A LA LUMIERE FROIDE DE LA TERRE – Deuxième Partie – Chapitre 5

Chapitre 5

En quittant l’atelier de Martial, je longeais le sentier qui partait vers la forêt et je passais la fin de matinée à contempler les animaux qui, une fois que je me fus installée immobile, reprirent leurs activités sans plus me prêter attention. J’aimais bien les petits singes  volants.

Leurs ailes diaphanes formées d’une membrane bleutée, recouvertes d’un duvet d’un bleu plus soutenu au niveau de l’ossature, les emmenaient gracieusement d’un arbre à un autre dans un envol délicat, mais dès qu’ils étaient dans les branches, leur démarche pataude et leur maladresse me faisait rire. Je me demandais comment ces petits animaux mal fichus quand ils étaient posés, avec leurs quatre pattes et leurs ailes encombrantes, devenais des êtres si gracieux dès qu’ils s’élançaient. Ils planaient au dessus des cimes des arbres et leurs petits roucoulements délicats s’entremêlaient dans le bruit permanent de cette forêt déroutante. J’aurai voulu les rejoindre là haut dans le ciel, survoler avec eux les sommets de la forêt et découvrir ses trésors cachés. Soudain l’idée jaillit et je me demandais pourquoi elle ne m’était pas venue avant. Je fonçais chez Martial qui m’accueilli en grognant :

– tu n’as personne d’autre à embêter aujourd’hui ?

– il me faut un deltaplane ! Tu sais, ces voiles qui permettent de voler en suivant les courants !

– un deltaplane ? Voilà autre chose !

– tu imagines le temps que l’on gagnerait si on pouvait survoler la région. On irait beaucoup plus vite et beaucoup plus loin qu’à cheval !

– et tu te perdrais au fin fond de la forêt sans aucun moyen de te localiser.

– il suffirait que je sois équipée d’une balise. Rappelle-toi les bracelets que nous portions à l’académie. Ça doit être possible quand le système informatique sera opérationnel et que le satellite marchera.

– ça fait beaucoup de quand, et pour le moment, le satellite n’est même pas encore au point. File, va te dessiner un deltaplane, on verra plus tard, tu me retardes !

Je partis en courant et allumais ma table avec un plaisir anticipé. J’allais concevoir un engin léger et robuste, qui me porterait loin dans le ciel…sauf que je n’avais aucun des matériaux nécessaires pour cela. Fini les alliages résistants et ultra légers. Finis les toiles fines et indéchirables. Il fallait concevoir un engin avec ce dont je disposais. Je cherchais fébrilement dans la base de donnée de la table et je finis par trouver un fichier sur les deltaplanes. Seulement, même si des notions comme la portance et la résistance à l’air, la stabilité et la maniabilité étaient évoquées, rien n’avait était prévu pour un engin à base de bois et de toile tissé à l’ancienne. Il fallait que je regarde dans la structure des baraquements et dans celles des navettes ce que je pourrais récupérer.

