LA GROTTE DES VOYAGEURS – Chapitre 4

Chapitre 4

18°  jour de la saison d’été de l’an 1

Deux Années terrestres

Le soleil se levait à peine quand Joshua vint frapper à ma porte. J’étais déjà habillée et finissais mon petit déjeuner. Martial était passé une demi-heure plus tôt, les yeux cernés, pour me dire au revoir et j’avais lu une grande d’angoisse dans son regard mais il ne l’exprima pas et je lui en fus reconnaissante.

Il balbutia quelques paroles confuses dans lesquelles je démêlais un « bon voyage » et « pas de mauvaises rencontres » et il partit rapidement, laissant sur la table trois petits communicateurs qui utilisaient une fréquence inédite. Il nous permettrait de nous parler si nous étions séparés, Joshua Moya et moi. Serarpi avait utilisé la fréquence des chants des baveaux et elle espérait que le gouvernement ne balayait pas l’espace sonore avec un spectre matrien mais terrestre. Je sortis de la maison et je vis Boulette filer à l’intérieur sans me jeter un regard. Je repoussais la porte sur elle avec un pincement au cœur. Je ne pouvais contenter tout le monde. J’en avais fait l’amère expérience avec mon précédent époux. Ce n’était pas un chat possessif qui allait entraver mes projets ! Je remontais l’allée en m’efforçant de ne pas me retourner pour contempler une dernière fois ma maison, splendide dans le soleil levant et l’océan si pur et si calme en ce tout début de matinée. En route, je retrouvais Martial et nous remontâmes vers le haut du village.

Moya nous attendait devant sa maison qui semblait petite, dominée par la fortification en pierre qui ne cessait de croitre et l’immense portail qui avait été reculé et renforcé de plaques métalliques si épaisses qu’il faudrait plus que des lances flammes pour en venir à bout.

Amozzo et Aram, qui officiaient en tant que vétérinaires, patientaient à coté de cinq chevaux fraichement scellés parmi lesquels je reconnu Gazelle qui me fit la fête en hennissant et en collant sa tête sous mon bras. Cela me réconforta un peu. Après avoir attachés nos bagages sur la croupe des bêtes fringantes, nous montâmes en selle et nous prîmes la route de la falaise en parlant à peine. Le soleil se levait sur les collines et la journée allait être torride. Nous profitions encore des restes de fraicheur qui subsistaient dans la petite brise qui arrivait directement de l’océan sur ce chemin côtier, exposé aux vents. Dans quelques heures, le souffle se tarirait et la chaleur régnerait en maitre sur la terre jaune et craquelée qui espérait l’eau. A nouveau, je ressentis ce même pincement au cœur. Chaque fois que je me trouvais sur ce plateau, j’étais soufflée par sa beauté, son immensité et cette vue extraordinaire sur l’océan. Mais je partais et je ne savais ni pour combien de temps ni où nous mènerait ce périple qui s’annonçait plus complexe que nous ne l’avions expliqué à Joshua. Alors, je fus empreinte d’un trouble emplis d’appréhension et de crainte. Reverrais-je un jour ce paysage somptueux ? Rentrerais-je au village ? Reviendrions-nous en vie, tous les trois ?

Joshua avançait en tête, déterminé comme à son habitude, rien ne semblait pouvoir le détourner de sa route. J’eus soudain envie de faire demi-tour et de rentrer me terrer dans ma maison. Mais la voix de Moya retentit alors dans ma tête :

« Il ne manquerait plus que ça ! Ce voyage, c’est votre projet. C’est vous qui l’avez décidé. Arrêtez de douter de vous, vous faites le bon choix, vous verrez, vous reviendrez transformée»

«  Comment pouvez-vous en être si sur ? » lui répondis-je en espérant être compréhensible.

«  Ne vous inquiétez pas, je vous comprends, et pour vous répondre : Parce-que je commence à vous connaitre. Vous semblez partir dans tous les sens, mais en réalité, votre route est tracée. Je ne vous ai jamais vu vous tromper ».

« Et pour Alex ? » dis-je, hésitante.

« Vous ne vous êtes pas trompé non plus. C’est lui qui a commis une erreur. Il n’aurait jamais dû vous laisser, mais je suis certain que nous finirons par le retrouver »

«  Je l’espère ; il me manquetant »

« Je sais » répondit-il doucement alors que Joshua mettait pied à terre en tendant sa longe à nos accompagnateurs.

Comme la fois précédente, Amozzo et Aram reprirent les bêtes dès que nous en fûmes descendus et ils remontèrent au sommet de la falaise. Ils avaient pour consigne d’attendre un peu avant de repartir car je n’étais pas sûre que Joshua puisse voyager avec nous.

– nous ne possédons pas de Mitreion m’avait dit Moya prosaïque, sinon je t’en aurais fournis.

– comment faites-vous pour voyager à plusieurs ? avais-je demandé au colosse blond.

– soit on se serre sur la pierre, soit on passe en plusieurs fois.

– comment pouvez vous être sur que personne n’arrive ou ne se trouve dans la salle en même temps que vous ?

– si c’est le cas, la porte ne s’ouvre pas. Si tu attends des hommes à toi, tu peux rester…dans le cas contraire, tu as intérêt à filer te cacher.

Cette conversation tournait encore dans ma tête lorsque nous pénétrâmes prudemment dans la grotte qui était heureusement vide et dont la fraicheur nous fit du bien, puis nous nous dirigeâmes dans le tunnel et je montrais la porte et son symbole à Joshua. Moya ouvrit la porte et j’eus l’impression que les empreintes brillaient encore plus à son contact. Joshua, qui voyait le phénomène pour la première fois, ne put s’empêcher de siffler d’étonnement. Il regarda la porte s’ouvrir en raclant légèrement le sol et entra dans la salle en premier, tant il était impatient de vérifier par lui-même tout ce que je lui avais raconté.

– c’est incroyable ! C’est magnifique ! Cette pierre qui flotte…comment est-ce possible ?

Sans plus d’explications, car personne n’en avait réellement, nous entrâmes avec lui et nous grimpâmes tous les trois sur la pierre. Puis Moya posa ses mains sur les empreintes en face de nous, mais il n’y eut pas d’éclair.

– mince, c’est ce que je craignais, dit-il. Joshua ne passe pas.

– ça n’est pas possible, je lui dis, il faut trouver un moyen. Joshua, mets toi derrière moi et passe tes bras autour de ma taille. Serre toi bien contre moi, nous ne devons faire qu’un.

 Par précaution, je posais sa main sur mon bracelet. Moya recommença et la lumière nous aveugla. J’avais encore oublié de fermer les yeux tant j’étais préoccupée par l’éventualité que Joshua ne puisse pas voyager !

