SUR LE FOND – Chapitre 2 – Le flic

Chapitre 2

Le flic

Toute cette affaire a commencé par un banal appel des voisins. Monsieur Paul Fauré et son épouse Virginie ont disparu depuis quelques jours. Leur voisine la plus proche, une certaine Vanessa Rabatto, a appelé la police car elle n’a vu personne entrer ou sortir du pavillon depuis trois jours.

D’habitude, ce n’est pas moi qu’on envoie sur les enquêtes de disparition, c’est de la routine. En général, les gens sont partis en vacances sans prévenir leurs voisins et ils sont trèscontrariés quand on les contactedurant leurs congés. Certains sont hospitalisés pour subir des interventions de chirurgie esthétique, d’autre pour maigrir…enfin, les gens ont pleins de raisons de disparaitre quelques jours sans avoir à se justifier auprès de leurs voisins. Mais là, la voisine insiste tellement que le planton finit par passer l’info aux collègues. Seulement, entre les récup, la grippe qui a décimé une partie de l’équipe, et mon patron qui m’a un peu dans le nez parce qu’on m’a parachuté dans son service sans lui demander son avis, c’est sur moi que ça tombe.

Je prends un véhicule banalisé, c’est au moins un des avantages quand on est inspecteur, et je réquisitionne Isabelle, une collègue plutôt sympa. Une brune trapue, un peu courte sur patte, mais qui court vite et qui tire juste. Elle va toujours droit au but quand elle parle et j’aime bien ça.

Quand on arrive dans le quartier, je suis frappé par la banalité de ces rangées de maisons identiques, alignées comme des petits cubes par un enfant ordonné. Moi, je viens du sud, du midi. Chez moi, les villages sont perchés sur des pitons rocheux et les routes tournent sans arrêts. Les maisons sont colorées et le soleil domine le tout. Mais pour faire carrière ilfaut accepter les affectations. Alors j’ai pris le poste qu’on m’a proposé dans cette région sinistrée par lechômage, où le soleil brille si peu que s’en devient un évènement. Parfoisje m’attends à lire dans les journaux : attention, aujourd’hui à onze heure quinze, le soleil fera une apparition sur la place centrale, ne le ratez pas !

Le carrefour giratoire est une aberration. Aux heures de pointes, ça doit être une pagaille gigantesque. A l’heure où nous y allons, Isabelle et moi, il n’y a que les femmes au foyer qui l’empruntent pour aller faire leurs courses. Quelques petites voitures rutilantes brillent dans les garages ouverts. Les pelouses sont tondues, les massifs taillés, les gigantesques buissons d’hortensia, les rosiers de toutes les couleurs et les géraniums, s’épanouissent dans cette humidité permanente. Les jardins sont parfaitement entretenus et chacun défend son petit territoire à coup de barrières et de décoration d’extérieur. Bref, c’est laid et ça me déprime. Nous nous arrêtons devant le numéro 122. Un pavillon beige, agrémenté d’une biche en plâtre qui broute la pelouse sur laquelle on pourrait jouer au golf. Une fausse fontaine en pierre occupe le centre du carré de verdure et des buissons de fleurs apportent un peu de couleur à l’ensemble. La porte de bois sombre, ajouré d’une vitre bardée d’une grille en fer forgé travaillée, s’ouvre immédiatement. Une jeune femme, la trentaine, une blonde décolorée, les seins agressifs, moulés dans un justaucorps rose vif et un leggins assorti, nous accueille et nous fait entrer précipitamment en jetant un coup d’œil à l’extérieur avant de refermer la porte derrière nous. Elle nous invite à nous assoir sur un canapé en tissu coloré de grosses fleurs bigarrées. Le salon est impeccable. On dirait une vitrine de magasin de décoration. Tout brille, tout étincelle. Pas un gramme de poussière dans cet univers pourtant confiné où de lourds rideaux, assortis de voilages épais, masquent la vue. J’ai une petite pensé gênéepour mon appartement bordélique où la vaisselle s’entasse dans l’évier. La jeune femme, Vanessa, nous apporte un café dans des tasses en porcelaine fleuries. Encore des fleurs ! Puis elle s’assied sur le bord d’un fauteuil, repliant une jambe sous ses fesses. Elle parle en tendant son museau pointu vers nous. Elle est très maquillée malgré l’heure matinale. Un fond de teint épais recouvre son visage pourtant jeune. Du mascara noirci ses cils lourds et allongés et une couche de bleu farde ses paupières. Un rouge à lèvre d’un rose indéfinissable agrandit des lèvres fines et mobiles. Elle mâche un chewing-gum qu’elle cale contre sa joue quand elle parle. Ses cheveux relevés par une pince au sommet de sa tête, tombent en cascade blonde de part et d’autre de son visage. Un long cou, des bras musclés qui dépassent du justaucorps, une peau artificiellement bronzée, presque orange et ces seins impressionnants dont on devine sans peine qu’ils sont faux tellement ils se dressent, tel deux obus prêt à exploser.