Je restais longtemps à contempler un modèle dessiné par Léonard de Vinci en me faisant la réflexion que je n’étais pas folle. Si un génie comme lui avait pu en rêver à une époque ou rien de volant à part les oiseaux n’encombrait le ciel, je pouvais me permettre d’en faire autant, moi qui venais d’une génération qui n’avait connu que l’hyper-technologie et ses dérives, jusqu’à ses désastres. Au demeurant, mes informations étaient claires, toutes les tentatives réalisées avec des matériaux basiques avaient échouées. Je partis donc inspecter les navettes à la recherche de tubulures solides et légères. Je m’attardais longuement sur celle qui s’était écrasée. Sa structure apparente, là où elle avait percuté le sol, ressemblait à un corps dont les os auraient été mis à nu par endroit. Je me frayais un passage entre les câbles qui pendaient des flancs éventrés et je m’intéressais longuement aux tubes des sièges. Armée d’une visseuse pneumatique, j’en déboulonnais deux que j’essayais de sortir de la coque mais l’ouverture était étroite et je me trouvais vite coincée. Je dû me résoudre à aller demander de l’aide. J’évitais Martial dont le travail me tenait trop à cœur et je me dirigeais vers les écuries. Amozzo venait de partir, m’informa Nuncio, et malgré les cernes qui soulignaient ses yeux rougis, il accepta de m’aider. Équipés d’outils qui m’avaient fait défaut à ma première tentative, nous dépeçâmes les fauteuils de leur garniture et de leur rembourrage. La structure métallique ainsi mise à nue révéla plus de tube que je ne l’avais imaginé. Nous apportâmes l’ensemble à l’extérieur où nous nous efforçâmes de désolidariser les tubes du reste de la structure sans les abimer. Une fois que nous les aurions isolés, il faudrait encore réussir à les manipuler sans les casser. Pendant que nous travaillions, concentré, nous n’entendîmes pas arriver l’étrange animal qui nous fit sursauter quand il marcha sur une branche qui le trahit. C’était une bête de la taille d’un veau. Ses grands yeux pales et bleutés nous dévisageaient. Sa tête lourde et large, légèrement penchée, lui donnait un air pensif et inoffensif. Son corps gras et un peu bouffi, aux pattes épaisses, présentait un pelage laineux et court. Sa quasi obésité attestait qu’il ne devait pas courir vite ni souvent. Il ne devait y avoir aucun prédateur pour un tel animal et cette réflexion me rassura. S’il n’était pas chassé, nous étions à l’abri d’attaques animales. Je me trompais mais il est difficile d’anticiper ce genre de chose dans un monde nouveau. Je pris la main de Nuncio pour qu’il ne bouge pas. Je ne voulais pas que l’animal s’en aille. J’aimais les motifs formés par les boucles bleues de sa laine. On aurait dit qu’elles étaient organisées en de multiples rosaces de tailles variées. La main de Nuncio serra la mienne plus fort que nécessaire et je me tournais vers lui. Son regard brulant me transperça et je le laissais m’embrasser fougueusement. A cet instant, je me fichais qu’il fit cela pour se venger ou pour assouvir sa colère, cela me faisait du bien. Notre baiser se transforma rapidement en effusions passionnées et nous trouvâmes refuge au fond de la navette sans nous apercevoir que l’animal avait déguerpi depuis longtemps.

Nous en sortîmes quelques temps plus tard, les cheveux en bataille et le cœur plus léger. Il n’était pas nécessaire de parler, nous savions qu’il fallait trouver du réconfort là où il se trouvait. Nous reprîmes notre travail en échangeant des coups d’œil réguliers où se mêlaient une gêne légitime et une complicité nouvelle. Je me sentais comme une enfant qui vient de commettre une délicieuse bêtise. Je souris à Nuncio et ses yeux rieurs me réconfortèrent. Je me sentais regardée et appréciée, cela me rassura car la désertion de Joshua m’avait affectée plus que je ne l’avais imaginé. J’espérais cependant qu’il était conscient que ce n’était qu’une passade. Nous nous autorisions enfin à vivre ce que notre adolescence contrainte et surveillée nous avait interdit d’explorer. Finalement, nous étions des enfants sur le plan affectif. Nous avions besoin de faire des expériences.

Quelques heures plus tard, nous nous rendîmes à l’atelier de Martial, ployant sous les tubes et les plaques métalliques des sièges. Celui-ci nous regarda arriver et son sourire amusé me fit rougir. Étions-nous donc si transparents ? Probablement. Nous étions novices dans l’art de la dissimulation et visiblement, nous n’étions pas très doués. Martial nous laissa entreposer notre matériel sur le sol de son atelier avant de nous demander ce que nous comptions en faire.

– c’est pour mon deltaplane. J’ai fait ce que tu m’as conseillé, je me suis documentée et je n’arriverais jamais à faire voler un engin en bois. Voilà pourquoi j’ai cherché des tubes légers et résistants et j’en ai trouvé ! Maintenant je vais avoir besoin d’aide pour construire mon appareil.