– nous devons sortir dit Moya.

– on ne peut pas repartir tout de suite ? demandais-je, étonnée.

– non, il est impossible de repartir immédiatement. Nous sommes obligés de sortir après chaque déplacement. Je pense que c’est pour éviter que quelqu’un voyage de grotte en grotte éternellement.

Tout en parlant, il posa ses mains sur la porte et elle coulissa silencieusement ou presque et nous nous retrouvâmes dans la gare centrale.

– je n’aime pas cet endroit, chuchota Moya, repartons vite. Ici, on est vraiment trop à découvert. Si quelqu’un arrive d’une autre porte, il ne peut que nous voir.

Pendant qu’il parlait, nous entendîmes le raclement d’une porte. Nous nous jetâmes si vite à l’intérieur de la salle que Joshua tomba à la renverse. Peu importe qui était les passagers qui débarquaient dans la grotte, même s’ils avaient entendu le bruit de notre porte, nous étions en sécurité. Ils prendraient peut-être le risque de nous suivre mais cela leur ferait probablement perdre plus de temps que de continuer leur route. Voilà en substance ce que nous expliqua Moya alors que je lui montrais le symbole du village de Shebaa. Je vis à son fin sourire qu’il le connaissait déjà.

Pendant que nous prenions place sur la pierre large, il dit :

– j’ai travaillé à l’installation des baraquements dans cette zone.

Alors qu’il apposait les mains sur la roche, j’anticipais l’éclair et nous sortîmes sans encombre de la grotte pour nous retrouver dans les sous-bois frais, à la lumière tamisée par les feuilles qu’une très faible brise remuait à peine.

– il y a une chose que je ne comprends pas, lui dis-je alors que nous descendions lentement le sentier, profitant de la fraicheur prodiguée par l’épaisseur du feuillage et la hauteur des arbres :

– Quand vous êtes arrivé sur Matria, vous ne pouviez pas voyager par les grottes. Comment avez-vous fait pour vous rendre d’un site à un autre ?

– je me demandais quand tu te poserais la question, dit-il ironique. En fait, les gardes étaient équipés d’engins. C’était des véhicules motorisés qui volaient à quelques mètres du sol. Mais ils se déplaçaient très rapidement. Tu as déjà vu ces bateaux qu’on appelait des zodiacs ? Et bien, ils y ressemblaient un peu. Il y avait des bancs rudimentaires à l’arrière sur lesquels on s’asseyait et deux gardes montaient à l’avant dans la cabine de pilotage. Il refermait sur nous une cage grillagée et pouvait ainsi conduire sans se soucier de nous. Quand ils ont découverts qu’ils pouvaient voyager dans les grottes, ils ont abandonnés leurs engins. Ils n’en ont laissé que dans les camps de mineurs car les campements étaient si vastes qu’il fallait un engin rapide pour circuler d’un point à un autre.  

– et vous, ils vous déplaçaient aussi par les grottes ?

– non, répondit-il sur un ton lugubre qui me glaça malgré la touffeur du sous-bois, nous ils ne nous déplaçaient plus. Nous étions déjà en nombre suffisant. Les nouvelles recrues atterrissaient directement sur les sites. Nous étions voué à vivre et à mourir au même endroit.

– mais pendant que vous installiez les baraquements, dans quoi viviez-vous ?

– dans rien, nous dormions à même le sol, sans aucun confort. Certains avaient des couvertures ou des oreillers mais ils ne les gardaient pas très longtemps…tout se volait et tout se vendait dans les camps !

– contre quoi ?

– de la nourriture ! C’était ce dont nous manquions le plus. Le confort n’est pas indispensable quand tu as le ventre plein. Je n’ais jamais mangé à ma faim dans les camps, sauf quand nous réussissions à attraper une bestiole qui rodait dans les tas d’ordure. Et encore, nous étions toujours nombreux. La plupart du temps, on nourrissait les plus faibles, ceux qui n’arrivaient plus à se trainer jusqu’au service de rations. Bah, c’est si loin tout ça maintenant, ajouta t’il en haussant les épaules.

Je me tournais vers Joshua qui n’avait pas dit un mot depuis le départ.

– ça va ? lui demandais-je.

– oui, je suis tellement sidéré de ce que nous sommes en train de vivre. Je n’aurais jamais imaginé, même dans mes rêves les plus fous, pouvoir un jour me déplacer d’un point à un autre en une fraction de seconde et pourtant…c’est magnifique ici, ajouta t’il en regardant autour de lui. Exactement comme je l’avais imaginé quand nous étions à l’Académie. Cette forêt est splendide. Voilà un bois tendre dans lequel on pourrait fabriquer plein de meubles et d’objets de toutes sortes, dit-il en faisant ployer un jeune arbre fin et frêle qui montait déjà très haut. Quand il le relâcha, le claquement sec fit taire les animaux durant un temps et le silence pesant et lourd devint presque oppressant. A la différence de Joshua qui s’extasiait déjà sur la flore environnante, je n’étais pas faite pour cette région !

– Prenons le temps de manger un peu, dis-je pour me distraire de mes pensées sombres. J’ai constaté que le voyage fatiguait beaucoup l’organisme.

– les premiers…après tu verras, tu ne t’en apercevras même plus. Mais tu as raison, ajouta Moya, si par hasard on nous a suivi, il vaut mieux attendre un peu pour rejoindre le village. Ce serait dommage de leur amener les gardes dès le premier jour !

Tu plaisantes ? dit Joshua avec rancœur, comme si Moya prophétisait le pire ou assumait une quelconque responsabilité dans ce scenario catastrophe.

– Non, ça pourrait se produire, répondit le colosse sobrement. La plupart du temps, les gardes sont plutôt peureux et préfèrent continuer leur chemin comme s’ils n’avaient rien entendu. Mais leurs consignes ont peut-être changé depuis la guerre du village. Enfin, ça m’étonnerait, ajouta t-il comme s’il se parlait à lui-même.

-pourquoi dis tu ça ? lui demandais-je, intriguée.

– pour rien. Les gardes ont toujours été des froussards, conclut-il, et je compris à au ton de sa voix, qu’il n’en dirait pas plus. A la différence de lui qui était imprégné depuis longtemps, je ne pouvais lire dans les pensées à ma guise. Il me fallait me concentrer un peu à l’avance pour saisir des bribes de pensées. Je ne sus donc pas ce qu’il nous cachait même si je sentais qu’il s’agissait d’un lourd secret.

Je les dirigeais vers la petite zone herbeuse où j’avais stationné quelques jours auparavant et nous nous assîmes. Je distribuais les barres protéinées que Moya regarda avec étonnement.

– nous avons dévalisé les stocks du vaisseau avant de partir. Répondis-je laconiquement.