– je suis sure qu’il s’est passé quelque chose ! C’est pas normal. D’habitude je le vois partir le matin mais là rien depuis trois jours ! J’ai appelé son travail, il est pas malade, il est pas parti, ils savent rien ! Il prévient quand il s’absente. Je veux dire, en déplacement. Elle, pareil. Personne l’a vue à son travail et sa voiture est devant la porte depuis trois jours ! Je vous dis, y-a quelque chose de pas normal !

– vous avez des relations personnelles avec vos voisins ? demande Isabelle.

– Qu’est-que vous voulez dire par personnelle ? C’est normal de s’inquiéter pour ses voisins, c’est pas pour ça qu’il se passe quelque chose entre nous !

– non, je vous demande sivous les connaissez bien ?Êtes-vous amis ?

– oh, vous savez, au bout d’un certain temps, on finit par se connaitre. Parfois on fait un barbecue ensemble l’été, mais mon mari et Paul, Monsieur Fauré, s’entendent pas très bien. Quant à elle, elle est…distante. Elle se mélange pas, comme si elle était mieux que nous.

– vous ne l’aimez pas ?

– non, j’ai pas dit ça, mais j’ai pas vraiment de relation avec elle. Elle parle pas. Elle reste dans son coin. Elle attend que ça passe.  Cet été, on avait fait une fête pour nos deux ans dans le quartier, on a dansé, on a bu. Enfin, une fête avec des amis quoi. Elle est restée assise toute la soirée, elle a à peine mangé et elle boit pas en plus ! Puis après, quand ça a commencé à chauffer un peu, vous voyez, on a un peu nagé dans la piscine gonflable, enfin des trucs comme ça. On était en maillot, il faisait chaud, c’était sympa. Bref, elle est partie. Je l’ai pas vue mais à un moment, elle était plus là. Je suis rentrée dans la maison pour voir si elle était malade ou si elle rodait pas dans ma chambre, mais elle était rentrée chez elle. Je l’ai vu passer par la fenêtre de son salon. Son mari par contre il a bien rigolé. Il est resté jusqu’à la fin de la soirée et on a dû le ramener chez lui tellement il avait bu. Enfin, lui au moins, il sait s’amuser.

– donc, vous êtes plutôt ami avec monsieur Fauré ?

– oui, enfin non, je veux dire, c’est mon voisin. On se croise tous les matins.

– vous travaillez, Madame Rabatto ?

– non. Mon mari, lui, il travaille. Il est informaticien dans une entreprise, dans la zone industrielle juste à côté. Je lui dis toujours : mais Robert, pourquoi tu prends la voiture ? Tu pourrais y aller à pied. Ça te ferait faire du sport. Il est un peu enrobé mon Robert. Mais il préfère prendre sa voiture. Il dit que c’est mieux pour son standing d’arriver en voiture que tout transpirant.

