LA GROTTE DES VOYAGEURS – Chapitre 7

Chapitre 7

Fin de la première saison d’été sur Matria

Trois années terrestres

Plus les jours passaient, plus j’en apprenais sur la vie d’Alex depuis son départ du village. Nous avions convenu d’un rendez-vous approximatif qui m’avait conduit tous les soirs dans le dépôt de meubles, jusqu’à ce que je me décide à faire creuser un sous-sol à ma maison.

Elle était située à flanc de colline, au sommet de la plage. Une partie accessible de plain pied ancrait ses racines dans la falaise et l’autre partie, celle qui soutenait la véranda, était montée sur pilotis. Le percement de ce sous sol fut rapide car je ne demandais pas plus qu’un espace suffisant pour installer un lit confortable où je m’endormais régulièrement. Une petite échelle en bois y descendait et je m’y retrouvais, comme dans un cocon à la température fraiche mais constante. C’était ma niche, mon repère, mon île à moi. J’y retrouvais Alex et le monde extérieur disparaissait. Parfois, nous parlions de longues minutes, parfois, un simple «je t’aime » nous était autorisé. Alex était très méfiant. Il préférait interrompre la communication au milieu d’une phrase plutôt que de me faire prendre des risques. Grace aux descriptions visuelles qu’il me fournissait, j’avais commencé à me faire une image mentale du lieu où il était détenu et j’avais ainsi pu vérifier le numéro inscrit sur le mur en face de sa porte. A ma demande, il m’envoya de nombreuses images que je transcrivis grâce à la table d’illusion. Cela me permit de créer une maquette virtuelle des couloirs et des salles communes où les prisonniers étaient détenus. Je lui demandais toujours plus de détails et il faisait défiler dans sa tête le film de sa journée afin que je visualise, à travers lui, les différents endroits où il se rendait. Malheureusement, les déplacements étaient toujours identiques et rapidement je n’appris rien de nouveau. Je vérifiais par contre, à mon grand désespoir, que ses conditions de détentions étaient effroyables et que sa survie était tout juste assurée. Je constatais cependant que nos longs dialogues le réconfortaient et que l’espoir mort que j’avais ressentis dans les premiers temps, commençait à renaitre peu à peu. Pas tant l’espoir d’une libération qui semblait toujours aussi irréaliste, mais plutôt celui de se savoir aimé et attendu.

Dans la journée, je m’affairais à créer cette fameuse ville que j’avais promise aux colons. Moya, avec qui je tenais de longs conciliabules autant sur Alex que sur mon projet, m’informait régulièrement des contacts qu’il entretenait avec les différents chefs de villages. Comme il l’avait imaginé, ceux-ci avaient répandu la nouvelle de notre venue et avait retiré les balises de leurs amis les plus proches. Le mouvement prenait de l’ampleur et une grande majorité des populations du sud du continent fut bientôt libéré du joug du gouvernement. Mon nom commençait à circuler parmi les différentes communautés et le terme « d’héroïne de Matria » apparu au bout de quelques mois. Des colons qui ne m’avaient jamais rencontrée, parlaient de moi comme de celle qui allait les sauver de leurs vies d’esclaves et de fuyards. Je trouvais cette responsabilité très lourde mais Martial, Moya et Joshua, enfin revenu des plaines intérieures, me répétaient régulièrement que j’avais mis en marche un mouvement qui ne s’arrêterait probablement pas avant longtemps.

– que dois-je faire ? dis-je un soir à Moya et à Martial qui était venu voir l’avancement de la ville. 

– tu dois continuer, répondit Moya catégoriquement.

– tu dois aussi être prudente,  ajouta Martial. Ton nom semble circuler à la vitesse du feu dans des herbes sèches et le gouvernement va bientôt entendre parler de toi.

– peut-être devrions-nous en parler à Sobia ? leur suggérais-je.

– pourquoi voudrais-tu la mêler à ça ? me demanda Moya, toujours méfiant à l’égard de cette présidente déchue.

– parce qu’elle connait bien le gouvernement et elle pourra peut-être m’aider à traiter avec lui. Nous ne pourrons pas éternellement faire comme si ce continent ne les englobait pas !

– crois tu qu’ils l’auraient abandonnée dans son vaisseau s’ils s’étaient souciés d’elle ? s’exclama Martial avec raison.

– personne ne sait ce qui s’est passé là haut. Peut-être pensent-ils qu’elle est morte ? Peut-être a-t-elle était trahie par quelqu’un de proche, comme maitre Wong par exemple ? Il semble avoir pris beaucoup d’importance depuis le débarquement sur Matria.

– ce ne sont que des conjectures, Zellana et nous n’avons aucun moyen de les vérifier.

– il faudrait capturer un membre du gouvernement et l’interroger, ajoutais-je en réfléchissant à voix haute. Alors nous saurions ce qui a réellement eut lieu sur le vaisseau et les implications que cela a eu depuis à Materia…

– tu veux que l’on capture un membre du gouvernement ? s’insurgea Martial.

