LE JOUR OU GABRIEL REMONTA LA TOUR EIFFEL

Pour GABRIEL
Quelques jours avant son anniversaire, Gabriel se réveilla de fort mauvaise humeur.
Depuis que la tour Eiffel avait disparu, le soleil brillait en permanence sur la ville.

Ce qui semblait paradisiaque dans les premiers jours, était devenu peu à peu un véritable enfer.
Ce soleil permanent tapait sur la tête des parisiens qui regrettaient la pluie et ne supportaient pas la chaleur. Il ne se passait pas une journée sans que les gens se disputent.
Régulièrement, les rues retentissaient de cris énervés. Les conducteurs aveuglés par l’implacable lumière se percutaient au feu rouge. Les piétons risquaient leur vie sur les passages cloutés. Mais ce n’était pas tout !
Les parisiens auraient pu s’accommoder de la mauvaise humeur. Après tout, les français ne sont pas réputés pour leur bon caractère et les parisiens encore moins…
Mais ce beau temps permanent n’affectait pas que les êtres humains. Tous les points d’eaux s’étaient peu à peu asséchés.
La Seine était rapidement descendu jusqu’à s’évaporer entièrement, ne laissant qu’un amas de boue sombre et puante qui emplissait maintenant le lit de ce fleuve jadis renommé et majestueux.
Les jardins autrefois resplendissants, ressemblaient maintenant à des déserts arides dans lesquels plus rien ne poussait.
Pire encore, les touristes, ravis au début, avaient fini par renoncer à leurs vacances car la ville sentait mauvais et la chaleur les rendait malades.
Bref, les parisiens agonisaient dans une ville desséchée.
Cela avait assez duré, décida Gabriel qui, pour la première fois de sa vie, souhaitait que la pluie tombe à nouveau, régulière et monotone afin que les jardins publics redeviennent verts et fleuris, que les parisiens retrouvent leur bonne humeur et que les capuches et les parapluies fassent leur réapparition.
Or, Gabriel savait un secret. Un secret qu’il gardait depuis déjà quelques temps. Un secret si énorme qu’il avait eu du mal à se taire. Un secret qu’il avait conservé jusqu’à ce jour et qu’il ne comptait en aucun cas révéler.
Quel était ce secret me direz-vous ?
Eh bien, chers petits lecteurs, je vais vous le révéler en confidence parce que je sais que vous ne le trahirez pas. Et je le sais parce que déjà la première fois, vous n’avez rien raconté…
Voilà donc le secret que Gabriel gardait jalousement :
Il savait ou se trouvait la tour Eiffel !
Comment ? me direz-vous, vos grands yeux écarquillés par la surprise.
Et je vous répondrais que c’était arrivé tout bêtement en jouant aux billes, quand papa n’était pas là bien sûr, parce qu’il n’aime pas le bruit sec des billes qui rebondissent et roulent sur le parquet. Personne n’aime ce bruit exaspérant. Ni le bruit des sirènes hurlantes quand tu joues avec ton ambulance. Ni le meuglement de la vache quand tu joues avec les animaux de la ferme, ni le cri des oiseaux, quand…Désolée, je m’emporte.
Donc, une belle bille « raz de marée » bleu marine et turquoise avait roulé sous le lit de sa sœur. Pas question de la laisser là ! Elle lui avait couté cinq billes « œil de chat » !
Alors Gabriel avait rampé sous le lit, loin, si loin qu’il ne voyait presque plus la lumière du jour et c’est là qu’il l’avait trouvée. Dans le sac à dos. Bien rangée.
La tour Eiffel, pas la bille bien sûr !
Sa sœur Ariane ressemblait parfois à une tornade mais elle aimait que tout soit bien rangé. Ce n’était donc pas cela qui avait étonné Gabriel, mais plutôt le fait que l’immense édifice réussisse à tenir bien plié dans un sac à dos.
Au début, Gabriel ne savait pas ce qu’il devait faire. Des milliers de questions lui traversaient l’esprit, le laissant bouche bée.
Le soir à table, maman le gronda d’ailleurs car sa soupe coulait le long de son menton tant il était occupé à réfléchir.