– quoi ? dit Nuncio, tu m’as fait démonter tout ça pour te construire un deltaplane ? Mais tu es folle ! Si j’avais su, je ne t’aurais jamais aidé !

– vraiment ? dit sournoisement Martial.

Nuncio devint écarlate puis il haussa les épaules et partit sans se retourner.

– Martial, c’est nul de faire ça !

– viens là, petite, me dit-il en me serrant contre lui. Ses quarante ans passés, lui conféraient un rôle quasi paternel pour moi qui était si jeune. Tu as raison de t’amuser. Tu es si sérieuse d’habitude, ça me fait plaisir de te voir avec un grand sourire. Profite tant que tu peux, la vie est courte et nous avons tellement travaillé pour en arriver là ! Tu peux t’accorder un peu de détente maintenant.

– je sais mais je me sens mal par rapport à la communauté. Joshua et moi avons mis une belle pagaille avec notre relation de couple.

– parce que tu t’imagines que vous êtes les premiers à prendre quelques libertés avec vos engagements matrimoniaux ?

– oui, en tout cas je le crois, dis-je surprise.

– eh bien tu te trompes. Nous sommes tous humain. La plupart des jeunes ont été mariés sans leur consentement réel. Tu sais de quoi je parle, tu en fais partie. Quant à nous, les plus anciens, nous avons eu plus de liberté que vous mais ce confinement et cette vie de couple obligatoire n’est pas simple. Moi aussi parfois, j’ai envie d’aventure, de sensations nouvelles, mais j’aime Zoléa, elle est facile à vivre. J’espère qu’elle me donnera rapidement un beau bébé. Bref, d’autres couples s’autorisent parfois un peu de liberté. Tant que ça ne met pas le village à feu et à sang, ce n’est pas bien grave. Regarde, vous avez trouvé un moyen de vous arranger de vos situations respectives et c’est bien, parce que Nuncio est assez coléreux et je craignais qu’il perde le contrôle. Maintenant, il va se tenir tranquille. 

Je fus étonné de la réaction de Martial. Je ne m’attendais pas à tant de compréhension de sa part et je fus heureuse de voir qu’il encourageait ce rapprochement entre nous, tout autant que la liberté que cela impliquait. Je ne savais pas ce que nous allions faire dans les jours suivants, mais je me sentis soudain plus libre d’agir en pensant à moi pour une fois.

Je retournais au baraquement qui m’avait servi de chambre et je me préparais à passer une soirée morose quand Nuncio passa la tête par l’encadrement de la porte.

-Tu es sûre de vouloir dormir toute seule ici ?

-Non, mais je ne peux pas rentrer chez moi et je ne voulais pas te déranger.

-Écoutes Zellana, daïa et Joshua passent la soirée ensemble. Je sais bien que nous n’avons pas d’avenir tous les deux mais nous avons passé un bon moment cet après-midi et je préférerais passer la soirée avec toi plutôt que de rester tout seul à me morfondre. D’ailleurs regarde, tu n’as rien à manger et tu n’as même plus de cuisine. Viens à la maison, je te ferai un bon repas et tu pourras revenir ici après si tu le veux.

Je le suivi sans réfléchir. Il n’était plus temps de se poser des questions. Le moment était venu de vivre et passer la soirée avec Nuncio était plutôt une idée agréable. Tout en préparant le repas, il tenta de me dissuader de construire ce deltaplane. Après une discussion animée durant laquelle nous ne cessions de nous frôler et de nous toucher comme par mégarde, je finis par le convaincre qu’il fallait au moins essayer de le construire. Si l’engin volait correctement, nous aurions toujours le temps de prendre les précautions nécessaires pour assurer ma sécurité lors des vols. À la fin du repas, pendant que nous débarrassions la table, Nuncio me demanda de rester avec lui. Il me dit qu’il ne voulait pas dormir tout seul et que le fait de savoir nos époux ensembles, le rendait très triste. Son visage exprimait un profond désarroi, alors je l’embrassais doucement. Il me saisit avec fièvre et m’entraîna dans sa chambre et je le laissais faire avec enthousiasme.