– et Monsieur Fauré, vous savez ce qu’il fait ?

– oui, il est commercial. Il vend des photocopieurs et il les installe aussi. Je crois qu’il les répare. Enfin, il part souvent quelques jours parce qu’il couvre tout le département et même la région. Parfois il rentre pas pendant plusieurs nuits.

– et Madame Fauré ?

– elle travaille à l’hypermarché, de la zone. Elle est hôtesse, comme elle dit. En fait, elle est à l’accueil.C’est elle qui rembourse les articles quand ils ont un problème ouquand les gens sont pas contents. C’est pas vraiment ce que j’appelle une hôtesse.

Il y a tant de mépris dans sa voix que j’en suis gêné pour cette pauvre femme que je ne connais pas.

– donc, vous dites que vous n’avez vu personne depuis trois jours et que la voiture de madame Fauré est garée devant la porte. Est-ce inhabituel ?

– oh, oui alors ! Paul, il aime pas qu’elle laisse sa voiture là. Elle vieille et moche. Il trouve que ça fait laid devant la maison. D’habitude elle se gare dans le parking des visiteurs, au bout de la rue. S’il était là, je peux vous dire que sa voiture, elle aurait vite dégagé.

– et vous êtes allez sonner chez eux ?

– oui, j’ai pas arrêté je vous dis. J’ai appelé aussi mais ils répondent jamais sur le fixe et le portable de Paul, il est éteint.

– comment le savez-vous ?

Elle regarde Isabelle comme si elle était stupide :

– ben, parce que ça bascule sur messagerie. Regardez !

Elle attrape son téléphone posé sur la table basse entre nous, et après quelque manipulation elle met le haut-parleur. Immédiatement, une voix d’homme, hautaine et vulgaire à la fois,retentie dans la pièce étouffante : « bonjour, vous êtes sur le portable de Paul Fauré. Si c’est professionnel, laissez-moi un message avec vos coordonnées, et si c’est personnel…faites pareil. Je vous rappellerai…peut-être… » La fin de la phrase a dû l’amuser car on entend comme un rire dans sa voix, un rire un peu gras. Je n’ai même pas encore rencontré ce gars et il me tape déjà sur les nerfs. J’espère pour lui qu’il profite bien de ses vacances parce qu’il va maudire sa voisine quand il reviendra.

Je regarde isabelle. Elle semble avoir épuisé son stock de question alors je lui fais un signe du menton et nous nous levons.

– Vous voulez que je vous accompagne ? dit la voisine, curieuse.

– non merci, restez chez vous, nous vous tiendrons au courant de ce que nous trouverons.

– je suis là, je bouge pas, si vous avez besoin…

– oui, une dernière question. Vous connaissez le modèle de la voiture de Monsieur Fauré ?

– oui, c’est un gros 4×4 Mercedes noir avec des sièges en cuir beige. Il est super luxueux !

– vous êtes déjà monté dedans ?

Elle a un temps d’hésitation puis elle répond :

– oui, il m’a emmené faire des courses une fois ou deux. C’estbête de prendre deux voitures quand on va au même endroit.

– ça se tient…dit Isabelle en la fixant droit dans les yeux. Vanessa baisse la tête et rougit légèrement malgré l’épaisseur du fond de teint.

Nous sortons et elle me dit :

– qu’est-ce que tu en pense de la voisine ?

– plutôt canon – ça je sais que ça l’énerve – soit elle passe sa vie à la fenêtre, soit elle en sait beaucoup trop sur ses voisins.

– sur lui, en particulier.

– oui, sur lui. Elle n’a pas l’air de porter madame Fauré dans son cœur. Peut-être qu’elle est plus jeune ou plus jolie qu’elle, ou les deux. Et puis ça doit pas être très marrant de rester toute la journée à la maison ?