– oui, ils ne doivent pas encore être en mesure de communiquer, même s’ils portent du Mitreion…

Les deux hommes se regardèrent un moment, gardant le silence pendant que je faisais défiler une énième fois les sous sols de Materia, tel que je les voyais à travers les yeux d’Alex, cherchant une faille, une porte dérobée qu’il n’aurait pas remarqué, un signe nous permettant de localiser sa cellule…

– après tout, dit Moya, ce n’est pas l’idée la plus folle que j’ai entendu.

– mais vous êtes cinglés tous les deux ! Il n’est pas question que l’un d’entre nous prenne ce risque. Vous vous rendez compte des conséquences ? Nous aurions toute la garde gouvernementale sur le dos. Je ne sais pas pourquoi ils se tiennent tranquille pour le moment, mais je n’ai pas envie que nous fassions quoi que ce soit qui les mettent à nouveau en marche. Notre destruction serait immédiate, s’écria Martial.

– non, je ne crois pas, lui répondis-je. Le laser est toujours sous notre contrôle et ils ne semblent pas avoir remis les pieds sur le vaisseau présidentiel. Certes, nous ne pouvons pas voir ce qu’ils sont entrain de fabriquer sous terre. Voilà d’ailleurs une excellente raison de capturer un membre du gouvernement et de le sonder, déclarais-je dans un élan.

– ça peut s’organiser, dit Moya pensif. Il caressait sa barbe et ce mouvement doux me rassurait. Je savais que ce geste était annonciateur de décisions réfléchies.

– on pourrait faire en sorte que le village ne soit pas impliqué. Je pense pouvoir convaincre quelques hommes de mener une action à Materia, reprit-il après un long moment.

– et après ? répliqua Martial, que feriez-vous, en admettant que vous réussissiez à vous emparer de quelqu’un qui ait des informations importantes à nous fournir ?

– nous pourrions l’emmener dans un endroit où il ne serait pas détectable, répondit Moya.

– certainement pas dans une grotte ! s’écria Martial.

– non, je pensais plutôt à une forêt située dans le nord du continent. Il y a un petit camp de bucheron à l’abandon, qui ferait très bien l’affaire. On pourrait l’y maintenir autant de temps que nécessaire sans qu’ils ne puissent le repérer.

– il faudrait tout de même s’assurer que les gardes ne soient pas équipés de balises, précisa Martial

– ils en ont forcements. Ils doivent avoir un géo-localisateur portable et peut-être aussi des balises implantées comme celles que nous avions, répondit Moya.

– ce plan doit rester entre nous. Personne ne doit en entendre parler au village, dit Martial sur un ton catégorique. Je ne veux pas que cela nous mette tous en danger.

– même pas le conseil ? demandais-je.

– non. Orep ne pourrait probablement pas s’empêcher d’en parler à Sobia. Amozzo à Julianne, Copland à Tamina et en peu de temps, tout le monde serait au courant. Comme vous nous l’avez démontré il y a quelques temps, quelqu’un de mal intentionné pourrait lire dans nos esprits sans que nous nous en rendions compte. Donc, personne ne doit le savoir !

– tu veux dire que tu ne va même pas en parler à Serarpi ?

– Ce n’est pas pareil ! s’insurgea Martial. Elle ne parlera à personne, tu le sais bien.

– je te taquine Martial, tu sais que j’ai une confiance absolue en elle. Bien sur que tu peux lui en parler. De toute façon, nous aurons besoin d’elle, elle va devoir participer au plan.

– c’est hors de question ! s’écria le géant en se levant, renversant la jolie table prise dans les salons de Sobia qui supportait le plateau de boissons fraiches que je leur avais servi, ainsi que les verres en cristal assortis à la carafe.

– je te parle uniquement d’une surveillance satellitaire, rien de plus ! lui dis-je en ramassant les morceaux de verre en essayant de ne pas me couper. Que ne fallait-il pas sacrifier pour être ami avec Martial ?

– bon, ça, d’accord, elle peut le faire, répondit-il, contrit de son geste malheureux. Finalement, son emportement avait du bon.

– écoutez, reprit Moya calmement, prenons le temps d’y réfléchir. Je vais rendre une petite visite à Sobia et me renseigner sur les membres du gouvernement. Elle saura ceux qui ont de l’influence et ceux qui ne nous serons d’aucune utilité. Il serait dommage d’enlever la mauvaise personne !

– Zellana, je pense que tu ne devrais pas être mêlée à tout ça, tu as une ville à construire et ce projet pourrait te mettre en danger, dit Martial d’un ton grave.

– pour une fois, je suis d’accord avec lui, répliqua Moya.

– je vous signale qu’il s’agit de mon idée et je ne vous laisserais pas m’écarter comme cela !

– personne ne parle de t’écarter, mais je ne veux pas que tu y participes physiquement.

– Martial, tu n’as pas le droit de me demander ça !

– il a raison, Zellana et puis, quand le moment sera venu, tu pourras suivre l’action avec Serarpi et je te tiendrais au courant mentalement. Toi et moi nous communiquons très bien maintenant.