– vous ne m’avez jamais expliqué comment vous vous étiez retrouvé sur la côte Sud-est, reprit Moya. D’après ce que j’ai compris, vous auriez du vous trouver ici tous les deux.

– oui, en effet, répondit Joshua sans me laisser le temps de parler. Mais dans l’affolement du départ, nous nous sommes trompés de passerelle et nous avons embarqué sur le mauvais vaisseau.

– Il y en avait un qui débarquait dans le sud-est ?

– oui…répondis-je promptement à la place de Joshua.

– c’est étrange, je pensais qu’ils avaient décidé de n’y installer personne…

– pourquoi ? demandais-je, devançant toujours Joshua.

– à cause des grottes. Quand ils ont découverts le voyage à travers les grottes, ils ont modifiés les zones d’habitation. Ils voulaient que toutes soient situées à proximité d’une grotte. Votre site est beaucoup trop loin de la grotte de la falaise qui est petite et oblige à passer par la gare. Quand à celle de la plaine, après les collines, elle est inaccessible à pied. Tu ne l’as trouvée que parce que tu as survolé la zone en deltaplane.

– voilà pourquoi tout semblait abandonné quand nous y sommes arrivés ! Mais pourquoi ont-ils laissé les baraquements alors, pourquoi ne les ont-ils pas déplacés près de la grotte ?

– je ne suis pas sur, je crois qu’en fait, cette partie du continent ne les intéressait pas. Elle est éloignée de tout et très isolée. Les collines qui l’entourent forment une sorte de rempart qui la protège bien. Les gardes étaient rassurés qu’on s’éloigne de l’océan à cause des baveaux. Ils ne cessaient de les attaquer. Ils en ont une peur panique…il n’y a que toi qui t’amuse à leur parler, reprit-il en riant.

– je ne leur parle pas, je les regarde !

– tu continues à te rendre sur la plage quand ses bestioles monstrueuses se regroupent ? m’interrogea Joshua.

– elles ne sont pas monstrueuses et je les aime bien. Elles m’ont sauvé la vie !

– j’ai du mal à le croire, reprit Joshua d’un ton dédaigneux.

– demande donc à Orep, elle y était, elle m’a vu sur la plage, répliquais-je furieuse.

– bon, les gamins, vous avez fini vos chamailleries ! On pourrait peut-être se mettre en route, dit Moya en plaisantant à moitié.

Je rangeais mon sac, un peu vexée de m’être fait morigénée de la sorte et fâchée aussi que Joshua persiste à ne pas me croire et nous descendîmes le chemin. Plus nous nous enfoncions dans la forêt et plus l’atmosphère devenait lourde et moite. Les sous-bois nous protégeaient un peu du soleil mais l’air ne circulait plus. Quand enfin nous en sortîmes, après avoir dépassé à regret le bassin d’eau fraiche de la rivière, le village apparut. Des habitants nous regardèrent arriver, plus étonnés qu’effrayés et soudain une femme me reconnut. Elle partit en criant chercher Shebaa pendant que les autres nous accueillaient avec enthousiasme. Vernassi, que je n’avais pas vu, surgit et sauta au cou de Joshua qu’elle avait toujours apprécié. Ils avaient le même âge tout les deux, mais là où Joshua semblait encore fort jeune, presque juvénile, elle affichait déjà des rides de  désillusion et de colère contenue.

– Joshua, je suis si heureuse de te voir ! Je pensais que nous ne nous reverrions jamais ! lui dit-elle en l’entrainant comme s’il n’était là que pour elle.

Son bras passé autour de ses épaules l’enserrait fortement et je vis Joshua plier un peu les genoux pour se mettre à sa hauteur et suivre son rythme. Moya me regarda et nous leur emboitâmes le pas, tenu à l’écart cependant par la possessive Vernassi qui semblait ne plus jamais vouloir lâcher mon ancien compagnon. Shebaa arriva, échevelée et souriante :

– j’allais partir dans les champs quand on m’a prévenue de votre arrivée. Venez, il fait déjà chaud, entrez dans la maison. Les hommes sont partis très tôt ce matin. Ils préparent un arpent de terrain pour étendre nos récoltes, nous ne produisons pas assez pour nourrir tout le monde, dit-elle d’un ton triste. Mais la forêt est partout et nous devons sans cesse la repousser…enfin, je suis si heureuse de vous voir, voulez vous un jus de fruit frais ?

Nous acquiesçâmes et elle nous servit de grands bols de terre cuite remplis d’un jus de fruit au reflet violet.

– c’est un mélange que je fais moi-même avec des fruits locaux et des oranges, j’aime son gout sucré et acidulé à la fois.

– c’est délicieux dit Joshua avec enthousiasme. Je me demandais quel gout avait ces fruits. En fait, je me pose plein de question à propos de cette région. J’ai tellement appris de façon théorique durant mes années à l’Académie que j’ai l’impression de la connaitre parfaitement et en même temps de la découvrir aujourd’hui.

– il faut que tu parles avec Feng et Horacio, ils seront ravis de te faire visiter le village et les cultures. Tu nous as manqué pour leur développement, nous n’avons ni tes connaissances ni tes mains vertes !

– où puis-je les trouver ? dit-il en se tournant vers Moya et moi, ça ne vous embête pas sis je vous abandonne ?

– non, vas y, va voir tes amis, lui répondit Moya, visiblement soulagé de s’en défaire.

Pour ma part, je me contentais d’acquiescer, je savais pourquoi j’effectuais ce voyage !

Shebaa était déjà dehors et demandais à Vernassi, qui n’avait pas quitté les abords de la maison, si elle pouvait conduire Joshua jusqu’au champ où les hommes coupaient des arbres et arrachaient de monstrueuses racines pour rendre la terre cultivable. Celle-ci ne prit même pas la peine de répondre. Elle saisit Joshua par le bras et ils disparurent tous les deux. Shebaa revint et nous regarda, intriguée.

– je n’ai pas prit le temps de te présenter Moya, dis-je en réponse à son interrogation muette. Il est arrivé quelques années avant nous sur Matria et il a contribué à l’installation. Il nous disait tout à l’heure qu’il avait travaillé sur le site de ce village.

Shebaa était toujours perplexe et je me souvins soudain que je lui avais parlé de l’homme que j’aimais mais qui était parti, alors j’ajoutais :

– Moya, son épouse et ses deux fils se sont installés au village en même temps que plusieurs autres familles.

Je la vis soupirer, à la fois soulagée et déçue.

– vous êtes ici chez vous, tu le sais Zellana. Je dois malheureusement vous laisser, j’ai beaucoup de travail aujourd’hui. Ce soir, quand il fera un peu plus frais, nous préparerons un grand repas en votre honneur.

