Nous terminons de retourner les fromages, les yeux baissé quand Antony entre :

– alors, les filles, vous en mettez du temps !

– c’est de ma faute, je dis, Ludivine a dû m’expliquer toutes les étapes de la fabrication. Ça l’a retardée.

– vous avez fini ?

– il nous reste à laver les faisselles vides et c’est bon, elle lui répond sans lever la tête.

 Il reste un momentà nous regarder, bras ballants mais le froid est vif et je vois sa peau pâle frissonner. Finalement, après un dernier regard il sort en ajoutant :

– bon, magnez-vous, ça caille ici, c’est le cas de le dire…et son rire aigu résonne dans la cave. Son pas trainant décroit finalement et nous nous regardons, soulagées qu’il soit parti.

– méfie toi aussi de Rebecca, me murmure Ludivine en emportant plusieurs clayettes de faisselles, elle est hyper jalouse. Elle pense qu’Antony lui appartient, même si elle sait qu’il couche avec toutes les filles. Mais c’est à toi qu’elle s’en prendra, pas à lui !

– merci du conseil. Je n’ai pas l’intention de coucher avec Antony, je lui réponds sur le même ton mais à son regard désolé je comprends que je vais devoir me battre ou céder. Thomas, pourquoi m’as-tu laissé dans cette galère ? Je viens d’arriver et déjà je sais que ça va être l’enfer. Il me semblait que j’en sortais à peine…et voilà qu’il vient à moi encore une fois.

– regarde, dit Ludivine en sortant. Elle me montre une deuxième porte contigüe à celle de la fromagerie. Ici, tu as toute les réserves de nourriture.

La pièce est vaste et comme dans la cave d’affinage, des étagères couvrent tous les murs. Des armoires métalliques sans portes forment des rangées qui la font vaguement ressembler à un hangar de supermarché. Des caissettes de légumes d’hiver sont encore bien garnie, de la viande emballée dans du papier attend au frais, du fromage, bien sûr,des œufs sur des cartons alvéolés et des fruits posés sur de la paille. Au fond, des jarres fermées et des pots en verre contiennent des conserves de légumes, des olives, des cornichons…On dirait que la fine équipe se prépare à tenir un siège. Ils ont de la marge ! Comment se fait-il qu’ils soient tous aussi maigres ?

– le reste, les trucs secs, style pates et féculents, sont dans la cuisine. Ici, tu trouves tout ce qui a été cultivé dans le potager ou échangé. Le principe est pas mal parce qu’on a que de la nourriture de bonne qualité, ajoute Ludivine avec une certaine fierté.

– mais vous arrivez à échanger autant de nourriture contre du fromage ?

– non, de l’herbe bien sûr. Le fromage, c’est pour faire la couverture. C’est l’herbe qui nous fait vivre, je te l’ai dit.

– mais pourquoi les garçons sont aussi faméliques alors que vous avez autant de nourriture ? Je ne peux m’empêcher de demander.

– ça c’est la consommation de cannabis. Quand tu en fume à longueur de journée, tu oublies de manger  et puis, c’est de la drogue quand même.Ça a un effet sur le corps, quoi qu’on en dise. Et puis aussi, Rebecca et moi on ne sait pas vraiment cuisiner. On se débrouille avec des trucs basiques mais on n’est pas très douées.

Tout en parlant nous remontons à la chaleur et nous découvrons un soleil déjà bas qui dore la garrigue d’une douce lumière. Les pierres blanches s’illuminent et la végétation tend le cou pour profiter de ce dernier moment de chaleur avant la tombée de la nuit. Un petit vent s’est levé et l’air s’est rafraichi mais il fait beau et le bleu du ciel, soutenu et infini, me transperce le cœur. Je repense à ces soirées passées avec Thomas, face à la mer, blottis l’un contre l’autre. Nous pensions que le monde se résumait à nous. Je ressens soudain cruellement l’absence de sa douceur, desa tendresse,deson amour, de cette passion qui nous a habités durant ces quelques mois et je prends conscience, pour la première fois de la journée tant j’ai été occupée à faire ma place parmi ces gens, à quel point il me manque et va me manquer dans les temps à venir.

La pièce commune est presque dans l’obscurité quand nous y entrons et son dépouillement et sa saleté me sautent aux yeux après cette après-midi passée dans la lumière crue de la fromagerie dont les murs blanchis de frais et les étagères couvertes de fromages, donnaient une sensation de propre et d’opulence qui fait cruellement défaut au reste de la maison.

Les garçons arrivent peu après nous et s’affalent sur les matelas posés à même le sol. Leurs revêtements à rayures beiges et grises, dans lesquels s’enfoncent profondément des boutons cousus pour maintenir la bourre à intervalles réguliers, sont auréolés et tâchés de toutes parts. Antony allume les lampes à pétroles, vestiges de temps anciens. Leurs drôles de récipients en verre coloré supportés par des pieds en métal noirci et travaillé, accueillent le long col des verres qui protègent la flamme.

Saisie d’une subite inspiration, en partie amenée par les découvertes du cellier et poussée par le silence pesant qui s’est installé, je dis :

– voulez-vous que je prépare le repas, pour vous remercier de m’accueillir chez vous ? Je cuisine plutôt bien !

Un long silence suit cette déclaration et tous les regards se tournent vers Antony qui hoche la tête et dit :

– allez, vas-y, montre nous ce que tu sais faire. Ludivine t’a montré le garde-manger ?