Gabriel ! dit maman, ferme ta bouche quand tu manges…surtout quand tu manges de la soupe !
Maman, si tu savais, pensa Gabriel en faisant claquer ses mâchoires, éclaboussant tout le monde au passage.
Gabriel ! cria maman en s’essayant la figure et le tee-shirt puis en passant machinalement un torchon dans les cheveux d’Ariane qui dégouttaient sur la table.
Gabriel, tu fais n’importe quoi ! Si tu continues, tu seras puni de dessert, ajouta maman en épongeant ensuite la table.
Mais Gabriel ne l’entendait pas. Il était obnubilé par l’incroyable découverte qu’il venait de faire.
Le soir, couché dans son lit, il se demanda s’il devait en parler à sa sœur ou à papa et maman. Après une nuit très agité, il décida de ne rien dire puis il oublia. Plus exactement, il rangea ce souvenir dans un coin de sa tête et essaya de ne plus y penser.
Les mois passèrent, et l’été tant attendu l’année précédente, arriva sans apporter aucune modification.
Les enfants n’avaient même pas le sentiment d’être en vacances. Il faisait aussi beau et aussi chaud qu’au mois de janvier, de février, de mars, d’avril, de mai, de juin…
Cela devenait insupportable. Le soir ils s’asseyaient tous sur le canapé du salon et regardaient la météo. Durant l’hiver ,la France avait subi de fortes intempéries.
Des pluies diluviennes avaient provoquées des inondations dans le sud-Ouest. La pointe bretonne avait battu des records de pluviométrie avec soixante-cinq jours de pluie ininterrompue !
Même les Alpes-Maritimes, habituellement clémentes, avaient été malmenées par plusieurs tempêtes retentissantes qui les avaient tous laissé rêveurs et presque envieux.
Toute cette eau…mais pas une goutte n’avait dépassé les limites du périphérique. Les quartiers déshérités avaient été abondamment lavés et rafraîchis pendant que la capitale continuait à étouffer sous un soleil de plomb.
Les Après-midi, à cause de la trop forte chaleur, Ariane et Gabriel regardaient en boucle « les enfants de la pluie » et le soir, Papa et Maman s’affalaient devant « Parlez-moi de la pluie » et « Chantons sous la pluie », les yeux brillants.
Il fallait que cela cesse !
C’est ainsi que Gabriel échafauda un plan après une nuit agitée dont il se réveilla trempé de sueur.
La tour Eiffel était responsable de ce changement climatique, il en était sur. Il ne voulait pas fêter son anniversaire dans un parc pelé et gris de poussière, sentant les poubelles et les relents d’égouts.
Il fallait la remettre à sa place et espérer que le temps s’améliore ce qui, paradoxalement, voulait dire qu’il fallait qu’il se remette à pleuvoir et à faire gris.
Après avoir fait sa toilette et s’être habillé d’un débardeur gris, d’un short gris et de ses tennis grises pour passer inaperçu, Gabriel se glissa sou le lit et tenta de tirer le sac vers l’extérieur.
Mais il ne parvint pas à faire bouger le moindre petit bout de fil du sac en toile renforcée. Il tira, poussa, donna même quelques coups de poings bien inutiles mais ne réussit qu’à se faire mal à la main.
Il ressortit de sous le lit d’Ariane et se mit à pleurer.
Un peu d’eau n’a jamais fait de mal, se dit-il en contemplant ses larmes qu’il laissait rouler sur ses mains pour mieux les savourer.
Le mois de juillet semblait encore plus chaud que le mois de juin, qui lui-même avait été plus chaud que le mois de mai…
Debout devant la fenêtre fermée, le ventilateur brassant un air chaud qui soulevait à peine ses cheveux, Gabriel contempla un pigeon qui marchait sur le trottoir. Il sautillait d’une manière comique, voletant tous les deux ou trois pas. Le béton des trottoirs était si chaud que le pauvre animal ne pouvait pas y demeurer très longtemps. Il trouva finalement refuge sur une branche de platane qui n’avait pas réussi à faire pousser ses feuilles.