– bon, nous en reparlerons, répondis-je, sachant que j’étais vaincue par leurs arguments. Je vais m’employer à finir cette ville au plus vite afin que les colons puissent se mettre au travail. Toute la main d’œuvre sera la bienvenue. Joshua s’est engagé à rester jusqu’à l’installation complète de la population, ensuite il partira vivre dans les plaines intérieures.

– tu es au courant que Daïa attend un deuxième enfant ? me demanda prudemment Martial.

– oui, il est venu me l’annoncer il y a quelques jours, je suis heureuse pour lui. Il avance et il a raison.

Je savais que mon ton ne les trompait pas mais j’essayais de paraitre convaincante, à défaut d’être convaincue.

Dès leur départ, je trouvais refuge dans mon abri souterrain. Au fil du temps, j’en avais fait ma chambre. L’espace réduit accueillait un lit plus étroit que celui de l’étage et une petite table de nuit contenant quelques livres. Une lampe à l’abat-jour en pate de verre travaillée était le seul luxe que j’avais fait entrer dans ce lieu quasi monacal. Les murs, taillés à même la pierre, étaient clairs et neutres. Je n’y avais apposé aucun tableau, aucune décoration. L’espace était vierge et ne pouvait donner aucune indication sur ma position. Je pouvais ainsi laisser divaguer ma pensée plus facilement, sans craindre de fournir d’informations à un éventuel sondeur.

Boulette avait mis du temps à vaincre sa peur de l’échelle qu’elle descendait avec d’infinies précautions et qu’elle remontait en galopant, heureuse de s’en échapper. Mais son amour pour moi était si fort qu’elle se décida un soir à y poser une patte prudente, puis une autre, et après de nombreuses tergiversations et de longs miaulements de désespoir, elle se lança dans une descente qui tenait autant de l’acrobatie que de la dégringolade.

Alex ne ratait aucun rendez vous, même si l’heure n’était jamais la même. Il commençait toujours par :

« Tu es là ? »

Nous avions convenu qu’il ne prononcerait pas mon prénom pour éviter de me compromettre. Et la conversation commençait. Elle était souvent unilatérale car je ne pouvais lui fournir aucune information sur ce qui se passait au village. Il en était conscient et il me racontait de petites anecdotes qu’il avait pris soin de mémoriser pour moi : le comportement d’un des prisonnier, le menu maigre et fade du jour, l’avancée des travaux de percement, les remarques acerbes ou grossières des gardes. Il réussissait à me raconter tout cela avec humour et je parvenais parfois à oublier un instant à quel point sa situation était sordide et désespérée. Nous nous racontions des histoires d’amour que nous situions volontairement dans la cabane où nous nous étions rencontrés car personne n’en connaissait l’existence. Quand finalement, par obligation ou par épuisement, il mettait un terme à notre échange, je m’endormais, triste et seule et même la présence de Boulette à mes coté ne parvenait pas à me faire oublier à quel point il me manquait. Pourtant, malgré la souffrance que cela engendrait, je ne pouvais me résoudre à me soustraire à ses entretiens quotidiens. C’était mon seul lien avec lui. Tant que je lui parlais, c’est qu’il était vivant et aussi horrible que cela soit, c’était déjà un réconfort. Serarpi me plaignait quand je me résolvais à partager le chagrin que je ressentais et Martial m’exhortait à cesser ces communications nocives et dangereuses.

Mais j’attendais toujours avec autant d’impatience le moment où j’entendrais enfin sa voix, le seul lien qui me resta avec lui.

Pendant ce temps, la conception de la ville virtuelle prenait forme, bien que je dû l’agrandir à plusieurs reprises car les contacts de Moya ne cessaient d’augmenter le nombre d’arrivée prévue. Un jour, il fut temps de les appeler. Moya me demanda d’être présente avec lui pour parler avec ses amis. Il réussit à communiquer avec eux en m’englobant dans la conversation ce qui surprit les colons. Toute seule, je n’en étais pas encore capable. Chaque chef de village que nous avions rencontré ensemble, comptabilisait maintenant au moins une centaine de personnes désireuses de participer au projet et nous arrêtâmes les comptes autour de deux mille. Moya demanda à tous ceux qui souhaitaient participer à la construction de la ville, de se réunir sur le plateau dont il donna enfin les coordonnées. La grotte de la falaise qui ne disposait que d’une seule porte avec une seule destination, constituait autant un problème qu’une force. Elle était facile à surveiller mais son arrivée incontournable dans la grotte centrale posait problème. Nous ne savions pas comment modifier les destinations ou en ajouter. Cette technologie n’était pas la nôtre. Cela nous auraient pourtant était bien utile.