– oui, je peux vous faire un ragout de porc aux petits légumes d’hiver et un gâteau aux pommes, enfin si vous avez un four, sinon, je me débrouillerai.

– Ludivine, tu montres la cuisine à notre amie Virginie ? dit Antony sur un ton qui n’appelle pas de réponse.

Elle m’entraine dans le gourbi sale et sombre dans lequel un évier en pierre de taille trône sur des moellons bruts. Un robinet antique délivre un petit filet d’eau froide. Des étagères séparent la cuisine de la pièce principale et supportent tous les ustensiles de cuisine. Ils sont amochés, ébréchés et sales mais je m’en accommoderai. La cuisinière, bien que rouillée et mal entretenue, est munie de quatre feux de tailles différentes et d’un four à gaz. Je choisi quelques ustensiles indispensables et je les lave délicatement en veillant à ne pas utiliser trop d’eau. Puis, escortée par Ludivine, ravie de me servir d’assistante, je me rends au cellier où je remplis un panier de denrées nécessaires à la préparation de mon repas. J’ai l’impression d’être une enfant jouant à la dinette. Je choisis quelques gros oignons jaunes un peu fripés mais sains, des carottes, des pommes de terres et une branche de céleris – jamais trop de céleris, ça accapare les gouts – quelques pommes à la chair encore ferme viennent rejoindre les légumes, des œufs frais, du beurre et un beau quartier de viande que j’avais repéré tout à l’heure.

Nous retournons à la cuisine et je constate que ma compagne rayonne à l’idée d’être occupée toute la fin de l’après-midi. Je lui donne les légumes à éplucher pendant que je prépare la viande que je débite en gros cubes. Les légumes subissent le même sort et je les fais revenir les uns après les autres dans un grand faitout nappé d’huile d’olive. Quand tous les légumes ont doré, je jette la viande dans la cocotte où elle rissole rapidement, s’imprégnant du suc laissé par les légumes. Puis je baisse le feu, remets les légumes et couvre d’eau après avoir agrémenté de condiments trouvés sur les étagères et dans la garrigue. Merveille de romarin qui pousse devant la porte en un gros buisson dont j’étête quelques branches jeunes et souples. Les odeurs qui s’échappent de la cuisine rendent la pièce plus agréable. J’épluche ensuite les pommes que je fais revenir dans une grande poêle avec un peu de beurre, de sucre et de cannelle. Les œufs finissent au fond d’une jatte et je les bats énergiquement jusqu’à l’obtention d’une mousse liquide dans laquelle j’incorpore le sucre, la farine et un peu d’huile. Quand le mélange est lisse, je le fait couler dans un moule à manquer, cabossé mais utilisable et j’y pose délicatement les pommes que la pâte épaisse recouvre et fait disparaitre. J’enfourne le gâteau et nous le regardons régulièrement gonfler et dorer. Quand il est cuit à point, je le sors et le laisse refroidir un moment avant de le démouler sur une grande assiette ébréchée. Ensuite, je m’attaque discrètement à la table commune. Armée d’une éponge mouillée et d’un flacon de poudre à laver, dégottée sous l’évier, je frotte la table jusqu’à la décaper. Le bois, trop longtemps graissé, absorbe l’eau comme un assoiffé. Avec la pointe d’un petit couteau je récure les interstices épais des planches mal jointées dont j’extrais des copeaux de gras, rouleaux noirs filamenteux que je jette dans la poubelle. Puis je mets la table, aidée d’une Ludivine qui bade devant tant de résultat. La table n’est pas belle, loin de là, mais on peut maintenant y poser les mains sans avoir l’impression d’entrer en contact avec du chewing-gum. Je pose le ragout sur la table et son fumet fait rappliquer tout le monde. Antony a sorti une bouteille de vin, un Corbière noir et râpeux qui illumine le repas de sa puissance. Tout le monde mange en silence. Le pain, distribué en grande quantité, vient saucer les assiettes jusqu’à la dernière trace et Benoit racle le fond du faitout du plat de sa fourchette. Je débarrasse les assiettes et apporte le gâteau. Les pommes qui sont restées à la surface ont formé de petits cratères dorés. Le gâteau est splendide et se découpe en part solides mais moelleuses. En quelques minutes, il n’en reste pas une miette. Après un long silence durant lequel chacun s’absorbe dans des pensées que j’espère heureuses, Antony dit :

– ça on peut dire que c’était du repas ! À partir de maintenant, j’espère que tu nous feras l’honneur de cuisiner pour nous, Virginie. Ça nous changera des pâtes à tous les repas.

Ce n’est pas un honneur c’est un ordre et nous l’entendons tous, moi la première qui rêve de lui répondre vertement, mais m’en abstient. Je lui dois le gîte, faute de mieux. Je me plierai donc à sa volonté et puis, autant bien manger durant ce passage au purgatoire.

– pas de problème, j’adore cuisiner. Je ferai avec ce qu’il y aura Ce n’est pas un souci.

– bon, dis Antony, et si on jouait un peu.

Je me tends, inquiète, attentive aux mouvements des uns et des autres mais je vois vite apparaitre deux guitares et m’autorise à me laisser aller sur ma chaise.

