SUR LE FOND – Chapitre 14 – Sombre est la folie

Chapitre 14

Sombre est la folie

Je crois qu’elle vient enfin de montrer une faille. Il faut que j’arrive à lui faire cracher le nom de cette personne qu’elle a joint en cette fin d’été. Je ne sais pas pourquoi ça me semble si important.

Il y a une connexion, toute proche, mais elle ne se fait pas dans mon cerveau. Elle est là, elle flotte, comme un mot que l’on cherche, un objet que l’on a égaré. Il faut que je prenne un peu de recul. Quelque chose m’échappe que je devrai voir et qui se dérobe dès que j’essaie d’y penser. Quelque chose d’important, que je sais, que j’ai entendu, probablement mémorisé quelque part dans mon inconscient et qui ne me revient pas.

Je retourne à mon bureau et je me replonge dans le dossier. Depuis le début. Un vrai travail de fourmi. Il faut que je trouve !

Je relis mes notes depuis le premier jour. Je suis plutôt organisé et méthodique et j’aime bien laisser des indications claires et précises. Les premières pages me replonge dans la découverte du corps, puis arrive le couple Rabatto et son intérieur fleuri, le légiste, les infos médico-légales qui nous orientent sur robert Rabatto et sa cavalcade à travers les bois par le sentier boueux et accidenté. « Pourquoi n’as t’ont pas retrouvé de boue sur le sol de la maison ? »

J’ai marqué ça en gros, souligné en rouge en haut d’une page que j’ai laissé vierge. Je n’ai pas eu la réponse.

Il y a un résumé succinct mais précis de tous les interrogatoires avec les différents éléments qui en sont ressortis et qui mènent à des pistes que nous avons suivis pour la plupart. Leproblème de la discordance des horaires y apparait, bien entendu, et précède le denier interrogatoire du couple Rabatto.

Après, il n’y a plus rien, et pour cause !

Nous sommes retournés au domicile de Robert et Vanessacomme prévu et nous y avons eu une vision de l’enfer conjugal. Le couple Rabatto semble détruit. On dirait que lamortde leur voisin et amant a fissuré la belle apparence qu’ils présentaient à la vision extérieure. Comme si le fait qu’ils ne puissent plus nous mentir les avait dévoilés à tous. Vanessa est ravagée. Son visage sans fard est maigre et ridé. Sa peau terne vire au jaunâtre par endroit. Robert ne semble pas en meilleur état. Il a perdu beaucoup de poids lui aussi, mais au lieu de rajeunir et de lui donner meilleure mine, la peau inutile pend dans son cou et sur ses joues, comme un Sharpeï malheureux. S’il y a bien une chose qui frappe quand on les voit ainsi, c’est que le désespoir s’est emparé d’eux et semble ne plus les lâcher. On dirait que toute vie les a quittés et qu’ils reproduisent leurs gestes comme des machines dont le programme subirait des défaillances, des sortes de ratées, une phrase qui ne trouve plus de fin, qui s’interrompt soudain en plein vol, comme arrêtée par un souvenir, une réminiscence douloureuse. Quelque chose de lourd, de pesant s’est installé dans ce couple et je m’ensentirai presque responsable si je ne me souvenais pas régulièrement que ces gens ont fait des choix en toute consciences qui les ont conduit à ce qu’ils vivent aujourd’hui.

Vanessa nous fait tout de même entrer dans son salon qui ne semble plus immaculé. Je remarque de la poussière sur les meubles et quelques moutons apparaissent sous le fauteuil dans lequel git Robert.

– qu’est-ce que vous voulez encore ?Crie celui-ci visiblement alcoolisé. Sur la table basse, qu’il a tirée près de lui, sont posés une bouteille de whiskey ouverte et un verre presque vide qui confirment, s’il en était besoin, cette première impression.

– Monsieur Rabatto, dit Isabelle, je vous prie de nous parler sur un autre ton !

– je vous parle comme je veux. Si vous n’étiez pas venu foutre la merde dans nos vies, on en serait pas là !