– je vous en prie, dit Moya, nous ne voudrions pas vous déranger.

– on ne va pas se vouvoyer ? Zellana, tu fais comme chez toi quand à…toi, Moya, sois le bienvenu dans ma maison et dans notre village.

– je pense que nous allons aller nous baigner, dit soudainement Moya en me donnant un coup de genoux sous la table.

– oui, faisons ça, répondis-je sans savoir quelles étaient ses intentions.

– profitez de notre belle rivière, je me sauve, cria Shebaa en disparaissant à son tour, passez une bonne journée !

Puis le silence revint. Tout le monde était occupé et la chaleur était harassante. Je m’en voulais de ne pas lui avoir proposer d’aide dans ses tâches quotidiennes, ce que j’aurais fait en temps normal. Mais les temps n’avaient rien de normaux et le coup de genoux impérieux de Moya me le confirmait.

– tu veux vraiment aller te baigner ? lui demandais-je quand nous fûmes seuls.

– non, mais je ne voyais pas comment expliquer autrement notre absence. Viens et prends ton sac, nous avons des choses à faire.

– quoi donc ? demandais-je.

– viens s’il te plait et ne pose pas de question, je t’expliquerai en route.

– je n’aime pas ça Moya.

– fais-moi confiance, quel intérêt aurais-je à te nuire ?

Je ne voyais rien à répondre à cela, alors j’optais pour un silence prudent. Nous remontâmes le chemin dans la lourdeur de la matinée et je ne pus résister à l’attrait de l’eau. Je me débarrassais de mon tee-shirt, de mon pantalon et de mes chaussures et m’immergeais dans la rivière limpide et fraiche. Moya resta sur le bord et me regarda tremper un moment puis il dit :

– j’espère que tu as de quoi te sécher.

– non, mais il fait si chaud que je n’en aurais pas besoin.

– dans cinq minutes, tu regretteras d’avoir dit ça, nous allons au pied des montagnes et quelques soit la saison, il fait froid.

– tant pis, j’aurai au moins eu le plaisir de me baigner, dis-je en sortant de l’eau et en attrapant une serviette qui avait du être oubliée par les baigneuses de l’après midi, puis je me rhabillais et repris mon sac à dos.

– c’est bon je suis prête. Tu peux me dire ce que nous allons faire dans les montagnes ?

– je cherche des hommes. Nous nous sommes séparés en petits groupes après la rebellions et nous nous sommes éparpillés un peu partout pour éviter que les gardes ne nous retrouvent tous ensembles. Maintenant que je sais qu’ils sont équipés de balises, il faut que je le leur dise. Tu leur montreras comment les enlever et tu te feras de nouveaux alliés, crois-moi.

– très bien, allons-y. répondis-je, convaincu par la justesse de ce raisonnement. Il faut débarrasser tous les hommes de ses satanées balises. Nous ne sommes pas venus ici pour être des esclaves mais pour construire un monde nouveau.

Moya s’arrêta brusquement et me regarda. Mes cheveux dégouttaient d’eau et je devais régulièrement essuyer une goutte qui glissait sur mon front et coulait le long de mon visage.

– quoi ? lui dis-je, agacée par l’insistance de son regard.

– on ne croirait pas qu’une si petite bonne femme, aussi légère et aussi futile qu’un papillon puisse raisonner de la sorte. Zellana, je dois reconnaitre que tu me surprends un peu plus chaque jour. Quand nous nous sommes rencontrés, je pensais que tu étais galvanisée par la bataille. Alex était amoureux de toi, donc il n’était pas objectif. Après, je me suis demandé pourquoi je devais traiter avec toi et non avec un homme de ton village. Je ne comprenais pas pourquoi il t’avait confiée tant de responsabilité. Maintenant je sais : tu es exactement celle qu’il faut pour mener Matria.

Pfff, tu dis n’importe quoi ! Répliquais-je. Mais j’étais troublée par son discours. Je ne n’imaginais pas ce que l’on pouvait penser ou dire de moi.

Voyant que je restais silencieuse, il changea de sujet :

– il faut que tu mémorises le trajet au cas où nous serions séparés. Je préfère éviter la gare centrale, je vais donc t’emmener dans une grotte située près de l’océan, vers le centre du continent et de là, nous nous rendrons dans les montagnes. Rappelle toi les portes et les symboles et tu en te perdras jamais.

– et si cela arrivait ?

– tu retrouves le symbole de la gare centrale, il est dans chaque grotte, ou alors, si tu ne veux pas passer par là, tu peux passer par la grotte de Materia, très fréquentées mais moins dangereuse malgré tout. Elle peut te mener à la grotte des collines, celle que tu as découverte en deltaplane. Celle-là a un accès à la grotte de la falaise. Tu connais le symbole de Materia ?

– oui !

– celui de la grotte des collines ressemble à deux demi-cercles cote a cote.

– merci, je m’en souviendrai.

– tu es prête ?

– oui allons y.

Nous pénétrâmes dans le tunnel pentu et Moya me laissa le soin d’ouvrir la porte et de sélectionner les empreintes surmontées de vaguelettes. L’éclair illumina mes pupilles closes et nous sortîmes de la salle, dans un tunnel qui menait à une petite grotte pourvue de deux autres passages. Moya emprunta le plus étroit et ouvrit une porte latérale surmontée d’un signe qui ressemblait à une feuille enfantine. Un fois montés sur la pierre, il posa ses mains sous un symbole formé de trois pics et nous fûmes transportés dans la zone montagneuse. Je sortis mon carnet et ajoutait ces nouvelles données à mes diagrammes.

– c’est bien que tu fasses ça, dit Moya, au début on a tendance à confondre les symboles.

– et puis ça servira à d’autres, quand ils pourront voyager.

– tu vois, tu recommences !

– quoi ?

– à te préoccuper des autres. Depuis que je te connais, tu agis toujours en pensant au bien de tous.  

-je ne sais pas, ça me semble naturel de le faire. Si j’apprends quelque chose d’important, je me dois le partager avec les autres. Mais j’attends d’eux qu’ils en fassent autant.

– et ils le font ?

– je crois, je l’espère en tout cas.

– bon, couvre toi, dit-il en sortant une veste en peau bleutée de son sac en toile, on va grimper jusqu’à la limite de la neige, tu vois, là-haut, me dit-il en me montrant le flanc d’une montagne assez abrupte.

Les pourtours de la grotte étaient ventés et le contraste de température était saisissant. Je m’empressais d’enfiler un pull et une veste fourrée et posais un bonnet sur mes cheveux encore humides.