Au matin, je découvris Daïa farfouillant dans un placard à la recherche de vêtements. Nuncio dormait encore à mes côtés et je me sentais épouvantablement gênée. Elle me jeta un regard froid et dur qui paradoxalement, au lieu d’attiser mon malaise, éveilla ma combativité. Elle n’avait pas le droit d’afficher sa jalousie ou sa désapprobation. Elle avait voulu mon mari, elle l’avait. Mais je n’aimais pas ce que la détérioration de notre relation risquait d’impliquer, alors je lui dis, au risque de réveiller Nuncio :

– écoute Daïa, je vois bien que tu es contrariée mais tu n’en as pas le droit. Je ne t’ai jamais reproché de m’avoir pris Joshua ! Je vous ai laissé tranquille. Alors,  vis ta vie et ne me considère pas responsable de ce qui t’arrive. Assume tes choix.

Elle resta un moment immobile puis dans un murmure elle cracha :

– je te déteste, je t’ai toujours détestée ! et elle sorti de la pièce en emportant un baluchon de vêtements en boule entre ses bras serrés.

Je restais interdite devant cette réaction inattendue. Nuncio souleva la tête et dit :

– eh bien, je savais qu’elle pouvait être féroce mais pas à ce point là…

– elle est gonflée quand même ! C’est elle qui est partie. Pourquoi m’en veut-elle ?

– parce qu’elle pensait que je lui serais toujours fidèle, et au fond, elle a raison, je l’aime toujours, même si j’apprécie de passer du temps avec toi, ajouta-t-il précipitamment.

– ne t’inquiètes pas, je comprends ce que tu veux dire.

– allons déjeuner et mettons nous au travail, m’interrompit-il brusquement. Les allées et venues entre les deux maisons ne vont pas passer inaperçues, il vaudrait mieux se préparer à répondre aux questions !

– je ne répondrais à aucune question, c’est notre vie privée et ça ne regarde personne !   

– tu sais bien que c’est faux ! Nous vivons dans une communauté fermée et ta place en tant que chef du village complique encore les choses. J’espère que Joshua et Daïa assumeront leur part de responsabilité. Allez debout !

Il se leva vivement, se révélant à moi durant un court instant et je réalisais que c’était le deuxième homme que je voyais nu de toute ma vie. Son corps, différent de celui de mon mari, m’étonna. Il était plus petit mais plus musclé. Sa peau beaucoup plus mate lui donnait un air viril et puissant.

Il enfila rapidement des vêtements et je l’entendis s’activer dans la cuisine pendant que je rêvassais, puis il m’appela et je le rejoignis à table ou je savourais un café chaud en sa compagnie.

– nous sommes amis, n’est-ce pas Nuncio ?

– oui, bien sur, et nous le resterons quoi qu’il se passe.

– tu me le promets ?

– oui, je te le promets. Je t’aime beaucoup tu sais. Tu es si créative, tu as tellement d’envie et tellement d’idées nouvelles en permanence. Je t’envie d’être capable d’imaginer et de rêver. Je suis plutôt matérialiste. Je me préoccupe de la palissade et de la sécurité du village pendant que toi tu rêves de voler dans le ciel. D’ailleurs, j’ai pensé à quelque chose cette nuit. Tu devrais essayer de couper ta voile dans le plastique qui emballait les baraquements. Il est très solide et il ne doit pas peser très lourd. Le plus compliqué sera de le faire tenir sans qu’il se déchire mais je suis sur que tu trouveras une solution.

– c’est génial, je n’y avais pas pensé. On pourrait aussi couper des voiles de bateaux dedans ! enchainais-je en pensant à la quantité de toile dont nous disposions.