– Robert, dit la voix plaintive de Vanessa.

– quoi Rooobeeeeeeert ! Je dis ce que je pense. C’est nouveau, je sais, mais il va falloir que tu t’y fasses. Je supporte plus tous ces mensonges, toutes ces conneries, si t’avais pas été une vraie salope…

– Robert…pleure Vanessa, je veux pas que tu dise ça.

– ben fallait pas te faire sauter par toute la ville, et surtout pas par Paul. Tu le méritais pas !

– t’as pas le droit de dire ça. On était heureux tous les trois, ça te convenaità toi aussi !

– non, je t’ai laissé le croire parce que ça te faisais plaisir et parce que j’avais honte mais maintenant, je sais que tu utilisais ma culpabilité pour pouvoir t’envoyer en l’air avec lui.

– c’est faux, j’ai jamais fait ça. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour t’aider mais tu étais devenu impuissant et j’étais malheureuse !

– J’étais pas impuissant, salope !Je suis pas impuissant, j’ai plus envie de toi,c’est tout !

– alors pourquoi tu n’es pas allé voir une autre femme ? Hein ? Tu aimais bien nos petites séances avec Paul, tu prenais ton pied toi aussi !Je le sais, tu crois que je ne sais rien, que je n’ai pas compris ?

– Quoi ? Quoi ? Hurle-t-il si fort qu’Isabelle s’interpose.

– bon écoutez, on va se calmer là,on est pas venu pour provoquer une scène de ménage. On voudrait vous parler de ce problème d’horaire.

– Mais qu’est-ce que ça change, beugle Robert en se levant de son fauteuil. Il vacille un peu, tentant de retrouver un équilibre que la fatigue et l’alcool semblent lui avoir enlevé. Hein ? Qu’est-ce que ça change maintenant ? De toute façon il est mort alors ça n’a plus d’importance !

– pourquoi dites-vous ça ? Vous ne voulez pas savoir qui a tué Monsieur Fauré ?

– ça changera quoi, hein ? Ça va pas le faire revivre ! Il est mort, bordel, il est mort ! Vous ne vous rendez pas compte de ce que ça m’a fait n’est-ce pas ? Éructe l’homme.

– de quoi parlez-vous Monsieur Rabatto ?

Il se ratatine dans son fauteuil et il dit comme s’il se parlait à lui-même :

– je parle de ce moment précis où je l’ai trouvé mort dans la cuisine ! Je l’ai vu allongé sur le sol et j’ai espéré qu’il me faisait une mauvaise plaisanterie, il adorait ça. J’aurai tellement aimé que ce soit ça ! Mais il était mort, sa peau était encore chaude mais ses yeux ne regardaient plus rien. J’ai posé ma main sur sa joue et elle était douce, comme je l’aimais et il ne m’a pas repoussé, il ne pouvait pas.J’ai compris qu’il était mort, que je ne lui parlerai plus jamais, que nous ne ferions plus jamais l’amour ensemble. J’ai réalisé que je venais de perdre la seule personne qui n’avait jamais compté pour moi et ma vie a perdu tout son sens. Elle croit qu’elle a le monopole du chagrin, dit-il en montrant son épouse de la main et en se redressant un peu. Mais elle ne sait pas à quel point je l’aimais. Oui, je l’aimais et il m’aimait aussi ! Mais ça on te l’a jamais dit parce que c’était notre secret, à Paul et à moi !

– mais qu’est-ce que tu racontes Robert ? Tu déraille mon pauvre ! Paul, avec de toi ?dit-elle d’une voix acerbe et méprisante.

– et oui ! On était amant depuis plusieurs mois déjà et je l’aimais. Il m’aimait aussi, à sa manière, répond son mari sans désarmer.  Il brille comme une lueur de folie au fond de ses yeux. Je deviens soudain plus attentif. En appui sur mes deux jambes, je stabilise mon corps, je prends une grande respiration et ma main glisse imperceptiblement vers l’arme accrochée à ma ceinture. Pendant ce temps, l’altercation se poursuit.