Quelques jours plus tard, des centaines d’hommes et de femmes arrivèrent aux abords du plateau. Nous les attendions sous une tente de fortune mais la foule était si importante qu’il fallut monter sur une estrade improvisée à l’aide d’une charrette pour se faire entendre de tous. Il apparut assez rapidement que pas mal d’entres eux avaient des connaissances utiles et il fut aisé de répartir les taches. Je confiais les plans à un homme qui avait entamé des études d’architecture à l’académie mais qui avait été renvoyé, faute d’avoir réussi à maintenir son binôme avec la jeune femme qu’on lui avait désigné. Il fut convenu qu’il dirigerait les travaux dont il me rendrait compte régulièrement. Chacun finit par trouver un poste spécifique et l’édification de la ville commença. Il fallut tout d’abord tracer des routes pour éviter l’anarchie qui régnait à Materia. Quand cela fut fait, les fondations des maisons communes furent creusées. J’avais dû revenir à regret sur le principe de la maison individuelle car les habitants étaient trop nombreux. Chaque maison du centre ville comportait quatre appartements, tous bénéficiant d’un jardin et d’un étage. Les appartements étaient spacieux et fonctionnels.

Pendant ce temps, dans les champs alentours, d’autres s’attaquaient aux cultures. La terre avait été labourée et les semences étaient plantées pendant que l’eau, canalisée depuis la rivière toute proche, arrivait. Rapidement, tout le monde fut afféré et je ne me rendis plus qu’épisodiquement sur le chantier car chacun maitrisait sa partie. Les tentes et les cabanes de fortunes fleurissaient autour du site, mais elles disparaitraient rapidement quand tout serait bâti. Nous avions consacré tous notre stock de panneaux solaires à l’électricité de la ville et certains, au village, parlaient déjà de retourner sur des vaisseaux pour nous fournir en matériel. Bien entendu, Martial y était opposé et je n’en voyais pas l’urgence. Je trouvais que la ville avançait bien. Un barrage hydraulique permettrait de fournir encore un peu plus d’énergie, nous aviserions plus tard.

Entre deux conversations avec Alex où je devais me retenir de lui raconter les avancées spectaculaires des constructions, je piaffais d’impatience car Moya, pourtant enthousiaste au départ, ne semblait plus aussi motivé par mon idée d’enlever un membre du gouvernement. Il avait accueilli ses amis Phasim, Plutarque, Shaggy et leurs familles et passait beaucoup de temps sur le chantier de la ville. Finalement, il céda à la pression constante que j’exerçais sur lui. J’avais opté pour une occupation passive des lieux. Je l’attendais pratiquement tous les soir devant sa maison, assise, une citronnade à la main, conversant avec la compatissante Joypur qui n’aurait pas aimé être séparée de son homme et qui était donc acquise à ma cause. Ayant épuisé tous ses arguments,  il se rendit chez Sobia où, au cours d’une conversation durant laquelle il l’interrogea sur le fonctionnement du gouvernement, il la sonda suffisamment pour être en mesure de rédiger un organigramme du gouvernement au moment où Sobia en était encore Présidente. Il me confirma qu’elle n’avait pas menti quand elle nous avait raconté les circonstances dans lesquelles elle s’était retrouvée seule dans le vaisseau. Elle ne savait rien de ce qui se passait à Materia et semblait ne plus être autant désireuse qu’au départ de retrouver ses fonctions. Sa présence auprès d’Orep, elle qui avait assisté impuissante à l’assassinat de son époux, ainsi que sa relation avec Kompur, dont la clandestinité faisait sourire le village, l’occupait suffisamment. Elle nourrissait cependant quelques rancœurs à l’égard de tous ces gens qui formaient son gouvernement et qui semblaient l’avoir abandonnée à son sort sans aucun remord.

Moya, estimant avoir rempli sa part du contrat, reparti aussitôt sur le chantier de la ville, faisant la sourde oreille à toutes les remarques que je lui fis.

Nos maisons étaient proches et je me rendis donc chez Sobia moi-même, un après-midi où le vent soufflait de l’océan, apportant un air frais et pur. Orep m’accueillit chaleureusement. Depuis la mort de Sorel, qui s’était sacrifié pour moi, elle me traitait comme un membre de sa famille. Il ne fallait pas que la mort de Sorel fût un sacrifice vain. J’en avais conscience et me prêtais au jeu avec compassion. Elle ne manquait jamais de me demander comment j’allais et s’inquiétait de mon célibat. Je lui rappelais que je n’avais que vingt-quatre ans et que je n’étais pas pressée de fonder une famille et elle soupirait, elle dont l’enfant, je l’avais appris après la mort de son époux, était décédé jeune d’une maladie liée à la pollution. C’était notre petit rituel. Ensuite, nous devisions gentiment. Elle me montrait ses découvertes. Elle collectionnait les coquillages depuis son arrivée au village et ses étagères supportaient de magnifiques spécimens de toutes tailles et de tourtes formes. Sobia l’accompagnait dans sa quête et avait elle-même quelques belles pièces. Les deux amies étaient inséparables dans la journée et Sobia redoublait d’attention pour cette femme qui avait été la première à prendre sa défense quand nous l’avions ramenée du vaisseau présidentiel où elle errait seule depuis plus de trois cent jours. Elles m’installèrent dans le salon cossu et douillet où elles se plaisaient à passer leurs après-midis durant les grosses chaleurs de l’été. Maintenant que la température était retombée doucement, elles y prenaient un thé réparateur après une journée où elles mêlaient entraide à la communauté des femmes du village, et promenade. Elles me servirent un thé brulant au parfum étrange et la conversation prit un tour habituel. Leurs ballades, leurs coquillages, les fleurs splendides qui poussaient en ce milieu d’automne dans leurs jardins, la récolte de légumes, les vendanges qui commençaient, les bébés qui naissaient, ceux qui grandissaient et marchaient déjà. Bref, la vie du village en temps de paix, dans un concentré de bienveillance et de sagacité…je les laissais parler un moment car il n’était pas encore temps de dévoiler les raisons qui m’avaient conduite là. Puis, quand je sentis qu’il était possible de parler de sujets plus sérieux, j’interrogeais Sobia sur son gouvernement.