CA SUFFIT ! cria Gabriel. Heureusement il était seul dans l’appartement. Il faut que je réussisse à sortir cette fichue tour Eiffel de sous le lit et que j’aille la remettre à sa place ! Se dit-il.
Peut-être était-ce cette énergie nouvelle qui le galvanisa au point qu’il réussit à se glisser sous le lit et à tirer le sac jusqu’à lui comme s’il était remplis de…plumes.
Un grand sourire satisfait apparu sur ses lèvres quand il jeta le sac sur son dos. Jusque ici tout va bien, se dit-il. Mais immédiatement, il réalisa qu’il ne savait pas comment il allait remonter la tour Eiffel.
Il s’assit sur le lit d’Ariane dont les lattes s’affaissèrent immédiatement sous le poids. Mais Gabriel était si concentré qu’il ne s’en aperçu même pas. Comment faire, se disait-il alors que le lit s’enfonçait lentement et irrémédiablement.
Soudain, il se souvint de la caisse à outils de papa, rangée dans le placard de l’entrée. Elle était là la solution : les outils de papa !
Il ouvrit la porte du placard, sortit les outils et les glissa tous dans la poche avant du sac à dos, même la grosse visseuse électrique !
Il avait le sentiment d’être le père Noël qui parvient à transporter les jouets de tous les enfants du monde dans une hotte pas tellement plus grande que le sac de la tour Eiffel.
Il aurait aimé laisser un mot à maman pour qu’elle ne s’inquiète pas à son retour du travail mais il ne trouva pas de stylo. Avisant les « magnet » alphabet sur le frigo, il tenta d’écrire un message mais ils manquaient beaucoup de lettres…Finalement il écrivit :
« JE PAR TOUIFEL » Message qu’il trouva parfaitement clair mais qui demeura totalement incompréhensible pour maman quand elle rentra, une heure plus tard.
Mais je vais trop vite !
Gabriel mit sa casquette et s’enduisit de crème solaire puis il fit un tour sur lui-même pour vérifier qu’il n’avait rien oublié.
Après avoir fermé la porte de la maison, il sortit dans la rue étouffante, portant sur son dos le monument le plus célèbre du monde.
Comme sa sœur quelques mois auparavant, il renonça aux escalators dès la première marche car ils s’arrêtèrent, bloqués par le poids du sac. Il dû se résoudre à descendre à pied jusqu’au quai de métro qui menait à l’esplanade du champ de Mars. le métro peina à démarrer mais ils en avait vu d’autre et en soupirant, il tira ses wagons dans les tunnels frais et déserts. Comme sa sœur quelques mois auparavant, Gabriel, inconscient des efforts du petit train, s’assit sagement et attendit la station “Tour Eiffel” pour s’extraire des couloirs du métro et se retrouver à l’air libre sous un soleil de plomb.
Par chance, l’esplanade sur laquelle se trouvait l’immense édifice métallique quelques mois plus tôt, était maintenant désert. Les badauds avaient arrêté de venir contempler, horrifiés, l’absence de la tour Eiffel et s’étaient repliés dans leurs appartements climatisés où étaient partis vivre à la campagne.
Seul sur le parvis, loin des regards, Gabriel entreprit de sortir un à un tous les morceaux de la tour. Il y en avait tellement qu’il aurait aimé trouver une notice de montage au fond du sac mais il n’en fut rien.
Un peu découragé, il s’assit sur une poutre et pela une orange qu’il avait prit le temps d’emporter avant de quitter la maison. Il mit proprement ses épluchures à la poubelle désespérément vide, tout en réfléchissant.
En fait, se dit-il finalement. Il suffisait de commencer par les plus gros et les plus grands morceaux et de monter ensuite les plus petits.
Cette idée lui sembla formidable et il s’empressa d’assembler les grandes poutrelles entres elles en essayant de se souvenir de la tour telle qu’elle était avant sa disparition. Mais la mémoire d’un enfant de 9 ans n’est pas toujours fiable, se dit-il en contemplant devant lui une réplique du « Pont de la rivière des parfums » [1] qu’il venait d’assembler. Il démonta tout et recommença. La deuxième fois il réussit à placer un début de charpente avant de s’apercevoir qu’il avait reproduit la toiture de la « Gare de l’ouest » à Budapest[2] .