Indifférents à notre présence, les Rabatto se s’affrontent enfin.

– tu dis n’importe quoi, hurle t’elle, Paul détestait les pédés, il le disait tout le temps. Tu dis ça pour me rendre malheureuse !

– c’est dur à croire hein ? Mais j’ai des films pour te le prouver ! Tu sais qu’il filmait tout ? Alors attend-toi à une grande surprise ma belle, parce que je peux te dire que tu n’étais pas la seule à lui donner du plaisir !

– salaud, tu mens !Je ne te crois pas ! dit-elle en se projetant en avant comme si elle voulait se jeter sur lui mais se retenait encore.

Ça y est, on y est ! La façade vient de se lézarder définitivement laissant enfin apparaitre toute la violence contenue entre ces deux êtres que maintenant tout oppose. Je tente de m’interposer, je ne voudrais pas que l’un des deux soit blessémais Robert est plus vif que moi. Il me repousse violement, me faisant perdre l’équilibre. Ma tête rebonditsur le pied d’un gros buffet contre lequel je m’assomme. Tout devient flou, je n’arrive plus à parler ni à bouger. J’entends Isabelle qui crie mon nom.  J’entends Vanessa qui hurle :

– il est fou, il est devenu fou !

Je voudrais me lever, reprendre le contrôle de la situation mais je n’arrive plus à bouger et j’ai l’impression que je vais vomir si je ne ferme pas les yeux au plus vite.

Robert s’égosille :

– non, je suis pas fou, je veux plus mentir, je veux plus me cacher ! Viens voir les films, viens, tu verras que je te mens pas !

J’entends Isabelle continuer des mises en garde qui semblent s’effriter dans les hurlements de ce couple qui se hait maintenant. Elle a dû sortir son arme de service, c’est ce que j’aurai fait à sa place. Un coup de feu retenti, des cris, d’autres coups de feuet je m’évanoui.

 

Je me réveille dans un lit d’hôpital. Jenny est là, à mes côtés. Elle s’est appuyée sur le lit et s’est endormi. Je sens ses cheveux sur le dessus de ma main. Je suis vivant. Elle se redresse lentement. Sa joue porte,incrustée, la marque des plis des draps sur lesquels elle s’est assoupie. Ses yeux rougis me regardent avec amour et elle dit :

– Samuel, tu es réveillé ! J’ai eu si peur !

Ça va, je réponds dans ma tête,en prenant conscience d’une violente douleur au crane.

– ne bouge pas mon chéri, n’essaie pas d’aller trop vite. Je suis si heureuse que tu te réveilles…

Eh ben, je ne pensais pas que j’avais tapé aussi fort !

– Samuel, je sais que tu es encore dans le cirage. Je ne suis même pas sûre que tu m’entendes ou que tu me comprennes, mais il faut que je te dise quelque chose…

Dis-moi, qu’est-ce qu’il y a ? Je bafouille. C’est à propos d’Isabelle, des Rabatto ?

– je voulais attendre encore un peu mais j’ai eu si peur de te perdre, je ne voudrais pas mettre au monde un orphelin…

Je vais bien maintenant, alors dis-moi tout ce que tu as à me dire. Je t’écoute, qu’est-ce qu’il y…quoi ? Un orphelin ? Tu…

– on va avoir un bébé…je voulais attendre encore mais…

Un bébé ?

J’ai l’impression d’avoir perdu toutes facultés.Je suis à la fois sonné et si…heureux ! C’est une joie fabuleuse, fantastique, au-delà de toute espérance. Jenny est enceinte, ma jenny et moi allons avoir un bébé ! Moi, j’en étais à l’étape du mariage mais il semblerait que Jenny soit allée plus vite que moi. Je dois sourire parce qu’elle se met à rire doucement et j’entends qu’elle pleure. Je voudrais continuer cette conversation, lui dire à quel point je l’aime, à quel point cette nouvelle me comble mais je m’évanoui à nouveau. Trop d’émotion !