– Mais qu’est-ce que vous avez tous en ce moment ? Moya, ce grand gaillard, plutôt sympathique d’ailleurs, est venu me poser des questions lui aussi.

Je pris un air étonné et je répondis :

– peut-être avons-nous pensé tous les deux que vous seriez la mieux placé pour nous renseigner. Vous savez Sobia, j’aimerais essayer de trouver une entente avec le gouvernement. Je ne souhaite pas que nous vivions en guerre avec eux éternellement. Ce n’était pas notre volonté en nous installant sur cette planète et vous êtes bien placé pour le savoir, puisque c’est grâce à vous que tout cela a été possible. Je me rappelle de vos discours à l’époque. Vous aussi, vous souhaitiez une vie pacifique et heureuse sur une nouvelle planète pleine de promesse pour nous tous.  

Ce discours enflammé la laissa songeuse un temps.

– tu as raison, c’était effectivement ce que je désirais le plus ardemment. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Il me semblait que nous étions tous d’accord. Mais j’ai perdu le contrôle à un moment donné du voyage…Les nouvelles étaient mauvaises, les nôtres explosaient en vol où se perdaient dans l’espace et notre nombre se réduisait.

– vous parlez de la population de la grande migration ? je ne pus m’empêcher de lui demander.

– non, je parle de nous, les élites de Matria bien sur !

J’en restais sans voix et je vis Orep lever les sourcils, manifestant ainsi sa surprise et une légère désapprobation. Je repris, comme si je n’avais pas été choquée par ces propos.

– en quoi cela a-t-il crée un problème pour le gouvernement ?

– certains avaient peur que nous ne soyons plus assez nombreux pour garder le pouvoir. Ils pensaient que les ingénieurs, dont vous faisiez d’ailleurs partie, risquaient de fomenter des révoltes contre nous, mais je leur ai dit que vous ne feriez jamais une chose pareille, n’est-ce pas ? Vous n’auriez pas fait cela ?

– non, bien entendu. Nous avons toujours préféré l’asservissement à la liberté, répondis-je avec cynisme.

Orep Gloussa malgré elle et Sobia me regarda d’un air soupçonneux :

– tu te moques de moi, jeune fille !

– Que pourrais-je vous répondre ? Si votre gouvernement nous avait traités correctement, nous n’aurions pas été obligés de fuir.

– mais je ne suis pour rien dans tout cela, reprit-elle d’un ton geignard.

– je le sais, lui répondis-je car je sondais son esprit en même temps et il était plein d’étonnement devant mon ton sarcastique. Sobia n’avait rien su de ce qui se tramait sur le vaisseau, mais elle était coupable de s’être complue dans ses certitudes de castes et de hiérarchies inamovibles. Pour elle, la situation était simple : il y avait l’élite dont elle faisait partie et le peuple auquel nous, tous les autres, appartenions. C’était deux mondes distincts qui pouvaient à la rigueur se côtoyer par obligation mais qui n’avaient aucune vocation à se mélanger.

– qui vous a trahi sur le vaisseau ? lui demandais-je soudainement.

Elle sursauta et répondit un peu trop vite :

– personne ne m’a trahit. C’est un malheureux concours de circonstances. Ils ont crus que j’avais embarqué et ils sont partis sans moi, j’en suis sure !

Mais j’entendais un nom résonner dans son esprit et j’entendais aussi la douleur qui l’accompagnait. Ce nom c’était celui de son protégé, de son fils adoptif. Celui de Maitre Wong, l’homme que j’avais vénéré au point de presque m’abandonner à lui et qui avait décidé ma mort, sans l’once d’un remords parce qu’il craignait que je lui fis de l’ombre. Le même homme qui avait tenté de nous tuer lors de notre incursion à Materia et qui s’était enfui comme le couard qu’il était, dès que la situation avait tourné à son désavantage. Maitre Wong était bien l’homme des traitrises. Il en avait déjà commis d’autres, et l’abandon de Sobia n’avait dû lui causer aucun regret. Ses alliances avec d’autres membres du gouvernement l’avaient probablement conforté dans un rôle de leader qu’il briguait depuis toujours mais que sa mère adoptive devait l’empêcher d’atteindre. Une fois celle-ci disparue, le règne suprême était à lui.  