A la troisième tentative, il obtint la Coupole de l’observatoire de Nice [3].
Découragé, Gabriel s’assit à l’ombre maigre des arbres rabougris qui bordaient l’esplanade.
Comment vais-je réussir à la remonter si je ne me souviens même pas à quoi elle ressemblait, se dit-il très découragé.
Il mangea une deuxième orange pour se donner du courage. Mais le cœur n’y était pas. Il éparpilla les épluchures sur le sol puis il eut honte d’avoir abandonné et se leva pour ramasser ses peaux d’orange. C’est en se dirigeant vers la poubelle qu’il la vit. Elle était là depuis le début, devant lui !
Sur un panneau bordant le parc, une immense photo de la belle tour le contemplait. Les parisiens l’avait placée là en guise d’avis de recherche – comme s’il était possible que quiconque oublia à quoi elle ressemblait !
Le voilà mon mode d’emploi, se dit Gabriel tout content.
Il reprit ses outils et commença à assembler les morceaux en suivant la photo comme on lit un schéma. Les gros d’abords, les petits ensuite et plus il montait, plus la ville semblait respirer, comme soulagée. Finalement il parvint au sommet et en assemblant la pointe, il reçu une première goutte d’eau, rapidement suivie d’une autre et encore une autre.
C’est sous une averse quasi tropicale qu’il descendit de la tour Eiffel en se régalant de pouvoir profiter seul du grand ascenseur.
Heureusement pour lui, la pluie s’était tellement intensifiée qu’il pu sortir sans se faire repérer des passants qui contemplait l’immense bâtiment reconstitué sans arriver à croire à son retour. Gabriel se dépêcha de rentrer à la maison car il ne voulait pas que maman s’inquiète.
Quand il arriva, trempé comme une soupe, Maman l’enroula dans une grande serviette et en lui frottant les cheveux elle lui dit :
– alors mon grand, tu t’es fait surprendre par la pluie, ça fait du bien n’est-ce pas ?
oui, répondit Gabriel qui parvint toutefois à cacher le petit sourire de satisfaction qui faisait remonter sa bouche comme une jolie virgule double.
Quand il entra dans la chambre, Ariane était debout devant la fenêtre. Elle se tourna vers lui et lui lança un regard lourd mais elle ne dit rien. Elle aussi en avait assez de la chaleur suffocante de la ville.
Le soir, tous assis sur le canapé, fenêtre ouverte, ils écoutèrent le bruit de la pluie avec un plaisir qu’ils n’avaient pas ressenti depuis longtemps. L’odeur de trottoir mouillé montait jusqu’à eux et ils la savourèrent. Même la télé ne réussit pas à les en détourner…ce soir là.
Quelques jours plus tard, Gabriel feta son dixième anniversaire sous une pluie battante ce qui ne l’empêcha pas de se réjouir de tous ses cadeaux et de se régaler du bon gâteau au chocolat que maman avait préparé pour cette occasion. vêtus d’imperméables et de bottes en caoutchouc, tous les enfants sautèrent dans les flaques jusqu’à l’épuisement, heureux d’être trempés et de retrouver la pluie, même Ariane…
Il plut durant tout l’été et Gabriel se prit par moment à regretter d’avoir remonté la tour Eiffel jusqu’à ce qu’il découvre que la Seine était remplie d’une eau vive et rapide qui charriait toute les saletés qui s’étaient accumulées, que les toits de Paris avaient recommencé à luire dans la lumière, que les odeurs désagréables avaient disparu et que tout autour de lui, les gens étaient à nouveaux heureux.
Alors Gabriel décida qu’il avait eu raison car sans la pluie, Paris ne serait pas Paris – parole de touristes.
Un soir qu’il contemplait l’eau ruisseler sur la vitre, à quelques jours de la rentrée scolaire, Ariane s’arrêta près de lui et glissa sa main dans la sienne.
Elle aussi était contente de retrouver sa ville. Après tout, pour avoir du soleil, il leur suffisait de rendre visite à leurs cousins durant les vacances !

 

[1] [2] [3] Réalisation de Gustave EIFFEL

 

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