Quelques minutes plus tard, quelques heures…le temps est cotonneux, flou, blanc, crémeux. J’ai mal à la tête, très mal.

– Samuel ? dit une voix lointaine, je crois qu’il se réveille.

– Monsieur Cosma, vous m’entendez ? Vous pouvez ouvrir les yeux ?

Je croyais les avoir ouverts pourtant, mais ils sont collés. Non, je ne peux pas. Je voudrais répondre, dire à Jenny de ne pas s’inquiéter mais je ne le peux pas non plus, mes lèvres sont scellées, sèches, déshydratées.Ne me suis-je pas déjà réveillé une première fois ?

– Samuel ?

Rien à faire, je dois replonger. Brouillard. Mon corps lourd s’enfonce dans le néant puis refait surface après avoir flotté longuement entre deux eaux, entre deux couches de brume, dans un éther grisâtre qui me donne la nausée.Pourtant j’ai l’impression qu’il suffirait que je secoue la tête, comme quand on chasse un insecte importun, pour que ma lucidité revienne, mais je n’y parviens pas. J’aimerai bouger, me lever, me redresser peut-être. Juste bouger la main, faire un signe, montrer que je suis toujours là…La lumière me blesse les yeux, elle est crue et violente. Je voudrais qu’on l’éteigne. J’entends un borborygme sortir de ma gorge, j’ai mal : « mière… ».

– Samuel ?

C’est moi ! Je suis là ! Je vais me réveiller bientôt, mais éteignez donc cette foutue lumière.

 Mais aucun son ne porte mes paroles. Patience, j’arriverai bien à me faire entendre. Pour le moment je me concentre sur mes yeux. Je veux ouvrir les yeux mais la lumière m’aveugle. Après plusieurs minutes d’efforts et de concentration je parviens à apercevoir des silhouettes autour de moi. La plus proche a un visage flou et des cheveux qui pendent le long de son visage, c’est Jenny, j’en suis sûr, je la reconnaitrai même si j’étais aveugle. C’est stupide.

Derrière elle, un autre bouge, vite. À droite, à gauche. J’essaie de la suivre mais ça m’épuise. Bleue, elle est bleue, avec du blanc, bleu et blanc, ce bleu bizarre qu’on met au bébé. Un bébé !

– jenny ?

– je suis là mon amour.

– un bébé ? J’articule avec difficulté.

Alors Jenny pleure et je sens des larmes rouler sur mes joues mais ce ne sont pas les miennes. J’aimerai bien mais j’ai les yeux trop secs pour pleurer. Ma jenny pleure pour moi. Je voudrais la serrer dans mes bras mais j’ai des trucs plantés dedans qui tirent quand j’essaie de bouger. J’attrape sa main du bout de mes doigts et je la caresse avec tout l’amour que je peux y mettre, et ça semble marcher parce qu’elle dit :

– oh Samuel, je t’aime, je t’aime.

-Ssssi…

Que c’est dur d’expulser un son de cette gorge endolorie !Je me suis juste cogner la tête, faut arrêter de rigoler là ! Je n’ai rien. Une bosse. J’en ai vu d’autres !

– prends ton temps mon amour, la chirurgie a été longue. C’est normal que tu sois un peu sonné.