– tu vois qu’est ce que je disais, tu n’arrêtes jamais !

Je me mis à rire et je me sentis bien. Nuncio avait raison, j’avais des milliers de choses à accomplir, le reste n’avait pas vraiment d’importance pour le moment. Peut-être passerais-je ma vie toute seule ? Si elle était remplie et épanouissante, c’était peut-être la solution. Sobia Zablonski était célibataire elle aussi ! Certes, son époux était mort quelques années avant le grand départ, mais elle ne l’avait pas remplacé. Elle n’avait pas d’enfant et même si elle avait élevé Wong comme son fils, elle ne semblait pas souffrir de ses choix. Mais que savais-je d’elle en réalité ? Je me demandais pourquoi j’avais soudainement penser à elle avec autant de précision.

J’en étais là de mes réflexions quand j’arrivais à l’atelier dont la porte était grande ouverte.

– bien dormi ? me dit Martial toujours souriant.

– oui, plutôt bien. Nuncio a eu une idée géniale…

– tiens donc, il pense lui ?

– Martial ! Il suggère de couper la voile dans les toiles plastiques que nous avons gardées.

– il pense plutôt bien ce jeune homme, c’est une excellente idée. Mais il va te falloir de la colle et une bonne couturière pour assembler tes voiles et ton armature.

– une couturière, ça doit pouvoir se trouver, par contre la colle…

– demande à Joshua, s’il y en a bien un qui peut t’aider, c’est lui.

– Je vais déjà essayer de détordre les tubes métalliques, ensuite je fabriquerai l’armature.

– tu ne peux pas faire ça toute seule, me rétorqua Martial d’un ton paternel. Il te faut quelqu’un qui sait manier le métal. Va voir Sorel, au bas du village, près de la mer. Il a participé à la construction des vaisseaux et des navettes. Il pourra t’aider. Je suis sûr qu’il a même des outils. Il est un peu râleur et plus tout jeune, mais tu t’y feras, j’en suis sûr.

– merci du conseil et le satellite, ça avance ?

Nous avons presque fini, me répondit-il. Il reste quelques problèmes à régler. Il nous faut le protéger du froid avec du revêtement que nous allons enlever dans une navette et il sera prêt. Serarpi l’a programmé en dépouillant plusieurs ordinateurs de bord. Je pense qu’il marche. Malheureusement, on ne le saura que quand on sera allé sur le vaisseau et qu’on aura créé une connexion avec nos ordinateurs.

– j’ai hâte d’y être ! Je file…

Je dévalais le sentier et me rendis sur la plage. J’avais construit pour Sorel et son épouse Orep, une belle maison basse au toit carré, pourvue d’une immense véranda sur laquelle ils passaient leurs temps libre à contempler l’océan. Orep collectionnais les coquillages et elle me les montra en détail. Le bleu dominait, mais il se déclinait du plus pâle au plus foncé en passant par des bleus vif ou turquoise. Leurs formes étaient tout aussi surprenantes. La plupart étaient doubles et leurs torsades s’entremêlaient. Le plus gros débordaient largement de ma main et ses reflets irisés me firent penser aux scintillements de la grotte. Etait-il possible que les parois soient recouvertes d’une poussière de coquillage ? Ou d’une sorte de peinture ? Orep me détourna de mes réflexions en me disant qu’elle aimerait peindre sa maison en blanc. Je lui promis de me préoccuper de la peinture dès que j’en aurais le temps. Elle précisa qu’elle voulait une peinture naturelle alors je lui suggérais d’en parler avec Joshua. Je pensais soudain à lui et mon cœur se serra à la pensé de tout ce que nous ne partagerions plus. Mon meilleur ami, mon frère me manquait, mais les évènements de ces derniers jours ne me laissaient que peu d’espoir de le retrouver. Je me demandais fugacement si je lui manquais aussi et s’il pensait à moi par moment mais je chassais cette idée qui me donnait envie de pleurer. J’étais venu voir Sorel pour une raison précise. Quand Orep accepta enfin de me libérer, je me retrouvais sur la véranda, assise sur une balancelle en bois, comme celle dont je rêvais enfant, quand je les voyais au cinéma. Sorel l’avait construite lui-même et il en était très fier. Je me promis de lui demander de m’en fabriquer une un jour, quand j’aurai de nouveau une maison. Orep nous amena du thé et nous pûmes enfin discuter.