– c’est une question ? Qu’est-ce que tu veux que j’en sache. J’ai à peine le temps de voir mon mari une fois tous les deux jours !C’est pas moi qui vais te répondre.

– t’as raison. Je ne sais plus à quand remonte mon dernier jour de congés.

– c’est pas des vies, quand même !

– laquelle, la sienne ou la nôtre ?

-…les deux en fait.

Nous sommes arrivés devant la porte du pavillon du couple Fauré. Nous avons descendu l’allée de Madame Rabatto, puis longé un petit trottoir de béton gris pale et nous avons remonté une allées similaire. Les deux jardins sont séparés par une barrière en bois bancs aux pointes biseautées. Mais elle est si basse – à peine une soixante de centimètres de haut – que sa fonction est plutôt symbolique. Le jardin des Fauré est très fleuri et, à mon soulagement, ne contient aucune décoration en plâtre. Des fleurs partout, en massifs, en pots. Des buissons décoratifs. Bref, un jardinier, ou une jardinière a tenté de donner un peu de vie au-devant de sa maison.

Comme chez madame Rabatto, des voilages occultant nous empêchent de voir à l’intérieur mais on devine qu’avec des lumières allumées, on distinguerait des silhouettes. Il est encore tôt et la luminosité est plutôt bonne en cette matinée triste. Pas encore assez sombre pour allumer une lampe.Nous sonnons, nous frappons. Je passe devant le garage mais sa porte coulissante d’un blanc immaculé masque la vue et m’empêche de savoir s’il contient un véhicule. Je contourne la maison par la gauche pendant qu’Isabelle en fait autant sur la droite. Nous nous retrouvons tous les deux à l’arrière. Plus grand que le carré de pelouse de l’avant, le jardin est, là aussi, exubérant de fleurs. Une porte surmontée d’un porche en bois permet de rentrer dans la maison par l’arrière. Elle doit probablement donner sur la cuisine ou sur une buanderie. Difficile à savoir avec ces rideaux. Deux marches peintes en blanc, mènent au pas de porte. Sur l’une d’elle, un pot de fleur attire mon attention. Non que sa présence soit étonnante en ces lieux mais c’est sa position qui m’intrigue. Il est légèrement en biais, comme s’il menaçait de tomber. En fait, il repose sur le bord du cache pot et non en son centre. Je le montre à Isabelle qui s’approche et enfile des gants en latex pour le soulever délicatement. En dessous, une clé. Ellela prend précautionneusement. Elle n’ose pas l’attraper par la partie arrondie. On ne sait jamaiss’il y a des empreintes, elle risquerait de les effacer. Elle me regarde hésitante. Alors, saisit d’une soudaine inspiration, je monte les marches et, après avoir moi aussi mis des gants en latex, tourne la poignée de cuivre rond. La porte s’ouvre sans difficulté. Nous appelons à plusieurs reprises avant d’entrer précautionneusement dans une petite pièce où sont stockés des transats remisés pour l’hiver, et un grand congélateur. Une porte entrouverte laisse apparaitre un long couloir plutôt sombre. J’hésite à m’y engager. Nousn’avons aucun droit niaucune raison valable de nous trouver là. Ces gens n’ont commis aucun délit et ne sont accusés ou soupçonné de rien. Alors je dis à Isabelle :

– tu ne trouves pas étrange que la porte soit ouverte ? Peut-êtresommes-nous tombés sur un cambriolage ?