Je me demande qui on a bien pu opérer. Isabelle peut-être ? Moi, ça va. Je suis tombé et je me suis cogné. De toute façon je vais être papa. Qu’est-ce que j’aime ce mot ! Papa. Papa ! Papa ? Sur tous les tons. Je pourrais le chanter comme une comptine. Quand je pourrais chanter je ferai ça.Quoi ? Je ne sais plus. Jenny ? Elle est là. Je sens sa main chaude dans la mienne. J’ouvre les yeux et c’est plus facile cette fois ci. Elle est là qui me regarde, attentive et anxieuse. Il ne faut pas t’en faire Jenny, je vais me réveiller, on va rentrer à la maison et je te ferai un petit massage comme tu les aime quand tu as trop travaillé et que tes épaules te font mal. Jenny ? Si on rentrait à la maison ? Je n’aime pas cette chambre sans fenêtre. Tout est bleu, drôle de bleu, du bleu jetable, du bleu lavable, du bleu qui ne se salit pas, du bleu d’hôpital. Du bleu qui fout le bourdon parce qu’il vous fait penser que vous allez mourir et franchement, mourir dans ce bleu, c’est le dernier truc que je souhaite à quelqu’un. Moi je ne vais pas mourir, ça c’est sûr, je vais être papa ! Alors j’ai vraiment d’autres choses à faire !D’accord, partir ça à l’air un peu compliqué, mais je dois rester éveillé, au moins pour contempler le visage soucieux de Jenny, pour lui dire d’arrêter d’avoir peur. Brouillard.

Merde, je voudrais que ça cesse. Je voudrais me réveiller plus de deux minutes ! Aujourd’hui tout semble plus clair. Je vois distinctement le fond de la pièce. Il y a un autre moi dans un autre lit comme moi, branché à des machines par des tuyaux qui pompent, aspirent et injectent. L’autre moi grogne un peu, je l’écoute et je me félicite. J’ai dépassé ce stade, je ne grogne plus, j’articule des sons presque compréhensibles. Jenny m’a dit de ne pas forcer, c’est à cause de l’intubation. Le tubea abimé un peu la gorge et a provoqué un œdème. Bon, va pour un œdème, tant que ça se remet vite. Je veux dire tant de chose à Jenny et je ne veux pas attendre trop longtemps. Le bip des machines est agaçant, j’aimerai qu’il s’arrête. S’il n’y avait que le mien, mais nous sommes plusieurs à faire bip, même pas ensemble !On pourrait essayer de faire des rythmes, mais je n’entends qu’une cacophonie de bips désaccordés. J’arrive à lever les mains et les regarder un moment.Ça ne sert à rien mais ça me prouve que j’ai toujours une enveloppe corporelle. Bip. Mes ongles courts sont étonnamment propres. Je ne me rappelais pas m’être si bien lavé les mains tout à l’heure…hier…quand ? bip !

– jenny ?

– oui Samuel.

– combien de temps ?

– depuis combien de temps tu es là ?

– oui

– presque trois jours mon amour.

– pourquoi ?

– tu ne te rappelle pas ?

– non

– tu as reçu…deux balles, une dans la poitrine et une dans la tête.

– non, cogné !

– tu t’es cogné puis on t’a tiré dessus.

– qui ?

– le type chez qui tu étais.

– Isabelle ?

– elle va bien, elle a reçu une balle dans la cuisse mais ça n’était pas grave.

– et les Rab… ?

– on en parlera plus tard. Il faut que tu te reposes, dit Jenny qui clôt la conversation en m’embrassant tendrement le visage.Ses cheveux me chatouillent mais je n’ai pas envie de rire.

Merde, on m’a tiré dessus. C’est presque normal pour un flic, ça arrive, rarement en fait. Moi, c’est la première fois. On a déjà tiré dans ma direction mais je n’avais jamais pris une balle. Deux balles ? Pourquoi ? Il faudra que je demande. Je me rendors sans réponse, mais je ne sombre pas, je dors. Cette fois ci je le sais. Quand je me réveille, Jenny est toujours là. Elle somnole dans un fauteuil qu’elle a approché du lit pour me tenir la main. J’ai pourtant dû sombrer à nouveau parce que je ne suis plus au même endroit. Je suis dans une chambre claire et lumineuse. Pas le summum du luxe, mais c’est déjà mieux qu’avant. En levant les yeux, je vois mes parents…Papa ? Maman ? Vous avez l’air bouleversés !