– c’est Wong, n’est-ce pas ? C’est lui qui vous a enfermé dans vos appartements et qui vous y a laissé.

Elle baissa la tête et se mit à pleurer en silence.  Les larmes ruisselaient sur son visage à la peau mate et tannée par le soleil. Puis, au bout d’un long moment durant lequel Orep ne lui vint pas en aide, contrairement à son habitude, elle reprit :

Non, c’est pire encore que ça, il en a donné l’ordre à Jasper. Il n’a même pas eu le courage de le faire lui-même. Il a dit à Jasper : « enferme cette vieillie folle, qu’on ait enfin la paix ! », puis ils sont tous partis et j’ai mis longtemps à m’en remettre.

– j’imagine que vous avez eu longuement le temps de réfléchir à tout cela sur le vaisseau.

– je n’ai pensé qu’à ça durant des jours, puis j’ai oublié parce que cela me rendait tellement triste que j’en perdais l’envie de survivre.

– Pourquoi pensez-vous qu’ils ont fait ça ? demandais-je quand elle eut bu une longue gorgée de son thé et repris ses esprits.

– Jasper voulait le pouvoir depuis longtemps ! cracha-t-elle avec une telle virulence que nous sursautâmes.

– et Wong ?

– Wong était un enfant capricieux, exigeant, il n’était jamais satisfait. Dès qu’il avait obtenu ce qu’il voulait, il l’abandonnait immédiatement. Je me suis dévouée pour cet enfant sans recevoir beaucoup de remerciement en retour. Mais je l’aimais, c’était mon fils, enfin il était presque mon fils. Mais il ne m’a jamais pardonné la mort de ses parents.

– pourquoi pensait-il que vous en étiez responsable ?

– ses parents étaient pauvres, c’étaient des domestiques. Ils travaillaient dans ma maison mais vivaient à l’extérieur de la ville, quand il était encore possible d’habiter dehors. Wong était un enfant chétif et malade. Sa mère m’a demandé de l’aide. Elle l’a amené chez moi et j’ai vu ce petit garçon, si beau mais si maigre et si fragile. Je lui ai proposé de le faire soigner, de m’occuper de lui et elle a accepté. Elle était si heureuse.

– je ne vois pas en quoi cela vous rend responsable de la mort de ses parents ?

Elle hésita un moment, comme si elle ne voulait pas révéler un lourd passé puis, devant nos regards interrogatifs, elle se résigna à continuer :

– j’ai proposée à Madame Wong Feï de garder l’enfant chez moi jusqu’à ce qu’il se rétablisse. Elle pouvait le voir tous les jours quand elle venait faire le ménage. Puis il a commencé à aller mieux et quand il a eut l’âge, il est rentré à l’Ecole Politique. A partir de là, il n’a plus voulu plus voir ses parents. Ils en étaient très tristes et en même temps, ils savaient que j’assurais son avenir, alors ils me l’ont laissé.

– tu veux dire qu’ils ont abandonné leur enfant ? s’exclama Orep.

– c’était une période très difficile, tenta de justifier Sobia. Nous commencions à nous installer dans les grottes et il n’y avait pas de place pour tout le monde ! J’ai été obligée de me défaire d’une partie de mes domestiques. Monsieur Wong Feï était mon jardinier, mais je n’avais plus besoin de lui ! Alors je les ai remerciés. Une nuit, il y a eut un terrible tremblement de terre et leur maison s’est effondrée sur eux, on n’a jamais retrouvé les corps. Au début, Wong n’a rien dit. Il me considérait comme sa mère et il ne parlait jamais de ses parents. Mais plus tard, quand je suis devenue Présidente, il a commencé à faire pression sur moi pour que je lui obtienne des postes importants. Il me culpabilisait en m’accusant d’avoir laissé mourir ses parents pour leur voler leur enfant. Nous avons eu des disputes très violentes mais il finissait toujours par se calmer et se réfugier dans mes bras, il avait besoin de moi. Sur le vaisseau, il a changé peu à peu. Il est devenu dur. Au début j’ai pensé que c’était à cause de toi, qu’il était amoureux de toi et qu’il m’écartait de sa vie et puis je suis venue voir votre travail et j’ai compris qu’il était blessé. Tu étais bien meilleure que lui et il était jaloux de ton talent. Il m’a reproché de ne pas l’avoir envoyé à l’Académie où il aurait appris l’architecture comme toi. Il était tout le temps en colère quand il revenait du laboratoire. Il s’en prenait violement à moi en me reprochant de ne pas lui avoir donné sa chance, d’avoir fait tuer ses parents ou de les avoir sacrifiés. Puis, quelques jours avant l’arrivé en orbite, il s’est soudainement calmé. Vos travaux étaient finis, tu flânais dans le vaisseau et Wong est redevenu aimable. Il m’a demandé de lui laisser plus de responsabilité et j’ai accepté. J’ai signé plusieurs documents lui donnant des pouvoirs étendus. Je ne voyais pas ce que ça pouvait changer de toute façon, il avait toujours fait ce qu’il voulait. Les membres du gouvernement le craignaient tous, sauf Jasper. Mais Jasper est un homme dur et inflexible. Je suis sûre que c’est lui qui a endoctriné mon pauvre chéri !