Comme beaucoup d’autres choses, je n’étais jamais monté sur une montagne et je n’avais jamais vu de neige. J’espérais qu’elle serait aussi blanche de près qu’elle le semblait dans le lointain. Un sentier montait à l’assaut des premiers contreforts et nous attaquâmes sa cote raide et pierreuse. Tout autour de nous, les montagnes se profilaient. Mais les plus hautes étaient encore trop loin pour que nous les voyions, tout au plus, devinions-nous leurs fines dentelures dans la brume blanche qui les ceinturait. J’étais si absorbée par le paysage que je peinais à monter. Moya m’accorda quelques pauses impatientes. Après plus d’une heure de marche, des plaques de neige commencèrent à apparaitre dans les ombres des rochers et des arbres maigres qui jalonnaient le chemin. J’en saisis une poignée et sa blancheur cristalline me réjouis. Je la portais à ma bouche et je croquais dedans à la grande joie de Moya. Les flocons agglomérés croquaient sous mes dents et la neige fondait en une eau délicieusement glacée.

– c’est fabuleux !

– on dirait une petite fille…

– tu ne te rends pas compte de ce que ça fait de découvrir la neige pour la première fois. Elle est si belle et si blanche ! Je croyais que cela n’existait que dans les films ou dans les livres !

J’avisais une plaque plus grande, quelques mètres plus haut et je m’y précipitais. Tout en courant, j’écoutais le crissement de mes pas dans la neige. Elle était consistante mais je m’enfonçais dedans jusqu’aux chevilles. Je tournais en rond un moment, laissant mes empreintes circulaires, m’amusant à les entrecroiser, jusqu’à ce que Moya me rappelle à l’ordre.

– allez, Zellana, il faut y aller si nous voulons être de retours au village de tes amis à la tombée de la nuit.

– d’accord dis-je à regret, abandonnant la neige piétinée où mes pieds avaient laissaient de profondes empreintes terreuses.

Nous continuâmes notre ascension et la neige commença à s’épaissir et à recouvrir de plus en plus de surface. Les arbres devenaient plus touffus et leurs branches ployaient sous l’épaisse couche blanche que le soleil, encore fort généreux en ce milieu de matinée, faisait miroiter de millions de points scintillant. C’était magnifique ! Le chemin qui semblait régulièrement emprunté, en était exempt. Finalement, nous débouchâmes sur un plateau dont la vue était partiellement bouchée par une haie de gros rochers surplombés de chapeaux de neiges, plus ou moins pointus. Loin au dessus de nous, les immenses et inaccessibles montagnes, toutes embrumées de nuages permanents, nous dominaient enfin de leurs hauteurs somptueuses. Le silence était impressionnant. Ici, plus de bruissement d’animaux dans les arbres, plus de chant d’oiseaux, plus de sifflement du vent dans les herbes ou les cultures. Il régnait un silence que ne troublait par intermittence que la bise glacée qui descendait des sommets. Je me retournais un instant et contemplais la plaine à nos pieds. Sur l’à pic d’où nous abordions le plateau, je voyais les plaines vertes dérouler leurs prairies en contrebas et la forêt assombrir l’horizon. La grotte d’où nous étions sortis ressemblait à un petit tertre de fourmis que ne révélaient que les chemins qui en partaient en étoile, comme de multiples petits traits de crayons.

Moya ne me laissa pas le temps de contempler ce sublime et inquiétant paysage, il contourna un dédalle de pierre dont le sentier était creusé par de nombreux passages et nous arrivâmes dans un camp rudimentaire. Des cabanes composées de  bois et de matériaux hétéroclites se serraient les unes contre les autres autour d’un foyer central contenu par de grosses pierres qu’entouraient des bancs aux dessus usés.

– Phasim ? cria-t-il de sa voix de stentor, Phasim, Plutarque ? Vous êtes là ?

– qui les demande ?

– c’est moi, c’est Moya.

– Nous sommes derrière, Moya, viens nous rejoindre.

J’allais m’avancer quand il m’arrêta d’un geste. Il sortit son arme et avança prudemment en scrutant les cabanes avec suspicion. Je le suivais comme son ombre, collant à ses pas. J’espérais que nous n’aurions pas à nous battre. Finalement, nous dépassâmes le village et nous aperçûmes une nouvelle haie de pierres dressées. Un chemin serpentait, comme le précédent, et semblait sortir du village. Moya s’y engagea, toujours l’arme au poing.

– tu peux baisser ton arme camarade, nous essayons de réparer un engin que nous avons trouvé dernièrement.

Alors, j’aperçus un groupe d’homme attroupés autour d’une drôle de machine qui ressemblait à l’engin motorisé dont m’avait parlé Moya. Des boudins métalliques formaient la structure latérale, elles reposaient sur un plancher de fer, des planches avaient étaient fixées à l’intérieur pour servir de siège et l’avant comportait deux sièges moulés, chacun ayant accès à un jeu de commande.

– vous êtes aussi discret qu’un troupeau de vachaux !

– Je suis content de vous voir, répondit Moya. J’espérais bien vous retrouver tous en vie.

– Comment va la vie pour toi mon ami ? dit le plus grand, qui se relevait. Il faisait presque la taille de Moya mais sa carrure était encore plus impressionnante. Tu ne nous présentes pas ta petite camarade ?

– chaque chose en son temps, veux tu ! D’abord, dites moi si vous allez tous bien…

– c’est plutôt tranquille depuis quelques temps. Les gardes semblent moins présents et ils ne viennent plus nous attaquer comme ils le faisaient régulièrement. Nous commençons à envisager de vivre plus calmement. J’ai entendu parler d’une bataille à laquelle tu aurais participé dans un village lointain, mais ce sont des rumeurs…

– non, c’est vrai, elle a bien eut lieu et nous avons décimé une compagnie entière de garde du gouvernement.

– pourquoi avez-vous fait ça ? Vous ne craignez pas les représailles ? lui demanda le grand homme dont les vêtements délavés et raccommodés me firent un instant penser à Alex.

– non, plus maintenant. Nous sommes débarrassés des gardes pour un bon moment.

– et la petite, alors ?

– la petite comme tu dis s’appelle Zellana et elle peut vous permettre de ne plus être traqués par les gardes.

– tiens donc, elle est magicienne ? ironisa-t-il sans un sourire.

– non, juste très astucieuse et très bien documentée.

Durant cet échange, les hommes s’étaient rapprochés et nous encerclaient maintenant. Je me sentais très mal à l’aise mais Moya semblait confiant alors je décidais de ne pas paniquer quand le dénommé Phasim me demanda :

– bonjour, jolie jeune fille, alors comme ça, vous faites des miracles ?

– bonjour Phasim. Non, il n’y a aucun miracle, juste quelques connaissances plutôt utiles en l’occurrence.

– dites moi tout !