– Samuel, chevrote ma mère en s’approchant de moi, mains tendues mais elle reste en suspens, comme si elle n’osait pas me toucher. Alors je tends la main, l’autre, celle qui ne se cramponne pas à Jenny et je retrouve le contact rugueux de la paume de sa main. J’aimais tellement cette main quand j’étais petit ! Une main de femme qui travaille, qui va au jardin, qui plante des légumes et cueille des fraises au printemps. Une main qui fait la vaisselle et qui étend du linge, une main qui n’a pas peur de se salir. Une main douce et pleine d’amour qui dispense des caresses comme seules les mères savent le faire. C’est cette main que je serre entre mes doigts encore sans force et ma mère sanglote malgré elle. Mon père l’attrape par les épaules et la serre contre lui.

– ça va fiston ? Tu nous as fait une de ces frayeurs !

– papa…pourquoi vous êtes là ?

– il est bien bon lui, dit mon père en s’essuyant les yeux du revers de la main. Parce que tu étais blessé, grand couillon.

– je vais bien, ça va…

– je sais, fiston, je sais, ça va aller maintenant.

Je vais essayer de rester réveiller plus longtemps…mais la douleur devient soudain si présente que j’en ai le souffle coupé. Je halète un moment et les bips s’accélèrent. Une grande femme bleue met tout le monde dehors.

– je vais augmenter un peu la morphine, dit-elle.

– non, pas de morphine…

– on en reparlera quand on vous aura retiré les drains. Pour le moment, contentez-vous de vous reposer et laissez-vous dorloter.

Merde, je voudrais rester conscient mais le brouillard revient et je sombre à nouveau.

Au bout d’une semaine, la douleur s’estompe peu à peu, à condition de ne pas trop bouger. Mes parents sont là toutes les après-midi et Jenny campe dans la chambre. Elle me laisse à regret quelques heures tous les jours et reviens vite.

Un matin, Isabelle entre dans la chambre en fauteuil roulant. J’ai un choc en la voyant, blafarde et amaigrie.

– ben dis donc, ma vieille, tu fais peur !

– parles, joli merle, si tu voyais ta tête !

– putain qu’est ce qui s’est passé là-bas, Isabelle ?

On parlera boulot une autre fois. Je suis juste venu prendre de tes nouvelles. Je sors aujourd’hui, je rentre chez moi, collègue. Qu’est-ce qu’il ne faut pas faire pour avoir des vacances !

– isabelle,dis-moi !

– plus tard…

– non, dis-moi ; je ne me souviens de rien. Rabatto s’est levé, il m’a bousculé, je suis tombé et je me suis cogné la tête. J’ai entendu des coups de feu et je me suis évanoui.

– c’est un bon début. Le reste peut attendre.

– merde, arrêtez de me ménager tous. Allez, dis-moi ! Tu y étais toi aussi, tu sais ce qui s’est passé !

Elle souffle un moment puis regarde derrière elle. Le couloir est vide. Elle approche son fauteuil tout près de moi.

– écoute, on m’a demandé de ne pas t’en parler. Tu as eu une sale blessure et ils voulaient éviter de te perturber plus que tu ne l’étais déjà.

– allez Isabelle…

– bon, voilà ce qui s’est passé : quand Rabatto t’as bousculé, je me suis interposée et j’ai sorti mon arme. Tu étais juste derrière moi. Il a pris peur et il s’est laissé tomber par terre. Sa femme criait sans s’arrêter, c’était vraiment la pagaille là-dedans. J’ai essayé de la faire taire et je ne l’ai pas vu sortir le revolver de sous le fauteuil. Ensuite, tout est allé très vite. Il a descendu son épouse en pleine tête. Un putain de tir de champion ! Elle a arrêté de crier comme ça, d’un coup, elle est tombée comme une poupée désarticulée, morte.

-Et après ?

– Après, j’ai riposté. Je l’ai atteint à la poitrine. Il n’aurait pas dû se relever. Je ne sais pas comment il a fait mais il y est arrivé et il a visé dans ma direction à trois reprises mais c’est toi qu’il a touché par erreur.