– j’aurais besoin de ton aide, lui dis-je sans perdre plus de temps.

– que veux-tu encore faire ? me répondit-il avec bienveillance.

– je veux construire un deltaplane…

Il eut un petit rire ironique.

– eh bien !

– j’ai déjà pratiquement tout ce qu’il faut mais j’ai besoin d’un spécialiste. Mes tubes sont fragiles et ils ont déjà servi pour autre chose. Il faut les mettre en forme pour créer une armature solide.

– je ne peux rien pour toi, jeune fille, regarde mes mains, me répondit-il en me tendant deux mains usées, aux doigts torturés. Elles sont toutes nouées, j’arrive à peine à les bouger.

– allez Sorel, si tu as pu créer une merveille pareille, dis-je en montrant la balancelle, tu n’es pas aussi handicapé que tu le dis.

– ce n’est pas moi qui l’ai assemblé, c’est Orep, me dit-il avec malice.

– c’est vrai, dit celle-ci qui se tenait derrière nous. Sorel ne peux plus travailler mais il peut imaginer. Je suis devenue ses mains pour qu’il puisse embarquer sur le vaisseau. Maintenant que nous sommes ici, ça n’a plus d’importance que tout le monde le sache.

– je suis désolé Sorel, vraiment.

– c’est gentil ma petite et je suis désolé de ne pas pouvoir t’aider.

– moi je peux ! intervint son épouse. Si tu as besoin de mains, il suffit de me dire ce que je dois faire.

– ce serait fabuleux, lui répondis-je, mais je ne sais pas travailler le métal. Je ne suis même pas sûre qu’on ait des outils appropriés. Martial pensait que vous pourriez en posséder.

– il a raison, nous sommes partis avec une belle caisse à outil, dit Sorel en souriant.

– c’est fabuleux ! J’ai entreposé tous mes matériaux dans l’atelier mais je peux tout apporter ici si vous préférez.

– c’est une excellente idée, nous serons au calme pour travailler et je pourrais vous guider et puis, c’est mieux que cela reste entre nous pour le moment. Personne ne vient jamais par ici.

– personne ne vient jamais se baigner ? m’exclamais-je étonnée.

Ils me regardèrent comme si j’avais dit une chose totalement stupide :

– Non, jamais ! Je pense que personne ne sait nager et puis les gens ont peur des animaux aquatiques. Ils ne savent pas s’ils sont dangereux ou pas.

– vous savez, je me baigne souvent et aucun d’eux ne m’a jamais attaqué, aucun ne s’est même approché de moi d’ailleurs, ajoutais-je en réfléchissant.

Orep resta silencieuse un moment puis elle finit par dire :

– Il y a quelques temps, j’ai vu quelque chose d’étrange…j’étais assise ici, sur la véranda et j’ai vu une forme sombre et immense, presque à la surface. On aurait dit un sous-marin mais c’était vivant, j’en suis sure. Peut-être une énorme baleine…enfin, je suis resté sans bouger longtemps et la bête a tourné un moment de plus en plus près de la plage. Je pense qu’elle s’est arrêtée quand il n’y a plus eu assez de profondeur. J’avais l’impression qu’elle regardait le village. Au bout d’un moment, Sorel est sorti et quand j’ai voulu la lui montrer, elle avait disparu. Depuis, je ne l’ai plus revue.

– moi, non plus, a dit Sorel, et pourtant je guette.