C’est absurde, nous le savons tous les deux, mais ce sera mon argument en cas de problème. S’il n’y a rien, nous refermerons la porte à clé et nous repartirons, sinon…

Isabelle m’a devancée. Elle pénètre dans le couloir après avoir poussé la porte avec le coude. Elle marche le long de la plinthe pour ne pas couvrir d’éventuelles traces de pas. Le carrelage presque blanc luit dans la pénombre. Une porte à sa gauche qu’elle pousse. Elle s’ouvre sur une cuisine dont nous ne distinguons que le plan de travail contre le mur de côté. Au centre, un bloc comportant l’évier et une plaque à induction dernier cri, flanqués de deux tabourets. Elle contourne l’îlot et se fige. Elle me regarde et fait un geste de la tête. J’attrape ma lampe torche et avance précautionneusement. Là sur le sol, dans le rond de lumière violente, un corps étendu. Un pull bordeaux avec une tache sombre sur le cœur. Mais ce qui nous frappe surtout c’est le torchon visiblement propre, qui recouvre son visage. Les plis du fer à repasser y sont si marqués qu’il semble avoir été d’être déplié quelques minutes auparavant. Isabelle s’approche lentement et du bout des doigts, soulève le torchon. Un visage apparait : un homme, la trentaine. Les yeux fermés lui donnent l’air endormi mais la position des bras, repliés sur la poitrine, me laisse à penser qu’il est mort. Sa peau est livide, comme si tout le sang s’était retiré. Pourtant, du sang, il n’y en a que très peu autour de lui. J’attrape mon téléphone et pendant qu’Isabelle prend son pouls par acquis de conscience, j’appelle les collègues.

Peu après tout le monde débarque. Mon chef fait la gueule. Un meurtre et il est pour moi. Il cherche vainement comment m’en dessaisir mais il n’y parvient pas. Je vois à son regard dur que ça le contrarie. Ce matin il était bien content que je fasse les chiens écrasés mais maintenant qu’il y a un meurtre à résoudre, ça le gonfle que l’enquête soit pour moi.

Moi, je m’en fous. Je n’aime pas particulièrement les meurtres mais c’est mon boulot. J’attends de pouvoir rentrer dans la police financière. Ça, ça me branche vraiment. Les délits financiers m’excitent. Choper du banquier véreux, ça me fait bander. Pour le moment, j’ai un mort sur les bras et une épouse disparue. Après une rapide investigation de la maison, elle ne git nulle part et la voiture de Paul Fauré, parce que c’est bien lui étendu sur le sol, a disparue.

Étonnant comme les choses s’accélèrent à la découverte d’un cadavre. Le légiste, le photographe et ses flashes aveuglants, les collègues en uniforme qui barrent la rue, mettant des barrières partout. Les voitures de police avec leurs gyrophares et leurs signalétiques si reconnaissables, les voitures banalisées, portières ouvertes, garées sur le trottoir où abandonnées au milieu de la route. La police est chez elle. C’est l’effet que cela me fait à chaque fois. D’ailleurs j’ai souvent constaté que moins la ville est grande, plus le commissariat peine et plus le déploiement des forces se fait de façon spectaculaire. Et bien sur le quartier est en émoi. Les badauds sont légions et, pressée contre le torse puissant d’un agent en uniforme, je reconnais notre voisine, hagarde. Son maquillage apprêté n’est plus qu’un lointain souvenir et leruissèlement des larmes continu a emporté le mascara noir qui coule jusque dans son décolleté profond. J’imagine un instant ses seins artificiels couverts de substance noire irrégulièremais je chasse vite cette image, elle est laide.