– et ?

– et je lui ai mis une balle dans la tête. Il fallait qu’il s’arrête.

– et ?

– ils sont morts, tous les deux.

– Morts ? Merde !

– désolée, je n’avais pas le choix.

– Comment ça a pu déraper comme ça ? Tu crois qu’on a déconné ? Tu crois qu’on aurait pu éviter tout ça ?

– voilà pourquoi ils ne voulaient pas que je t’en parle, tu réfléchis trop. On aurait rien pu faire, il a juste pété un câble. Ce type était au bout du rouleau et il voulait emmener le plus de monde possible avec lui. Tu n’y es pour rien et moi non plus. Je ne vois pas ce qu’on aurait pu faire pour éviter ça. D’après les premières constatations, il avait déjà tout prévu. Notre arrivée a juste accélérée les choses. Il avait rédigé une lettre où il expliquait le meurtre de sa femme et son suicide. L’arme était à portée de main, il attendait probablement d’être assez saoul pour passer à l’acte et on a débarqué…

– merde, merde, merde…

– comme tu dis.

– j’en reviens pas qu’ils soient morts tous les deux !

– je sais, si on avait pu imaginer une seule seconde que ce type ferait un truc pareil, on s’y serait pris autrement !

– mais tuer sa femme quand même, quel salaud !

– ouais, je suis d’accord avec toi,elle n’avait pas mérité ça !

– et pour le meurtre de Paul Fauré ?

– affaire classée, entre les indices laissés sur place et son geste fou, il ne fait aucun doute qu’il avait tué Paul Fauré.

– il le dit dans sa lettre ?

– non, il dit qu’il ne peut pas imaginer une vie sans lui, c’est tout.

– on a toujours pas retrouvé sa femme j’imagine ?

– non, aucune trace.

– tu crois qu’elle est morte ?

– probablement. Allez reposes toi maintenant. Je ne voudrais pas que tu te prennes la tête à cause de ça, on se reverra au poste dans quelques temps.

Et elle s’en va. J’entends le couinement de ses roues caoutchoutées dans le couloir et j’ai l’impression de pouvoir suivre sa progression rien qu’à l’oreille. Le couloir doit former un angle car soudain le bruit diminue puis disparait.

Les Rabatto sont morts, emportant avec eux le mystère du meurtre de Paul Fauré. J’aimerai croire que ce fêlé de Robert l’a tué mais un doute subsiste.

Quelques jours après, je sors enfin de l’hôpital pour une maison de convalescence où l’on m’oblige à faire de la rééducation tous les jours. Un médecin plus compatissant que les autres prend le temps de m’expliquer ce qui m’est arrivé. La première balle m’a atteint en pleine tête, sur le côté cependant, ce qui m’a sauvé la vie ou m’a empêché de devenir un légume. Le cerveau n’a pas été atteint mais un hématome s’est formé à l’intérieur de mon crane qui a bien failli me couter la vie. L’autre balle m’a perforé le poumon droit. Moins grave à priori, sauf que je faisais des petites bulles de sang quand les secours sont arrivés. Donc, un poumon un peu endommagé, un cerveau éraflé. Je m’en sors pas trop mal. Je marche, je parle, je respire. Des choses banales pour le commun des mortels mais pas pour quelqu’un qui prend deux balles presque à bout portant.

S’en suivirent six mois de convalescence durant lesquels, au fur et à mesure que je retrouvais toutes mes facultés, Jenny s’arrondissait en proportion. J’étais heureux.

Elle m’a autorisé à lui faire l’amour vers le cinquième mois et même si j’avais pas mal perdu de mon endurance, j’ai trouvé ça génial. Sentir son petit ventre rond entre elle et moi ne m’a pas dérangé. Je le craignais mais quand j’ai vu la passion dans ses yeux, quand j’ai senti la chaleur de son corps, la brulure de son sexe, l’appétit de sa bouche, je me suis abandonné et nous avons vogué ensemble dans le bonheur que nous avons concrétisé par un orgasme tout en volupté. Même Jenny a jouit vite. Ça faisait du bien. Je me suis senti à nouveau vivant à partir de ce moment-là.