– et bien, peut-être aurons-nous l’occasion de la revoir si nous travaillons ici. Je fais amener tous les matériaux et on commence quand vous voulez.

– demain matin ? proposa Orep.

D’accord, à demain, ajouté-je en leur serrant la main.

Puis je retournais à l’atelier où Martial et Serarpi était en grande discussion. Leurs corps mouvants attestaient d’une intimité que je n’aurais pas soupçonnée entre mon jovial ami et cette femme sèche et habituellement si triste. Mais à ses côtés, elle semblait prendre vie et leur discussion technique n’était pas exempte de plaisanteries. Je n’avais jamais vu Serarpi aussi volubile. Je les écoutais parler un moment jusqu’à ce que Martial, qui venait de poser une main sur le bras de Serarpi, m’aperçoive et m’accueille d’un grand :

– entre ! Ne reste pas sur le pas de la porte. Nous discutions de ce fichu satellite. A priori il est prêt, mais Serarpi craint qu’il ne soit pas assez résistant.

Elle s’était légèrement éloignée, reprenant ainsi une distance plus approprié à sa froideur, mais je voyais un feu bruler dans ses yeux. Peut-être craignait-elle qu’avec l’achèvement du satellite, les tête-à-tête avec Martial prennent fin ?

– j’espère réellement que vous avez fini parce qu’il vous faut encore reprogrammer la navette.

J’avais vu juste, le visage austère se fendit d’un large sourire et elle hocha la tête en répondant :

– en effet, il faut craquer l’ordinateur de bord afin de trouver le programme qui permet de retourner vers les vaisseaux.

– parfait, je vois que ça avance ! Pour ma part, ajoutai-je, j’ai parlé avec Orep et Sorel. J’amène les matériaux chez eux et on commence demain matin. Je vais voir si Nuncio et Amozzo peuvent me donner un coup de main pour emporter tout ça, ajoutais-je en désignant le tas de ferrailles qui encombrait une partie de l’atelier.

– ça fera de la place…c’est bien, répondit Martial en riant.

– je peux voir le satellite ? demandais-je avec curiosité.

Je surpris un échange de regards inquiets, rapides mais étranges.

– tu sais, il n’y a pas grand-chose à voir, il est derrière, en plusieurs morceaux, dans la salle informatique.

– il y a un problème ?

– non, tout va bien…c’est juste qu’on a dû prendre des matériaux là où on en a trouvé…

– c’est-à-dire ?

– Ben, on a découpé un baraquement pour prendre de la tôle et des morceaux de la navette cassée aussi…enfin, on s’est servi de ce qu’on a trouvé.

– je ne vois pas où est le problème !

– en fait, on a aussi pris tous les panneaux solaires des baraquements…

– tous ? m’exclamais-je, en réfléchissant aux conséquences.

– oui, et ça a créé quelques problèmes avec ceux qui les utilisaient encore car il n’y a plus d’électricité ni de ventilation dans les baraquements…Joshua est assez mécontent parce que tu ne lui as pas encore construit son atelier et sa serre…

– je vais aller lui parler !

Je les abandonnais et partis en courant vers la maison où je trouvais Joshua et Daïa, occupés à transporter les plantes à l’intérieur.

– tu tombes bien, toi, me dit-il d’un ton très agressif. Comment je fais pour continuer à cultiver mes plantes si je ne peux pas réguler la température ?

– je suis désolée, je ne savais pas que Martial prendrait tous les panneaux solaires. Il vient juste de me le dire. Je te promets que je vais faire construire ta serre tout de suite !

– tu es tout le temps en train de t’excuser et de promettre, mais pour le moment, c’est tout ce que tu fais ! me rétorqua-t-il avec rage.

– tu es vraiment injuste ! Je t’ai construit une maison ! Et à toi aussi, dis-je à Daïa qui me regardait durement, agrippée à Joshua comme si elle craignait que je ne le lui reprenne. J’ai répondu aux demandes de chacun et elles sont nombreuses, j’ai paré au plus pressé. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de panneaux solaires, le baraquement semblait te convenir, ajoutais-je avec une certaine perfidie qui ne leur échappa pas.