– Pas ici, revenons vers votre village. Je préfère vous expliquez à tous en même temps.

Phasim lança un regard vers Moya qui acquiesça de la tête.

– allez les gars, on obéit à la dame, dit-il en accentuant sa parole par un geste de la tête. Les hommes, dociles et curieux, se plièrent à ma demande et nous nous traversâmes le labyrinthe de pierre en file indienne pour nous arrêter au centre du village.

– pas mal le coup des rochers ! dit Moya.

– oui, on en avait assez d’être attaqué par surprise. On était trop vulnérables sur ce plateau. Ainsi, ils ne peuvent plus nous tirer dessus à distance, comme ils avaient l’habitude de le faire. Alors cette aide précieuse ?

– vous pourriez réunir tout le village, je dis, vu le nombre de cabanes et leur taille, je doute que vous ne soyez que huit. Les enfants ne sont pas concernés, ils peuvent rester à l’intérieur s’ils le souhaitent, dis-je négligemment.

– comment savez vous qu’il y a des enfants ici ? me dit Phasim interloqué.

– à cause de ça, lui répondis-je, en ramassant un petit animal de bois sculpté et une poupée de chiffons qui trainaient près du feu.

– observatrice et perspicace. Vous pouvez sortir ! cria-t-il.

Des femmes et leurs enfants, ainsi que quelques hommes émergèrent des cabanes qui semblaient pourtant vides.

– je vous présente ma compagne Chicorée et mes enfants : Sabayon, Féa et Salazarre. Voici mon bras droit, Plutarque, dit-il en désignant un homme qui se tenait à ses coté depuis le début, et son épouse Coquelicot. Leurs filles sont visiblement restées à l’intérieur. Vous avez du les effrayer.

– bonjour à tous, je m’appelle Zellana et je suis enchantée de faire votre connaissance, dis-je en reculant pour que tous puisse me voir. Je fais parti des derniers colons arrivés sur Matria. J’ai rencontré Moya au printemps. Ses hommes et lui nous ont aidé à repousser une attaque des garde dans notre village.

– bien, et que pouvons nous faire pour vous, répondit Phasim qui ne se départait pas de son agressive ironie.

– vous rien. Je suis venu vous montrer ce que moi je peux faire pour vous ! dis-je en retournant la situation à mon avantage. Vous avez remarqué, depuis que vous êtes arrivés sur Matria, que même quand vous ne portez pas de collier, les gardes vous retrouvent, où que vous soyez sauf quand vous êtes dans les grottes ou dans les sous sol, n’est-ce pas ?

Un grand silence révélateur suivi cette déclaration.

– bien, vous voyez de quoi je parle. Alors voilà pourquoi je suis là : pour vous débarrasser de ce qui permet aux gardes de vous retrouver…

– mais nous n’avalons plus de collier ! s’indigna Plutarque.

– peut-être, mais vous êtes toujours porteurs de balises même si vous n’en savez rien…

– c’est impossible ! cria une femme pendant que les villageois se rapprochaient dangereusement de moi, mécontents et effrayés.

– non, venez, lui dis-je en lui tendant la main, asseyiez-vous là s’il vous plait.

Après avoir jeté un coup d’œil autour d’elle et vu le regard confiant de Moya et celui, plus attentif de Phasim, elle obéit docilement. Je m’approchais d’elle et me plaçais dans son dos. Elle eut un mouvement de recul.

– ne craignez rien, je ne vous ferais aucun mal, vous êtes entourés des vôtres, ajoutais-je calmement. Cela la tranquillisa et je la sentis se détendre un peu.

– Vous permettez, dis-je en posant mes mains sur ses épaules, je vais devoir soulever vos cheveux et vous demander de baisser un peu la tête.

Elle obtempéra, un peu raide cependant. Je tâtais délicatement sa nuque et trouvais le petit renflement allongé.

– Voilà, elle est là ! Mettez vos doigts et touchez là, lui dis-je en guidant sa main.

Elle tata sa nuque et s’écria :

– ça ? Mais c’est juste un bouton !

– non, c’est une petite balise implantée avant le départ. On a du vous faire des examens médicaux et toute une batterie de vaccins. Je pense que c’est à ce moment là que vous en avez été équipé. Venez voir, dis-je aux autres qui se pressaient, intrigués. Les uns après les autres ils défilèrent et certains tâtaient la nuque de la jeune femme qui ne bougeait pas.

– maintenant, faites pareil sur vous et vous trouverez la votre. Allez-y !

– je l’ai trouvée ! cria une voix.

– moi aussi, dit une autre.

Les époux se laissaient occulter par leurs femmes et chacun finit par convenir qu’ils avaient tous la même grosseur à peine perceptible sur la nuque.

– Vous pouvez faire quelque chose pour nous ? reprit Phasim, bien plus conciliant.

– oui, je peux vous la retirer. C’est pratiquement indolore et ça prend quelques secondes. Voulez vous que je commence par vous ? demandais-je à Phasim, afin qu’il montre l’exemple à ses hommes.

Je le vis hésiter mais ses hommes attendaient, alors il se dirigea vers un banc et s’assis en disant :

– allez-y, autant en finir tout de suite.

– bien, je vais faire une petite incision puis je vais retirer la capsule et vous poser un pansement. Le désinfectant anesthésie la peau, alors vous ne sentirez pratiquement rien.

Tout en parlant j’avais sorti de mon sac une petite trousse chirurgicale dont Mafalda m’avait équipée. Un scalpel, du désinfectant, des pansements et un stérilisateur portable dans lequel je passais le scalpel après chaque utilisation. Je posais mes instruments sur le banc, encore dans leur emballage et enfilais des gants, puis je tâtais délicatement le cou de Phasim, isolais la balise après l’avoir badigeonné de désinfectant, incisais la peau sur quelques millimètres et fis sortir lentement la petite capsule métallique que je posais dans un récipient qu’une jeune femme me tendait. Je désinfectais à nouveau, stoppant le sang qui s’écoulait de la plaie et posais un pansement.

– voilà, vous êtes un homme libre.

Phasim, comme Alex en son temps, ou Moya et ses hommes, regarda la petite sphère métallique et oblongue avec perplexité et soulagement.

– c’était donc ça ? Depuis tout ce temps ? dit-il d’une voix cassée.

– je sais ce que tu ressens, j’ai eu la même réaction que toi quand elle me l’a retiré. Je me suis senti sauvé et enfin libre.

– c’est fantastique ! rugit soudain l’homme en se levant et en m’écrasant entre ses grands bras puissants. Moya explosa de rire et dit :

– tu vois, Zellana, tu as l’art de te faire de nouveaux amis.