Mathieu et Benoit s’installent et adoptant un rythme commun, nous offre un récital qui dure tard dans la nuit. Épuisée par cette première journée riche en émotions, je murmure à Ludivine que je souhaite aller me coucher.

– je viens avec toi, me répond-elle. Mais d’abord, on va au toilette, viens.

Je ne me suis pas souciée de ce problème jusqu’alors et je m’aperçois que je n’ai vu ni salle-de-bain même rudimentaire, ni cabinet. Je la suis donc, docile. Éclairant le passage avec une lampe de poche, elle nous conduit à l’extérieur, le long d’un chemin qui s’éloigne sur le plateau. Derrière une haie de buis, une petite guérite de planches rafistolée trône. Quand Ludivine ouvre la porte, la puanteur nous saisit à la gorge. Les toilettes consistent en une planche trouée au-dessus d’un bâti rudimentaire.

– qu’est-ce que c’est ?

– des toilettes sèches, enfin, c’est des chiottes à l’ancienne.

– mais tu ne tires pas la chasse ?

– non, y-a pas d’eau. Quand tu as fini, tu mets de la sciure, ou des branches, ou ce que tu trouves. C’est pour ça que ça pue. Si on mettait de la sciure tout le temps, ça sentirai pas mauvais. En été, c’est l’enfer, ça pue tellement que je préfère aller plus loin, dans les cailloux, mais j’aime pas y aller seule. Ça t’embête pas si je laisse la porte ouverte ? c’est plus supportable comme ça.

– non, vas-y, je reste là.

J’éteins la lampe de poche qu’elle m’a confiée et je regarde le ciel. Il est sombre, d’un bleu profond parfait, si pur que toutes les étoiles semblent être à portée de main. La lune se lève, presque pleine et elle est belle. Je vois les cratères à sa surface comme une crêpe de la chandeleur. Elle me regarde, elle est bienveillante. Sous sa lumière, la garrigue brille comme illuminée par un feu blanc et je me sens en sécurité. Rien de mal ne peut arriver sous une lune aussi aimable, me dis-je.

Ludivine toussote et me tire de ma rêverie. Elle remonte son pantalon en se contorsionnant un peu. Elle reprend la lampe et me dit :

– si tu veux y aller, je t’attends.

– merci

– désolée pour l’odeur…

– t’en fais pas.

Je pénètre dans la guérite noire et l’odeur d’excréments frais me saisit à la gorge. Je prends sur moi et pose mes fesses au-dessus du trou mais je dois me concentrer longuement pour arriver à expulser de ma vessie un maigre filet d’urine, tant l’exercice est pesant. A la dernière goutte, je m’éjecte de la cabine et reprend longuement ma respiration. La garrigue sent si bon. Comment peut-on y apposer une installation aussi repoussante ?

– je crois que j’irais dans les cailloux la prochaine fois.

– je sais, au début on a du mal mais en hiver, quand il y a du vent et qu’il fait froid, tu préfères quand même être à l’abri. Ça va ? On peut rentrer ?

– oui, même si j’appréhende un peu la nuit…

– ne t’inquiète pas, il ne t’arrivera rien. Pas cette nuit en tout cas. Je pense que je vais devoir supporter Mathieu, j’espère que ce sera Mathieu parce qu’il fait vite et il s’en va…

– et Antony ?

– lui, il prend son temps, il te baise en se foutant pas mal de ce qui se passe autour de lui, mais il finit toujours avant que tu puisses…enfin tu vois…

– tu veux dire qu’il ne te se soucie pas de savoir si tu as du plaisir ?

– ah non alors ! C’est bien le dernier truc qui l’intéresse. Il se fait du bien à lui et c’est tout. Avec Benoit, parfois c’est sympa. Il peut être tendre et puis il aime me faire rire. Avec lui, quand il est bien luné et qu’il n’est pas trop défoncé, ça marche. Mais il est influençable. Si Antony dit quelque chose il le fait. Parfois, il lui est arrivé de me baiser parce qu’Antony l’avait demandé. Je voyais bien que ça ne lui plaisait pas trop mais il le faisait quand même.

– mais c’est du  viol !

– non, puisqu’on se laisse faire…

– quand même, tu te rends compte de ce que tu me raconte, c’est terrible ! Vous devez subir ces trois types quand ils en ont envie et ne rien dire ?

– oui, je sais, parfois c’est pénible, mais au bout d’un moment, tu t’y fais. C’est comme les chiottes. C’est dégelasse mais t’as pas le choix !

– je ne me laisserais pas faire !

– je te conseille de ne pas résister. Ils prendraient encore plus leur temps et il te le ferait payer. Allez viens, allons-nous coucher sinon on va avoir des problèmes.

– quels problèmes ?

– Antony n’aime pas trop qu’on reste longtemps seuls dehors. Il a peur qu’on touche à son herbe.

En effet, à peine la porte franchit, la guitare s’interrompt et la voix nasillarde et désagréable du jeune homme retenti dans le silence de la pièce :

– alors les filles, a quoi vous jouiez dehors toutes les deux dans le noir ?

– rien, je montrais les toilettes à Virginie.

– tu faisais la toilette de Virginie ? dit la voix qui explose en un rire gras.

Les autres gloussent bêtement et je les déteste d’être serviles à ce point.

– bon on va se coucher maintenant. Bonne nuit…

– bonn e nuit répondent de voix indistinctes.

Nous nous engageons dans le couloir qui mène à notre chambre quand la voix d’Antony résonne à nouveau :

– Ludivine ?