– et c’est comme ça que vous avez signé notre arrêt de mort ! criais-je malgré moi.

– mais non ! Je n’ai jamais fait une chose pareille, je suis sure que c’est Jasper qui l’a décidé.

– pourquoi aurait-il voulu se débarrasser de gens compétents ? Il avait besoin de nous sur Matria ! Il n’aurait pas sacrifié tous ses ingénieurs ! m’exclamais-je toujours aussi révoltée.

– je n’en sais rien, mais je te le dis, c’est un homme mauvais et malfaisant. Il voulait ma place.

– a mon avis, c’était plutôt Wong qui la convoitait ! lui répondis-je sans réussir à masquer ma colère.

– tu parles sans savoir, reprit Sobia comme si elle parlait à une enfant déraisonnable. Wong est un homme bon et sensible. Il est influençable, je te l’accorde, mais il ne déciderait jamais de faire des choses aussi horribles !

– il vous a bien abandonné sur le vaisseau !

– non ! Je suis sure qu’il n’a pas fait ça ! Il voulait juste que je me calme. On a dû l’obliger à partir ! Peut-être lui a-t-on menti en lui disant que j’avais déjà embarqué dans une autre navette…

– si ça vous convient de croire ça…

– je t’interdis…

– Ca suffit ! cria soudain Orep. Arrêtez toute les deux ! Cette conversation ne mène à rien. Zellana, il vaut mieux que tu t’en ailles. Quand à toi Sobia, laisse-moi te dire que tu es totalement aveugle quand il s’agit de cet homme. Nous savons tous qu’il est mauvais comme une teigne. Nous avons tous eu à pâtir de lui ! Maintenant cette discussion est terminée.

Elle m’ouvrit la porte et m’invita à sortir d’un geste de la main. Une fois sur le perron, elle murmura :

– tu sais, elle n’est pas méchante, elle a du mal à accepter ce qui lui est arrivé. Ne prend pas tout ça trop au sérieux…

– ne t’inquiète pas, tout va bien, lui répondis-je ne la serrant dans mes bras.

Je descendis l’escalier qui menait vers la plage et contemplais l’océan pour calmer mon esprit troublé par cette conversation qui m’avait ramenée des années en arrière, à un moment où nos vies ne valaient pas grand-chose pour des gens comme Sobia.

Le soleil se couchait lentement et je contemplais ce spectacle avec le même ravissement qu’au premier jour. J’aperçu les geysers des baveaux dans le lointains. Ils miroitaient dans la lumière rose de la fin d’après-midi et quelques chants étouffés parvenaient jusqu’à la plage. Cela faisait longtemps qu’ils ne s’étaient plus regroupés en troupeau sur le sable près du village. Un ou deux s’aventuraient encore certaines nuits, mais leur visite était brève. Je les y attendais de temps en temps, quand mon chagrin me submergeait après une conversation difficile ou trop brève avec un Alex qui perdait espoir. Alors je sortais prendre l’air et l’un deux arrivait, s’avançait en dandinant son gros ventre mou jusqu’à quelques encablures de ma maison. Nous nous regardions et j’avais l’impression qu’il absorbait une partie de ma peine.

En ce début de soirée cependant, je rebroussais rapidement chemin, traversais le village baigné dans une somptueuse lumière rose, et  remontais jusqu’au portail où je trouvais Moya assis devant sa maison, dégustant une boisson fraiche après une dure journée de travail. Son visage, ses mains et ses avant bras tannés en portaient encore la trace. Son épouse sortit au moment où j’arrivais et lui enjoignit d’aller se laver, mais il rechigna.

– attend un peu, je vais y aller, je profite du calme de la fin d’après midi. Regarde, Zellana arrive, elle va boire un verre avec moi. Ensuite j’irai me laver, je te le promets. Assieds-toi, me dit-il. Tu veux un verre de cette petite bière maison ?

– pourquoi pas, lui répondis-je en prenant place sur un banc en bois au dossier un peu raide, qu’il avait fabriqué lui-même.

Joypur s’empressa de rentrer et revint avec trois verres et un pichet frais.

– alors les travaux avancent ? demandais-je à Moya.

– oui, plusieurs maisons sont pratiquement terminées, les arrivées d’eau et leurs évacuations sont posées. L’électricité sera bientôt installée. D’ici quelques semaines, les premières familles pourront s’installer.

– comment allez-vous procéder pour la répartition ?

– c’est une excellente question. Je comptais sur toi pour nous trouver une idée lumineuse, parce que tout le monde veut les appartements du centre-ville, mais il n’y en aura pas assez !