– bien, si vous aviez la gentillesse de me lâcher, je pourrais retirer toutes les balises. Vous n’êtes pas très nombreux, il y en a pour une heure tout au plus. Après il faudra vous en débarrasser très loin des zones habitées.

– alors ça, comptez sur moi ! Je vais la faire avaler à un félin des neiges et il les fera courir longtemps.

– c’est drôle, dis-je sans réfléchir, c’est exactement ce qu’à fait Alex.

– vous connaissez Alex ?

-…oui, répondis-je soudain figée par son ton glacial. Nous nous sommes rencontré par hasard…

– c’est moi qui les ai présenté, interrompis Moya.

– bon, vous nous raconterez vos histoires plus tard. Pour le moment, vous avez du boulot, reprit Phasim en se détendant.

Je travaillais pendant plus d’une heure. C’était fastidieux mais leur joie quand la capsule leur était enlevée, me faisait toujours autant plaisir.

Quand nous eûmes terminés, la journée était bien entamée et nous fumes invités à partager leur repas autour du grand feu qui réchauffait l’air frais, même en cet après-midi d’été. Malgré les rigueurs du climat et la relative précarité de leur installation, la vue sur les montagnes était splendide. Leurs pics acérés qui retenaient à peine la neige, semblaient presque irréels dans le soleil. La neige était partout autour de nous et, malgré le froid vif qui descendait des montagnes et nous saisissaient par moment, je rêvais de m’y rouler. Je goutais pour la première fois une viande locale cuite à la broche, dont l’odeur avait titillée mes narines tout le temps que j’officiais sur le banc, penchée sur des nuques toujours différentes. La chair était claire et tendre. Elle avait presque caramélisée à certains endroits où le feu s’était un peu attardé. C’était délicieux. Je ne me hasardais pas à demander de quel animal cela provenait car je n’avais pas envie d’imaginer les petits singes bleus et leurs ailes irisées.

Des petites baies sombres au jus pourpres furent servies en dessert, accompagnées d’un alcool assez fort, fabriqué à base de plantes locales. A la fin du repas je me levais et dis :

– écoutez, nous devons repartir maintenant. N’oubliez pas de vous débarrasser des capsules au plus vite.

Moya se leva à son tour et commença à remercier et à saluer ses amis. Tous vinrent me remercier chaleureusement et quelques femmes m’apportèrent des présents que j’acceptais, gênée. Ces gens n’avaient presque rien et j’étais impressionnée par la rudesse de leur vie. Ensuite, je me tins en retrait et je les regardais étreindre Moya, ce colosse qui leur avait servi de chef durant la rébellion. Je regardais ces femmes maigres au visage lacéré, couvertes de vêtements usés et rapiécés, dont les yeux reflétaient la crainte et l’inquiétude permanente, ces hommes rudes, leurs enfants qui jouaient autour des maisons, ces cabanes rafistolées pour tenter de résister au froid, ce cercle de pierre, piètre protection contre des gardes surarmés et il me vint une idée qui s’imposa à moi comme une évidence : je devais les aider, j’en avais les moyens.

– je vous remercie de votre hospitalité, dis-je d’une voix suffisamment forte pour que tout le monde m’entende et arrête de parler.

– c’est nous qui vous remercions de nous avoir délivré de ce fardeau. Sans vous, nous aurions continué à courir et à fuir en permanence, me répondit Phasim.

– je suis venue pour cela et aussi pour vous poser une question : aimez-vous vivre ici, dans cet endroit reculé et désertique ?

– c’est le seul endroit que nous avons trouvé pour rester en vie…mais maintenant que nous ne pouvons plus être traqués…pourquoi voulez vous savoir ça ?

– parce que je pense que je peux vous aider. Je peux vous proposer une vie meilleure et moins dure. J’ai un projet, juste une idée pour le moment mais qui pourrait se concrétiser si vous étiez intéressé.

– de quoi s’agit-il ? dit Phasim en s’approchant de nous.

– je n’ai pas le temps de tout vous expliquer maintenant, mais sachez que nous sommes une petite communauté et que nous vivons prospère. Seulement, nous nous doutons que le gouvernement ne nous laissera pas tranquille très longtemps et la prochaine fois, nous ne serons pas assez nombreux pour les repousser. Alors, voilà mon idée : nous vous aidons à vous installer dans un village mieux construit, dans une zone plus douce, avec de l’eau potable, des maisons spacieuses et bien équipées, une école pour vos enfants, un hôpital, des cultures et de la nourriture. Bien sur, il vous faudra travailler tous les jours comme nous, pour que tout cela fonctionne, mais votre vie sera plus sereine et plus agréable. Nous créerons ainsi une plus grande communauté mieux armées et plus à même de se défendre quand les gardes reviendront. Qu’en pensez-vous ?

– c’est bien vendu, dit Phasim mais je ne suis pas sur d’avoir envie de devenir l’esclave de quelqu’un d’autre.

– mais qui te parle d’esclavage ? s’écria son épouse. On te propose d’aller vivre loin de ces montagnes glaciales, dans de belles maisons, avec de la nourriture à volonté et une éducation pour tes enfants et tu y vois un esclavage ? Moi je viens tout de suite ! reprit la jeune femme.

– et moi aussi dit une autre, pour nos enfants !

– moi aussi !

En quelques minutes, toutes les femmes s’étaient regroupées et faisaient faces à leurs époux.

– allez, dit l’une d’elles, mettez un peu votre fierté dans votre poche. Vivre ici c’est presque aussi dur que les camps. Sa balafre violacée se déplaçait sur sa joue au rythme de ses paroles. Je ne sais pas qui vous êtes et je vous trouve bien jeune, me dit-elle en se tournant vers moi,  mais je vous fais confiance. Moi je suis d’accord pour m’installer dans votre village quand vous le voulez. Reprit-elle en se tournant à nouveaux vers les hommes qui s’étaient dressés mécontents.

– ce ne sera pas mon village, ce sera le vôtre, précisais-je. Mais il ne verra le jour que quand nous aurons fait le tour des camps de colons. Pour que ce village fonctionne, il faut que nous réussissions à fédérer une centaine d’adultes au moins.

– nous n’avons pas vécu en si grand nombre depuis la rébellion ! Je ne tiens pas à me retrouver dans un camp !