Il faudra que je revienne l’interroger. Elle pleure trop. Pour le moment je laisse le légiste faire son travail et les spécialistes, les traqueurs comme je les appelle, passer la maison au peigne fin. A priori, rien ne leur échappe. Après, quand le rapport du légiste me parviendra, il sera toujours temps d’affiner mon jugement. Pour le moment, il y a deux priorités : l’épouse disparue et l’enquête de voisinage. J’envoie rapidement quelques collèguesposer des questions à tous les habitants du lotissement. Il ne faut en négliger aucun. Même le plus éloigné a pu voir quelque chose en allant faire ses courses, promener son chien… tout est bon à prendre. Les pauvres gars, c’est fastidieux les enquêtes de voisinages. Tout le monde a une interprétation même quand personne ne sait ce qui s’est passé, ce qui est le cas car nous n’avons donné aucune information pour le moment. C’est le chef qui communique avec la presse et il ne le fera que plus tard, quand il aura plus d’éléments. Paradoxalement, plus il en saura moins il en dira. Pour le moment, il se tait.  Il observe. Il m’observe. Alors je me décide à bouger. Je vais chercher Isabelle qui est restée dans la cuisine. Elle aime les scènes de crime. Elle dit que ça l’aide à s’imprégner du contexte. Moi je préfère travailler avec le rapport, les empreintes, les relevés, les analyses et les photos. Chacun sa méthode. Quand je l’appelle, elle arrive, placide.

– le toubib est formel. Il a été poignardé. Plutôt un couteau de cuisine ou un couteau de chasse. Enfin un truc large. Pas le genre d’outil sur lequel tu tombes par accident.

– si c’était le cas, il y serait encore  et puis, je doute que le gars ait pris la peine de se recouvrir le visage avec un torchon !

– oh non, je ne veux pas que vous me voyez comme ça, dit-elled’une petite voix de crécelle en riant et en agitant les mains devant son visage. Ca nous amuse un moment puis je lève les yeux sur la foule et je la vois à nouveau. Difficile de la louper avec son justaucorps rose !

– ça te dirait qu’on revoie la voisine, maintenant qu’on en a trouvé un ?je lui demande alors qu’un dernier rire s’éteint dans sa gorge.

– allez, elle m’a l’air à point, répond-elle en examinant le visage ravagé.

Je me glisse à la suite d’Isabelle au-dessous de la banderole et j’entraine Madame Rabatto à son domicile où elle s’effondre sur son grand canapé. Elle sanglote convulsivement tout en parlant :

– je vous avais dit qu’il s’était passé quelque chose, je le savais, c’était pas normal. D’habitude il prévient quand il part. Et puis, elle, où elle est d’abord ?

– Pourquoi pensez-vous que nous n’avons pas trouvé Madame Fauré ?

Elle s’arrête, interdite. Son regard se vide un instant comme si elle plongeait loin à l’intérieur, puis elle répond :

– vous l’avez trouvé elle aussi ?

– pourquoi dites-vous ça ?

– quoi ?

– « elle aussi…»

– ben, vous avez bien du trouver quelque chose de grave, sinon, y-aurait pas tout ce monde !

– oui, mais pourquoi dites-vous : « elle aussi » ?

– je sais pas moi, c’est venu comme ça. Je le sentais qu’il lui était arrivé quelque chose, c’est tout. Mais je pensais pas que c’était tous les deux.

– Comment savez-vous cela Madame Rabatto ?

Isabelle a parlé d’une voix sourde et glaciale. La jeune femme se redresse, comme piquée par un animal dangereux.

– mais je sais rien, crie t’elle d’une voix stridente où frise l’hystérie, sinon je vous aurais pas appelé.

– ah bon ? Si vous aviez découvert un corps, vous n’auriez pas appelé la police ?

– arrêtez de m’embrouiller, vous savez ce que je veux dire, glapit-elle en agitant sa tête.

– non, je vous le redemande d’ailleurs : comment savez-vous qui se trouve dans la maison ?

– mais je sais pas ! Et elle recommence à sangloter désespérément.

À ce moment-là, la porte s’ouvre et un homme entre en disant :

– bibiche ?

Il est petit et un peu dégarni, légèrement bedonnant, la quarantaine qui vieillit mal. Il se jette sur le canapé au côté de son épouse et la câline un moment. Elle s’abandonne un instant dans ses bras puis se ressaisit. Elle essuie ses larmes et se redresse.

– ça va aller minou ? dit l’homme d’une voix douce.

Ses yeux vont du visage maculé et bouffi de son épouse, à cette poitrine surréaliste, qui semble accrocher son regard malgré lui.