– oui ?

– enlève ta petite culotte, j’arrive !

– eh, fait la voix grincheuse de  Rebecca. Tu m’avais promis…

– quoi? on est pas marié que je sache.

– non, mais quand même…

– ici c’est une communauté, on partage tout, même l’amour et si Ludivine a envie de moi, je vais pas lui dire non. Pas vrai ma belle ? crie-t-il dans notre direction.

– oui Antony.

Nous disparaissons derrière le rideau et Ludivine murmure :

– couche toi vite et fais semblant de dormir. Avec un peu de chance, s’il est trop défoncé, il va nous oublier.

Je m’allonge sans plaisir sur la paillasse sale et tire sur moi un duvet qui trainait sur le sol. Je ferai la difficile un autre jour. Ainsi couverte, je me sens un peu plus en sécurité mais le grand lit que je partageais avec thomas me manque. La chambre spacieuse avec vue sur la mer me manque, Thomas me manque et les larmes coulent sur mes joues pendant un long moment.

– ça va ? Murmure Ludivine allongée à côté de moi.

– j’ai connu des jours meilleurs…

– demain on retournera à la fromagerie et on sera tranquille. Ici si tu t’occupes, tu peux passer une bonne journée.

– merci Ludivine…

– de quoi ?

– d’être gentille avec moi…

– t’inquiète…

– alors, les gonzesses, on se raconte des secrets de fifilles ? dit Antony qui est arrivé, silencieux comme un chat.

– ça va ma lulu ? Tu me fais une petite place ?

J’entends le corps de Ludivine se retourner et celui d’Antony s’affaler auprès d’elle puis des bruits de vêtements qui se froissent, suivi du bruit familier des corps qui s’entrechoquent au rythme lent mais décidé d’un Antony dont je vois les fesses nue et blanches apparaitre dans la lumière de la lune comme deux disques pales et inappropriés. Ludivine ne bouge presque pas. Elle a tourné la tête de l’autre côté, probablement pour que je ne la vois pas mais j’aperçois son seins qui remue accompagnant les saccades de la pénétration mécanique d’Antony qui garde les yeux fermés, concentré sur son plaisir. De longues minutes se passent dans un silence que seuls les froissements des vêtements et le claquement du bassin de l’un dans le bassin de l’autre, viennent troubler. Le rythme reste constant et je plains Ludivine d’endurer cette pénétration qui s’éternise. Soudain Antony tourne la tête vers moi, capte mon regard et jouit dans un râle proche du grognement puis il s’affale sur le corps frêle de ma compagne et y demeure un moment. Quand il se lève, je vois sa queue poisseuse, fine et pointue, pendre entre ses jambes.

– ah, ça fait du bien. Dommage, beauté, si j’avais un peu de courage je te rendrais bien visite, mais je suis fatigué et puis Thomas compte sur moi pour veiller sur toi. Une autre fois ma belle…

Je ne réponds rien et attend avec fébrilité que le son de ses pas disparaissent avec lui.

– ça va ?

– oui, je t’ai dit, j’ai l’habitude. Il faut dormir maintenant, bonne nuit.

– bonne nuit lulu.

Elle a un petit rire triste et peu après, j’entends sa respiration s’alourdir. Elle dort. Elle ne se réveille pas quand Rebecca arrive bruyamment, cognant dans nos jambes, et s’affale sur son matelas en pestant. Elle ne se réveille pas non plus quand Mathieu la rejoint et la baise en grognant en quelques coups de reins brutaux mais vite expédiés.

Je passe pratiquement toute la nuit éveillée, guettant le moindre son. Le silence de la garrigue est terrifiant. Pas de voiture, pas de bruit de ville, pas de bruit de vie humaine, pas de bruit de vagues. Seul les insectes nocturnes et quelques petits animaux me font sursauter par moment. Au matin, après avoir sombré à l’aube, je suis épuisée et effrayée. Je ne vais pas pouvoir supporter ça très longtemps. J’envisage de m’enfuir quand je réalise que je n’ai même pas de voiture. Je pourrais partir avec la leur, elle est garée derrière la bergerie, mais il faudrait que je trouve les clés…il faut que je trouve un moyen d’échapper à cet enfer.

J’émerge finalement en milieu de matinée. Ludivine n’est plus là mais Rebecca ronfle, poitrine à l’air pendante sur son maigre thorax, la bouche ouverte et les jambes écartées. Un pan de duvet coincé entre ses jambes masque son intimité.je m’apprête à me lever quand j’entends un pas trainant dans le couloir. Je ferme les yeux et espère que ce n’est pas pour moi. J’entends un corps tomber lourdement et Rebecca grogne. J’ouvre un œil discrètement. Antony la contemple, il est nu et il bande. Il attrape un sein qu’il tâte sans délicatesse. N’obtenant pas de réaction il en pince la mamelle plus fortement et un grognement indistinct s’échappe de la bouche de la jeune femme endormie.

– allez, réveille-toi, je vais pas te baiser quand tu dors, quand même !

– ça t’as pas toujours arrêté, répond la voix grincheuse.

– cherche pas des histoires de bon matin, écarte plus, faut que je trouve le trou dans ce putain de buisson.

– eh, si t’aimes pas ma touffe, paie moi une esthéticienne !

– ferme là, tu me déconcentre.