Daïa recula lentement puis s’en alla vers l’arrière de la maison. Joshua se redressa et repris :

– d’accord, tout le monde avait besoin d’une maison. Martial a eu son atelier, maintenant il est temps de t’occuper de moi, enfin de mon atelier et de ma serre.

– je vais immédiatement la concevoir. Mais il faut que je transporte mon atelier ailleurs. Je ne peux pas rester dans cette maison maintenant que tu y es installé …avec Daïa. Je vais la faire transporter chez Nuncio en attendant. Passe en fin d’après-midi pour qu’on détermine ensemble ce dont tu as besoin.

– bon…merci Zellana. Excuse-moi de m’être montré si désagréable mais toutes mes plantes crèvent et tu sais à quel point j’y tiens, ajouta-t-il presque à voix basse.

– oui, je sais, plus que tout au monde…Aller, je file, à tout à l’heure.

Je n’entendis pas sa réponse, je courrais déjà dans le sentier pour rejoindre les écuries où j’expliquais ce que je voulais à mes deux amis. Nuncio me proposa d’installer ma table et mon matériel dans une des chambres de sa maison, le temps que je me construise un atelier. Les deux hommes s’affairèrent une partie de la matinée à démonter et remonter la table. Puis après un rapide repas, ils transportèrent les tubulures métalliques chez Sorel.

Ensuite, Ils attelèrent deux bœufs à une charrette rudimentaire et partirent chercher le bois nécessaire à la construction de l’atelier et de la serre pour Joshua. Pour ma part, j’allumais ma table, et armées de mes éternels carnets dans lesquels je retrouvais des plans que nous avions établis Joshua et moi quelques temps auparavant, avant que notre couple ne vole en éclat, je commençais la conception de la serre et d’un atelier confortable et fonctionnel pour Joshua, je lui devais bien ça. Je le situais à la lisière des plantations, près de la rivière pour qu’il ne manque pas d’eau. Les champs devenaient de plus en plus importants car nous y avions adjoint des cultures de blé, de maïs, de petits pois, d’artichaut, de betterave, de navets, d’orge, d’avoine, de seigle, de colza, de soja, de houblon ainsi que des champs de lins, de chanvre et de coton. Il ne manquait plus que les poissons à notre alimentation. Nous avions une spécialiste en pisciculture mais il n’avait pas été possible d’emporter des aquariums durant notre fuite. La logistique pour les transporter n’était pas aussi simple que celle qui consistait à faire entrer un troupeau de vaches dans une navette vide ! Aussi, les bassins que j’avais conçus à l’origine pour accueillir saumons, truites, loups et autres maquereaux, restaient désespérément vides. Nous n’avions que peu d’informations sur les animaux marins locaux, même si nous savions que la pêche avait été envisagée. Peut-être trouverions-nous des œufs congelés sur le vaisseau ?

Quand Joshua arriva en fin d’après-midi, il était seul. Je lui montrais mon travail auquel il n’apporta que peu de modification mais il en profita pour glisser négligemment :

– donc, tu t’es installée chez Nuncio…

– Daïa t’a dit ça ? En fait je n’y ai dormi qu’une nuit mais je vais probablement devoir y rester, maintenant que les baraquements sont inutilisables…

– tu es heureuse Zellana ? m’interrogea Joshua et je compris qu’il s’inquiétait pour moi.

– non, mais ça n’a pas d’importance, je suis trop occupée pour m’en soucier pour le moment.

Il resta un moment silencieux puis il ajouta avant de partir :

– moi non plus je ne le suis pas.

Et il disparut silencieusement. Je le regardais s’éloigner sur le chemin et je constatais que ses épaules étaient tombantes et sa démarche lourde. Ce n’était plus le Joshua dynamique et déterminé que j’avais connu. Cette planète nous modifiait tous.

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