– Cela n’a rien à voir, s’interposa Moya, on te parle d’une vie libre et normale. Une vie où tu te lève le matin, heureux de regarder tes enfants partir à l’école, et je t’en parle en connaisse de cause, heureux d’aller donner un coup de main pour les récolte ou pour tondre les moutons, heureux de rentrer en fin de journée retrouver ta famille, heureux de partager un repas avec tous tes voisins les soirs de fêtes. Voilà ce dont parle Zellana. Les camps sont loin, nous sommes libres et nous nous battrons pour conserver cette liberté. Avant de rencontrer Zellana, je vivais dans les grottes où nous nous sommes vus pour la dernière fois. Nous étions sans cesse attaqués comme toi, nos enfants vivaient dans la peur, nous passions notre temps à voyager pour trouver de la nourriture parce que les gardes anéantissaient nos cultures. Depuis que nous avons demandé à Zellana de nous accueillir dans son village, nous sommes heureux. Tu te rappelles les rêves que nous avions quand nous étions prisonniers ? Vivre libre dans un endroit calme et ensoleillé, et bien c’est ce que nous vivons maintenant, ne refuse pas ça à ta famille par fierté.

– Vous vous êtes tous installés dans son village ? dit Plutarque avec curiosité.

– nous sommes quatorze familles pour le moment, mais d’autres viendront.

– pourquoi dis-tu qu’elle a accepté que vous vous installiez dans son village ?

– parce qu’elle en est le chef.

– c’est vous qui dirigez le village ? s’écria Phasim, soudain sur le qui vive.

– je ne suis pas seule, nous avons un conseil formé de huit membres et nous prenons les décisions ensemble.

– oui mais c’est vous le chef ? répéta-t-il.

– En effet, ils m’ont élu chef du village mais je ne vois pas ça comme ça.

– et comment voyez-vous ça alors ? dit-il d’un ton grinçant.

– je préfère dire que nous réfléchissons ensemble et que nous prenons les décisions qui nous paraissent le plus adaptés tous ensemble. Il y a toujours de la place pour la discutions.

– si vous décidez de construire ce village, est-ce que quelqu’un s’opposera à vous ? insista-t-il.

– non, je ne pense pas…

– donc c’est bien vous qui décidez ! dit-il, ayant poussé son raisonnement jusqu’au bout.

– c’est plutôt qu’ils comprendront mes motivations et les approuveront, répliquais-je en imaginant les réactions mitigées de mes amis, puis leur adhésion quand ils auraient dépassés leurs préjugés.

Pendant toute cette conversation, les yeux bleus de Phasim m’avaient fixés avec une telle intensité que je le sentais proche de franchir la barrière de mes pensées mais j’y résistais et je le vis marquer son étonnement puis son amusement discret.

– bien ! dit Moya pour mettre un terme à cet interrogatoire, nous devons partir, mais je vous ferai savoir quand nous aurons réunis assez de monde. Si vous êtes toujours décidé, je vous dirais où nous retrouver.

– ne tardez pas trop, dit l’épouse de Phasim et toutes les femmes acquiescèrent.

– A bientôt, leur dis-je en partant.

Nous attaquâmes la descente en silence. Elle était raide et toute notre attention était nécessaire pour ne pas tomber ou trébucher sur des cailloux, mais quand la cote s’adoucit, Moya me dit, comme une plaisanterie :

– tu t’en es très bien tiré !

– c’est pour ça que tu m’as amené là haut ? lui rétorquais-je en m’arrêtant, tant pour le regarder que pour prendre le temps de contempler la plaine qui s’étalait devant nos yeux. Le soleil rasant de la fin d’après-midi faisait jaunir la terre, comme un vieil or patiné qui brillerait encore et la végétation se teintait de sombre, là où le soleil l’avait déjà abandonnée. Moya me laissa le temps de reprendre mon souffle puis me répondit d’un air doux que je ne lui connaissais pas :

– je me doutais qu’en les rencontrant, tu aurais une idée. Ils vivent vraiment dans la misère. Leur situation va s’améliorer grâce à toi mais leurs conditions de vie resteront très difficiles. Je t’emmènerai en voir d’autres, tu verras, certains vivent encore plus pauvrement. Tu n’auras pas de mal à trouver la centaine de personnes dont tu as besoin pour construire ton village. Ils seront probablement bien plus nombreux.

– combien de personnes penses tu que nous allons rencontrer ?

– je ne sais pas, des villages comme le leurs, où ne vivent qu’une dizaine de familles, il y en a des centaines. Nous ne pourrons pas tous les voir mais le bouche à oreille va fonctionner rapidement. Nous en verront une dizaine en tout dans les principales régions, et le reste se fera tout seul. Je pense que si tout le monde est intéressé, il te faudra concevoir une ville.

– ce n’est pas un problème. Le souci c’est l’approvisionnement en eau et en nourriture.

– bah, tu trouveras des solutions, et puis n’oublie pas que ce sont tous des travailleurs. Ils retrousseront leurs manches avec plaisir s’ils comprennent que c’est dans leur intérêt.

– qu’est-ce qu’on fait, on continue ?

– non, la journée est presque finie. N’oublie pas que tu dois les débarrasser des balises pour qu’ils t’écoutent. Nous y retournerons demain si tu veux.

– encore une question Moya, pourquoi Phasim a-t-il mal réagit quand j’ai parlé d’Alex ?

– ah, c’est une longue histoire. Disons que Phasim pense qu’Alex nous a trahis quand bleuet a disparue. Etrangement, les gardes ont commencé à nous attaquer peu après, de façon beaucoup plus ciblée, comme s’ils avaient des informations précises sur les différents villages dans lesquels nous nous trouvions.

Et toi, tu le crois aussi ?

– non, j’ai sondé Alex après la bataille et je pense qu’il n’a jamais parlé, mais Phasim n’a pas eu l’occasion de le revoir depuis longtemps. Peut-être pourront-ils arranger ça, si un jour ils se rencontrent.

– pour ça, il faudrait qu’on retrouve Alex…je dis d’un ton résigné.

– on le retrouvera, j’en suis sûr. Regarde, voilà la grotte, dit-il en montrant le tertre à quelques distances du bas de la cote que nous venions en fin d’atteindre. On va rentrer chez tes amis et tu vas pouvoir te baigner à nouveau. Mais cette fois ci, s’il te plait, garde au moins un tee-shirt.

Je rougis, gênée. Je ne m’étais pas rendu compte que je m’étais dénudée, offrant ainsi mon corps à la vue de Moya.

– ne t’inquiète pas, reprit-il, j’ai bien compris que tu avais agis sans réfléchir et puis je suis un homme marié !

J’éclatais de rire et cela me fit du bien.

– promis, je ferais attention la prochaine fois, ou alors, tu iras t’assoir plus loin, tu n’étais pas obligé de rester pour me regarder.

– si, je veillais à ce que tu ne sois pas attaquée par un crocodile des rivières !

– n’importe quoi, ça n’existe même pas.

– c’est vrai et c’est dommage, ça m’aurait donné une bonne raison de rester au bord l’eau !

– Allez, rentrons ! Je suis fatiguée et nous avons encore beaucoup à faire dans les jours à venir. Je sens que nous allons faire de grandes choses.

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