-oui, c’est là, c’est bon.

– ferme là je te dis.

Et il reprend le même rythme que la veille, sur un autre corps, plus réceptif toutefois. Rebecca pousse de petits gémissements étouffés mais Antony éjacule avant qu’elle ait entamé la moindre progression vers un orgasme quelconque.

– ah, ça fait du bien de commencer la journée par une bonne baise, pas vrai bébé ?

– oui, Antony, comme tu dis, une bonne baise…

– t’es pas satisfaite ? Tu préfères quand c’est Mathieu qui s’en charge ?

– non, j’ai pas dit ça. C’était bien, mais tu pourrais me laisser un peu de temps quand même…

– le temps c’est de l’argent, et toi t’en a pas…alors, prends ce que je te donne et sois contente que je m’occupe de toi. Je pourrais…

– quoi, tu pourrais quoi ? Hein ? Vas-y, dis-le, la baiser elle ? là ?

– et pourquoi pas !

– non, Antony, s’il te plait, fait pas ça. Sois sympa, on vient de se réveiller. Viens on va boire un café et si tu veux je te ferai une pipe après…

– tu marques un point. Mais faudra quand même que je me la fasse un jour. C’est ça la vie en communauté, on partage tout. Tu pourrais te la taper toi aussi…

– je pourrai, mais j’en ai pas envie. J’aime pas les filles et puis elle est…

– quoi ?

– je sais pas. Je la sens pas cette nana. Elle est trop différente de nous. Elle nous attirera des emmerdes, je te le dis.

– oh, ta gueule, tu dis ça parce que t’es jalouse, c’est tout. De toute façon, quand je voudrai la baiser, je te demanderai pas ton avis.

Puis ils s’en vont à moitié nu. Rebecca attrape des vêtements au passage et enfile un long tee-shirt. Elle me regarde et ses yeux sont chargés de haine.

Dès qu’ils ont disparu, je me lève, enfile mes chaussures et sors discrètement. Dehors le soleil est chaud et je me sens mieux. Tant pis pour le petit déjeuner, tant pis pour le café, je préfère encore être à l’air libre que partager cette maison une seconde de plus avec ces hommes des cavernes. Je file à la fromagerie où Ludivine s’active déjà.

– bonjour

– salut, t’as réussi à dormir ?

– un peu, vers la fin de la nuit mais Antony et revenu et…

– oh non, je suis désolée.

– non, pas moi, Rebecca.

– ah, alors elle va être de bonne humeur aujourd’hui, ça va aller. Tu as pris ton café ?

– non, je me suis échappé le plus vite possible. Je vais pas pouvoir rester ici Ludivine. Je pourrais pas supporter qu’il me touche !

Je me mets à pleurer sans pouvoir contenir le flot de larmes et de chagrin qui m’envahissent.

– je sais pas quoi faire pour t’aider. Aujourd’hui, on reste tous ici. J’ai aucune raison de sortir et de toute façon, je sors jamais seule.

– je ne veux pas que tu m’aide. Je ne veux pas te mettre en difficulté mais je dois partir.

– Thomas va surement revenir. Il doit avoir un plan. Il t’aurait pas abandonnée ici,  j’en suis sure. Sois un peu patiente. Il viendra peut-être aujourd’hui, ou demain. Allez, aide moi, quand on travaille on pense moins.

J’en sais quelques chose, moi qui me suis épuisée derrière mon comptoir des journées entière pour ne pas penser à Paul, à ce qui m’attendait à la maison, à ce que j’allais y subir. Et pourtant mon corps le réclamait, encore et toujours. Mais, en même temps que lui, ce désir est mort et j’en suis soulagée. Ce n’est pas qu’Antony me baise comme un vulgaire bout de viande qui me dérange, finalement, c’est que Thomas ai pensé que je serai bien dans cet endroit maléfique. Mais qu’avait-il donc en tête pour me faire subir ça ? Je pourrais supporter Antony, Mathieu et Benoit s’il le faut, mais je ne veux pas que Thomas m’abandonne.

Vers midi, nous faisons une pause et allons manger un morceau dans la bergerie. Les garçons sont partis et Rebecca semble s’occuper dans une pièce au fond. Elle passe par moment et nous jette des regards peu amènes. Le repas est succinct mais me remonte le moral. Nous retournons à la fromagerie puis en fin d’après-midi, nous trayons à nouveau les chèvres. Toute cette routine est réconfortante. Ces animaux sont doux et gentil. Leur docilité quand nous nous occupons d’eux, me fait du bien. On dirait des chiens. Certaines bêtes posent leur têtes sur nos genoux et se laisse gratter le museau.