Je posais mes mains sur son ventre et elle me laissait un moment parler au bébé puis elle disait :

– parle-moi à moi maintenant, en descendant mes mains entre ses cuisses ruisselantes.

Nous avons fait l’amour presque tous les jours jusqu’au dernier soir. J’avais repris le boulot depuis quelques semaines et le terme était proche. Je ne lui faisais plus l’amour qu’avec précaution. Elle s’allongeait sur le côté et je me glissais derrière elle. J’avais parfois l’impression d’être incestueux mais elle me pressait tant que je ne pouvais lui refuser ce plaisir. Je suis allé lentement, doucement, caressant ses seins démesurés aux tétons épatés comme des soucoupes sombres et je l’ai fait jouir comme rarement. Elle a crié longtemps dans le silence de la nuit et j’ai eu une pensée fugace pour les voisins, puis elle s’est retournée pesamment vers moi. Elle avait du mal à déplacer son ventre volumineux. Elle avait un immense sourire etelle a dit :

– Samuel, je t’aime. Amène-moi à l’hôpital, je suis en train d’accoucher.

– quoi ? J’ai répondu au sommet de ma forme.

– j’accouche !

– maintenant ?

– non, la semaine prochaine !Oui, bien sûr, maintenant !

– mais je croyais que tu étais en train de jouir !

– c’était le cas et maintenant j’accouche…Samuel, tu m’aides à me relever ou il faut que je le fasse toute seule ?

Alors, comme si on m’avait envoyé une décharge électrique, j’ai sauté du lit, j’ai sauté dans mes vêtements, j’ai sauté dans la voiture, je suis revenue parce que j’avais oublié Jenny, j’ai pris la valise préparée longtemps à l’avance et rangée sous le lit et nous sommes partis. vingt minutes plus tard, je soutenais une Jenny grimaçante mais stoïque jusqu’à la maternité. À peine habillé d’une blouse en papier, d’une charlotte ridicule et de protèges chaussures, la sage-femme m’a fait entrer dans une salle métallique, comme l’intérieur d’une grosse boite de gâteau aseptisée. Jenny était habillée à peu près pareil et pendant un instant, je me suis demandé lequel de nous deux était concernés. Mais c’est elle qu’on a allongé sur la table de travail. C’est elle qu’on a examiné gravement pour lui dire sentencieusement :

– Madame, quelques minutes de plus et vous accouchiez dans la voiture.

C’est elle qui a poussé sans péridurale – trop tard pour la pratiquer. C’est elle qui a hurlé si fort que mes mains ont saignées quand ses ongles en sont enfin ressortis. C’est elle qui a mis au monde ce petit paquet rouge et violet aux yeux clos, gonflés, aux cheveux collé sur un crane mou. C’est elle aussi qui a pleuré comme une madeleine quand on le lui a posé sur le ventre, encore gluant…et moi aussi…

J’ai repris le travail une semaine après et je savais que je n’étais plus le même homme. J’avais une fille, une petite fille, une magnifique petite fille. L’été suivant, nous nous sommes mariés dans le midi, chez mes parents, comme je l’avais imaginé. Jenny était si belle avec sa jolie robe blanche simple et ajourée. Les fleurs dans ses cheveux illuminaient son visage déjà radieux. Nous avons fait la fête jusque tard dans la nuit, dans le grand jardin, entre les oliviers et les cyprès parés de guirlandes lumineuse, avec le ciel comme écrin. Quelques collègues étaient là. Isabelle entre autre qui marchait normalement ou presque et l’affaire Fauré était classée, enterrée, loin derrière nous. Un mauvais souvenir, du moins c’est ce que nous espérions tous jusqu’à ce que Virginie Fauré se présente un matin brumeux au commissariat presque deux ans après la mort de son mari.

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