– oui, ça va, c’est le choc. C’est pas tous les jours qu’il se passe un drame dans le quartier, alors j’ai eu peur.

– je suis là maintenant, mon minou, dit l’homme en passant un bras rassurant autour de la jeune femme qui se laisse envelopper sans résister. Mais ses yeux sont froids et secs maintenant. Son corps joue le jeu mais ses yeux n’y parviennent pas. Ce type-là ne doit pas être heureux tous les jours. Je ne peux pas affirmer qu’elle ne l’a jamais aimé mais il est clair qu’elle n’éprouve plus aucun sentiment pour lui. Il se tortille un peu sur ses grosses fesses, faisant crisser le pantalon entre ses cuisses dodues.

– alors, vous savez ce qui se passe ? dit-il un peu perdu.

– Monsieur Fauré est mort.

J’ai dit ça clairement, d’une voix forte, et leur réaction est troublante.

Elle se raidit et s’éloigne de son époux, si vite qu’on pourrait penser qu’elle n’a jamais pris appui conte lui. Quant à lui, il semble se ratatiner. Son regard mélange peur, joie et vide abyssal.

– c’est vrai ? hurle-t-elle comme si elle souhaitait nous l’entendre dire encore, il est vraiment mort ?

– oui,probablement assassiné, ajoute Isabelle en ne la quittant pas du regard.

– assassiné ? Elle se tourne un instant vers son mari, perdue, puis se reprend et ajoute :

– mais pourquoi ?

– c’est ce que nous devons déterminer, Madame. Monsieur Rabatto, vous arrivez de votre travail ?

– oui, mon épouse m’a appelé en pleur, alors je suis venu.

– vous avez été rapide ! Voustravaillez dans le quartier n’est-ce pas ?

– non, pas exactement, je suis de l’autre côté, dans la zone industrielle.

– mais vous êtes venu en voiture ?

– non, on ne pouvait pas passer. Je suis venu à pied.

Alors, ça a du vousprendre du temps ?

– non, pasvraiment. Il suffit de traverser la zone, puis de longer la route jusqu’à l’entrée du lotissement. Il y a aussi un chemin qui longe les maisons par l’arrière. Il est un peu encombré, mais on peut le prendre quand on est vraiment pressé.

– encombré ?

– oui, il y a des herbes hautes parce qu’ils viennent rarement débroussailler par là.

– ah, donc l’accès est difficile.

– non, il faut juste faire attention où on marche pour ne pas arriver tremper et plein de feuilles.

Il sourit gentiment en tapotant la main de son épouse dont les articulations ont blanchies tant elle serre le poing.

– très bien, merci Monsieur Rabatto. Ah au fait, vous êtes rentré par-là ?

– quand ? dit-il, étonné par la question.

– là, maintenant.

– non, j’ai laissé ma voiture avant le rond-point et je suis venu par la route.

– très bien, merci. Nous allons vous laisser maintenant. Cependant je vous demanderai de passer tous les deux, demain, au commissariat pour faire une déposition.

– c’est obligatoire ? S’insurge Vanessa qui ne se décrispe pas.

– oui, d’autant plus que c’est vous qui nous avez signalé l’absence de vos voisins. Vos remarques nous serons forts utiles.

Momentanément réconfortée, madame Rabatto redresse le torse, bombant, si cela était nécessaire, les deux obus qui ornent sa poitrine. Elle ne porte pas de soutien-gorge et l’on distingue nettement les renflements artificiels de silicone, comme s’ils étaient plaqué sur son torse avec de la colle. Les tétons pointent, durci par le froid ou la peur et son mari se perd dans leur contemplation.

Juste quand je franchis le seuil de la porte, je me demande s’il a le droit de les toucher puis je me dis que le voisin, lui, a dû probablement déjà les avoir en main. Une intuition de flic.

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