Nous déposons ensuite le lait dans la cave et nous ressortons avec des provisions pour préparer le repas. Je confectionne un plat simple mais roboratif en espérant qu’il les remplira suffisamment pour qu’ils sombrent tous dans un sommeil léthargique. Comme la veille, les joints tournent et les guitares résonnent doucement dans la pièce. L’image pourrait être idyllique s’il n’y avait la suite. Le même scénario se répète avec quelques variantes. Mathieu, qui semble incapable de fioriture, viens lourdement s’avachir sur Ludivine qui subit ses assauts rapides sans broncher et Antony, décidé visiblement à satisfaire Rebecca, la ramone un moment. Pas assez cependant pour qu’elle atteigne l’orgasme mais les soupirs qu’elle pousse durant tout le temps qu’ils baisent, me fendent le cœur quand il se relève, la goutte pendante et disparait sans un mot. Je l’entends se caresser sans discrétion et un long cri, entre plainte et plaisir, s’échappe de ses lèvres quand elle jouit enfin. La nuit est calme et je dors un peu mieux ce qui me permet de me lever tôt et de participer à la traite du matin. Benoit m’a rejoint et tente une conversation que je laisse dans le vide, feignant une concentration qui ne souffre aucune perturbation. Pendant que nous ramenons le lait à la cave il me dit tout de même :

– tu sais, tu n’as rien à craindre de moi. Thomas est un copain et je lui ferai pas ça. Je suis désolé que les deux autres soient pas comme moi. Quand ils viendront te chercher, ne résiste pas, laisse toi faire. Ça les amusera pas longtemps et ce sera vite fini.

Il dépose les bidons de lait et s’en retourne sans ajouter un mot.

– merde !

– quoi ? dit Ludivine qui lave des faisselles dans le grand évier.

– je crois que c’est pour aujourd’hui

– c’est ce que j’ai entendu aussi. Je suis désolée…

– mais putain ! Je peux rien faire pour l’empêcher ? C’est pas sacré l’amitié pour eux ?

– non, ils s’en foutent. T’es qu’une nouvelle poule dans leur basse cours, c’est tout. Thomas, ils le traitent de petit con parce qu’il fait des études et qu’il veut réussir sa vie. Et puis ses parents sont sympas et ils l’aiment ; ça, ils le supportent pas, ce sont des abrutis.

– merde, Ludivine, je vais pas me laisser violer par ces deux enfoirés sans rien faire ?

– si, ne fais rien surtout, ne fais absolument rien. Contente toi d’obéir, écarte les cuisses et attends que ça passe.

– je peux pas faire ça ! C’est inhumain de le savoir à l’avance !

– je sais, mais…

– quoi ? je crie

– calme toi. Plus tu t’énerve, plus tu les excite, tu comprends ? C’est un jeu. Tu es la proie et si tu résiste, ça durera beaucoup plus longtemps.

Je n’ai pas le temps de répliquer que la porte s’ouvre en grinçant et Antony apparait. En arrière-plan, je devine Mathieu qui le suit de près.

– Virginie ? Tu viens, on voudrait te montrer l’autre cave. Il faut que tu vois ce qu’on y fait, tu vas être épatée.

– désolée, mais j’ai pas le temps-là, il faut que j’aide Ludivine avec les fromages.

Ma voix tremble, je l’entends et je sais qu’ils sentent ma peur et s’en réjouissent.

– Ludivine ? Tu peux pas t’en sortir toute seule ?

– si, bien sûr. Va, Virginie, t’inquiète pas pour moi. Tout ira bien, elle dit en me regardant droit dans les yeux.

Alors, vaincue, je me retourne et je dis :

– allons y alors.

J’ai l’impression d’être un animal qu’on amène à l’abattoir. Antony ouvre la marche et Mathieu me talonne. Aucune échappatoire. De toute façon, même si je partais en courant, je n’irais pas bien loin. La garrigue est belle mais hostile, y courir est presque impossible sans se blesser gravement. Mes violeurs le savent et semblent savourer chaque seconde de ce trajet qui me rapproche inéluctablement de la cave. Je descends le chemin terreux en trainant les pieds, espérant jusqu’au dernier moment que quelqu’un interviennent mais rien ne se produit. La cave est grande. Au plafond des cordes tendues accueillent les plans d’herbes pendus par leurs pieds, qui sèchent dans l’air propre et frais. Différents appareils, dont certains servent à peser, sont disposés sur une paillasse métallique.

– tu vois, dit Antony, ici, on fait sécher, après on transforme et puis ici, on emballe, c’est le cas de le dire, ajoute-t-il en me montrant une autre paillasse métallique large, longue et vide.

– tiens, déshabille toi, on va gagner du temps.

– non, s’il te plait, pas ça.

– quoi, tu n’aimes pas notre hospitalité ?

– si, mais on est pas obligé de faire ça…

– si, il le faut. Ici on partage tout, tu te rappelles. C’est pas faute de l’avoir dit et redit quand même !

– mais j’appartiens à Thomas. Je l’aime et il m’aime aussi. Il ne sera pas content de savoir que vous m’avez fait ça !

– oh, j’ai peur…et il est où ton Thomas pour s’occuper de toi ? Hein ?Il est où en ce moment ? Tu le sais ?

– non, je sais pas, je dis en commençant à pleurer.

– et bien, je vais te le dire moi. Il est parti. Il est rentré à Montpellier et il en a pas grand-chose à faire de toi. Alors, ton prince charmant, je crois que tu peux l’oublier, tu n’as plus que nous maintenant. Il vaudrait mieux pour toi que tu t’en souviennes et que tu sois reconnaissante parce que je ne sais pas quel secret tu caches, mais si je cherche un peu, je le découvrirai et je ne pense pas que tu t’en réjouiras. Alors que là, tous les trois, on n’est pas bien ? Hein ? Regarde…dit-il en tirant sur mon tee-shirt jusqu’à ce qu’il se déchire tant je refuse obstinément de lever les bras pour le laisser glisser.

– et voilà, des vêtements gaspillés bêtement, tu trouves pas Mathieu ?

– si, c’est stupide, et tu vas voir qu’elle va aussi déchirer son pantalon et sa petite culotte…

– tu crois ?

– j’en suis sûr ! dit-il en arrachant le fin tissu qui couvre mes jambes et en tirant sur l’élastique de ma culotte jusqu’à ce qu’elle craque dans un sinistre renoncement. Je suis nue devant eux, les bras croisés sur ma poitrine que je protège des coups. C’est un réflexe. Mais il ne me frappe pas. Ils se contentent de m’attraper chacun d’un côté et m’allonge sur la paillasse glacée. Le métal froid me fait crier de surprise et ils rient.

– tu vois, elle aime déjà. J’en étais sûr, c’est une bonne petite. Tu veux y aller d’abord ?

– non, vas-y toi, je sais que tu aimes bien commencer.

– non, cette fois ci je te la laisse, tu me la fais un peu, et après je la termine.

-allez, ça marche, dit Mathieu qui laisse tomber son pantalon sur le sol, révélant son corps nu et maigre malgré la largeur de ses épaules et de son bassin. Mieux nourrit, il aurait pu avoir de l’allure je me dis en fermant les yeux. Je sens sa queue qui tâtonne brutalement puis peine à entrer. Je suis sèche et réfractaire.

– putain, elle veut pas dis, c’est bien la première que je fais pas mouiller…

– tiens, fous y de la graisse, on en a des caisses.

Je sens un truc poisseux et épais, brutalement étalé entre mes cuisses et j’aimerai les refermer pour me protéger mais Mathieu tient mes jambes écartées avec son bassin pendant qu’Antony maintient fermement mes bras au-dessus de ma tête. La graisse sert de lubrifiant rapide et je sens son sexe s’introduire en moi violement. Il s’applique à me baiser de toute sa force et sa puissance mais je réalise qu’après ce que m’a fait subir Paul, sa bite de bouc puant ressemble à un petit crayon. Je le laisse aller et venir et je me perds dans mes pensées. Je repense à Thomas qui m’aimait, me serrant dans ses bras. Je repense à la plage et à nos baignades glacées, à nos fous rires quand nous sortions de l’eau, bleus et frigorifiés. Nous courrions jusqu’à la maison où, après une douche brulante, souvent prise ensemble, nous faisions l’amour dans le grand lit  blanc, dans le canapé moelleux, tendrement, longuement.

Le sexe de Mathieu, court mais large, va et vient et malgré moi, je ne peux m’empêcher d’être sensible à cette friction mécanique et régulière. Je ferme les yeux le plus fort possible et tente de contenir ma respiration. Je ne veux pas qu’ils sachent, je ne veux pas qu’ils se rendent compte de ce que je ressens. Au fond de mon ventre, tapie, attendant son heure, une boule de plaisir est en train de se former. Elle est très ancienne maintenant, elle remonte à Paul, à nos longues séances de baises douloureuses mais productives. Je la sens grossir et je tente de la réprimer. J’ouvre les yeux et le visage concentré et grimaçant de Mathieu devrait m’y aider mais à la place, je vois le rictus sadique de Paul quand il me baisait brutalement et le plaisir s’intensifie. Je me cambre malgré moi, ce dont Mathieu ne s’aperçoit pas mais qui n’échappe pas à Antony. Il me fixe de ses yeux malveillants et vicieux et je le vois parcourir mon corps avec délectation. Mathieu, tout à sa tâche, continu ses mouvements de plus en plus rapides et brutaux, et pendant que je freine de mon mieux le plaisir qui tente de percer, il éjacule bruyamment. Je sens sa semence se répandre dans mon vagin et je déplore qu’il n’ait pas utilisé de préservatifs tout en sentant monter d’un cran mon excitation.

– putain, dit finalement Mathieu après un dernier râle, elle est bonne celle-là !

– tu crois pas si bien dire, mon pote, réplique son acolyte, et tu sais quoi, je crois que je vais la faire crier, la petite demoiselle…

Je resserre les jambes dès que Mathieu se retire, laissant s’échapper un flot de sperme que je sens couler le long de ma fente mais Antony se récrie :

– eh, tu crois pas que je vais t’abandonner ma belle ? Hein ? Allez, laisse-moi te montrer ce que je sais faire…

Mais je refuse obstinément d’écarter les jambes, alors Antony insinue ses mains aux ongles ébréchés entres mes genoux et écarte de toute ces forces.

– aide-moi, dit-il à Mathieu, je vais lui montrer qui commande ici !

Mathieu tente d’introduire ses mains entre mes cuisses mais je résiste en me débattant. Alors il me gifle à toute volée et ma tête vient cogner le métal de la table. Mais j’en ai vu d’autre. Je crie comme une damnée, bien décidée à m’échapper de cet enfer. Les coups commencent à pleuvoir, mais ils ne sont rien en comparaison de ce que j’ai déjà reçu. Les petits poings d’Antony martèlent mes jambes sans succès. Finalement Mathieu dit :

-attend tu vas voir, prends ça, salope !

Je reçois un coup de poings dans le ventre qui me coupe le souffle. Ça y est, on y est, ça faisait longtemps que je n’avais pas ressenti ça, cette douleur qui me rend si vivante, cette souffrance qui a représenté ma seule marque d’amour pendant de nombreuses années. Bien que je peine à récupérer mon souffle, je résiste toujours en hurlant. Je suis en vie et je ne vais pas me laisser faire. Mais les coups pleuvent de plus en plus fort et de plus en plus rapprochés. Un coup de poing bien visé m’atteint au menton et me sonne. Je me relâche comme une poupée de chiffon. C’est si convenu, j’ai vécu ça des dizaines de fois. Le moment de la délivrance approche, le moment où les coups s’arrêtent et où le sexe entre en force. Il n’a pas la puissance ni la grâce de celui de Paul mais je l’accueille dans un cri. Souffrance, plaisir, tout se mêle et pendant qu’Antony se déchaine, pinçant cruellement mes tétons durs et tendus par le froid, la peur et l’excitation, l’orgasme prend forme dans mon sexe. Il monte vite, sans lien avec l’homme qui me baise. Uniquement relié à cette queue qui va et vient et il explose finalement dans mon ventre, violent, brutal, inhumain. Il m’arrache des cris de désespoir et de jouissance. Je ne peux le refreiner, comme je n’ai pu résister à tous les plaisirs sadiques que m’a imposé mon mari pendant dix ans. C’est un plaisir particulier où se mêlent la honte, la peur, l’excitation, le défi, la vie et la mort. J’entends ma gorge expulser des hurlements aigus et bestiaux qui m’excitent autant qu’ils m’effraient. Mon corps ne m’appartient plus. Il est tout entier dévoué à ce sexe qui l’embrase et l’humilie. Je me hais, je hais l’homme qui me procure cette sensation et je jouis encore longtemps pendant qu’Antony éjacule finalement dans de longs spasmes de plaisir. Je sens son corps s’affaler sur le mien. Son sexe turgescent diminue peu et peu et je l’expulse d’une contraction de mon vagin mais l’homme ne bouge pas. Sa tête repose entre mes seins, ses yeux sont vagues. Finalement, il se redresse légèrement et dit :

– t’as vu ça ? Le pied qu’elle a pris ?Oh,  mec, celle-là c’est une bonne !

– putain, t’es le dieu de la baise, mon pote !

Le dieu de la baise. Paul parlait de lui de cette manière. Le dieu du sexe, la bête de sexe. Tout était un défi sexuel où ses prouesses devaient être vantées, glorifiées, immortalisées par des photos ou des films. Paul, le roi de la baise, gisait dans son sang, la dernière fois que je l’ai vu.

Antony est toujours en appui sur ses bras, de part et d’autre de mon buste. Mes jambes pendent dans le vide. Je ne veux plus bouger. Je vais rester là et attendre. Je peux me retirer loin, très loin, dans un endroit où on ne peut pas m’atteindre. Je vais le faire, je le fais. Je suis sur la plage, assise face à la mer et je contemple l’immensité bleue, parfaite et infinie. Je me plonge dedans et elle m’accueille comme une mère bienveillante. Elle me porte, me caresse et me protège. Mon esprit flotte à la surface, presque immergé, suffisamment pour ne plus accorder d’importance à l’enveloppe corporelle qui lui sert d’habitacle. Je ne veux plus me préoccuper de ce corps qui agit en dépit de moi. Je le refuse. Je reste donc indifférente quand quelqu’un l’occupe à nouveau. Je flotte, insensibles aux pénétrations successives dont il fait l’objet. Je ne veux plus être son jouet. Je ne veux plus être emportée par une onde dévastatrice qui fait de moi quelqu’un que je ne veux pas être. À cet instant, je pourrais mourir sans aucun regret. Je suis ailleurs. J’abandonne mon corps volontiers s’il le faut. Mais il semblerait que ce ne soit pas nécessaire. On me transporte quelque part, on m’allonge doucement sur un matelas. On me couvre. Je dors. Je dors longtemps. Quand je me réveille, je n’arrive plus à reprendre conscience. Je suis là et ailleurs à la fois. Par moment je voudrai refaire surface mais je n’ai plus l’énergie. À quoi bon ? Je me rendors.

 

– Écoutez, virginie, je ne comprends pas pourquoi vous me racontez tout ça !

– pour que vous compreniez !

– que je comprenne quoi ?

– pourquoi je suis ici, pourquoi je suis revenue. Pour que vous compreniez que je ne suis pas coupable. Si je ne vous raconte pas, vous ne comprendrez rien et c’est important pour moi que vous sachiez ce qui s’est passé. Parce que tout prend du sens après, vous verrez.

– j’aimerai le croire. Mais depuis que vous êtes là, j’ai l’impression que c’est l’inverse qui se produit. Tant que je vous croyais morte ou disparue, j’avais arrêté de me poser des questions sur cette affaire, mais votre arrivé ici a tout bouleversé, rien n’a plus de sens !

– mais si, vous allez voir, laissez-moi finir mon histoire et vous verrez que cela ne change rien à vos certitudes concernant la mort de Paul. Par contre, cela changera la vision erronée que vous avez de moi !

– je veux bien vous croire, c’est pour ça que je vous laisse parler d’ailleurs. Voulez-vous faire une pause, boire quelque chose ? Vous reposez ? me propose-t-il gentiment.

– j’aimerai, mais je dois finir. C’est important. Vous allez voir.

Je vois bien que je le déconcerte, mais il en va de mon avenir, et pas que du mien. Alors il doit m’écouter et il doit me croire. Plusieurs vies en dépendent, et la mienne n’est pas la plus importante.

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