– pourquoi ne pas organiser un tirage au sort ? Il suffit de regrouper les noms et on attribue les logements au fur et à mesure. Comme ça il n’y aura pas de jaloux !

– C’est une excellente solution. Il y a aussi ceux qui veulent les maisons individuelles qui sont en périphérie…

– alors il faut faire deux tirages.

– voilà un problème résolu, dit Moya en étirant son grand corps fatigué.

Ses muscles saillants à la peau tannée me firent douloureusement penser au corps d’Alex que je n’avais plus senti sous mes mains depuis des jours. Il dû voir la tristesse dans mes yeux car il m’ébouriffa les cheveux en un geste affectueux. J’en profitais pour revenir sur le sujet qui me tenait à cœur et me permettait de croire que je retrouverai peut-être mon amoureux un jour prochain :

– on en est où de mon projet à moi ?

– quel projet ?

– Moya, s’il te plait…

– ah, ça…ben, je réfléchis toujours à la façon de m’y prendre.

– tu m’agace, vous m’agacez tous…vous me demandez toujours de contribuer à tout, mais quand c’est moi qui vous demande quelques chose…

– tu compares l’incomparable Zellana ! Cela n’a rien d’un petit projet !

– de quoi s’agit-il ? demanda Joypur qui assistait à l’échange sans rien dire depuis quelques minutes.

– rien de bien important, parfois Zellana a des idées un peu étranges, lui répondit-il, puis il ajouta en se tournant vers moi : ne t’inquiète pas, j’y travaille, tu as ma parole.

Nous restâmes tous les trois silencieux un moment, sirotant nos verres pendant que le ciel s’embrasait d’un rose si soutenu qu’on aurait pu le croire en feu.

– c’est magnifique, dis-je finalement. Je suis heureuse que nous ayons la chance de profiter d’un tel spectacle et de pouvoir le faire tous les jours, mais d’autres n’ont pas cette chance et j’aimerai qu’on s’en soucie un peu plus. Bon, je vous laisse. Ne m’oublie pas Moya. Joshua ne restera plus très longtemps et j’aimerai mieux que tout cela se fasse tant qu’il est encore là.

– promis, me répondit le colosse en serrant Joypur contre lui, car elle le regardait, les yeux remplis d’interrogation.

Je me rendis ensuite chez Martial et Serarpi. Mon ami concevait les plans d’un barrage hydraulique de grande envergure et je lui demandais pourquoi il ne se servait pas de ma table lumineuse, mais il grogna :

– ce n’est pas pour moi ces machins. Je suis de la vielle école, un papier et un crayon, il n’y a rien de mieux.

– tu ne sais pas t’en servir, c’est ça ? le taquinais-je.

– Alex va bien ? demanda-t-il d’un ton ironique, ce qui déclencha la colère de Serarpi dont la voix sèche retentit derrière la porte de la salle informatique :

– Martial ! Tu devrais avoir honte de dire des choses pareilles ! Viens là, ma belle, il faut que tu voies ça…

Je rentrais dans la pièce dont elle avait négligé d’allumer les lampes. Les écrans émettaient leur lumières bleutée, éclairant son visage d’une pâleur blafarde fort peu avenante.

– regarde, reprit-elle. J’observe Materia depuis des jours. J’enregistre tous les déplacements des habitants, particulièrement ceux qui semblent avoir de l’importance. Il y a celui là, me montra-t-elle en faisant apparaitre sur un autre écran, le visage d’un homme d’une soixantaine d’année, nez rubicond, bajoues rondes, bouches lippue et tombante. C’est le fameux Jasper, le premier ministre de Sobia. Je suis tous ces déplacements depuis des jours, quand il sort, parce qu’il ne sort pas souvent. Puis il y a celui là que tu connais, ajouta-t-elle en me montrant maitre Wong dont le beau visage cachait une âme noire. Il y a deux femmes aussi, reprit elle en affichant deux nouvelles photos.

– je les connais, m’exclamais-je, la première, c’est la responsable de la colonisation, Mara Fouazi. Joshua travaillait avec son mari. Et l’autre c’est Hyptomène, la Contrôleuse de censure elle est mariée avec…Sorial.

– c’est lui ? me demanda-t-elle en me montrant un vieux monsieur à la barbe blanche bien entretenue et aux yeux d’un bleu très pale.

– oui, c’est lui. Il occupait le poste de ministre de l’énergie.

– comment sais-tu tout ça ? dit-elle, interloquée.

– Sobia me l’a dit.

– elle te l’a dit où tu l’as lu dans ses pensées ?

– je l’ai lu dans ses pensées, sinon je ne pourrais pas l’identifier, avouais-je.

– c’est remarquable que tu sois capable de faire ça. Tu peux réellement voir des images ?

Oui, bien que je ne sache pas comment. Mais rassures toi, je ne vous sonderai jamais.

– sage décision, dit doctement Serarpi. Il y a des pensées qu’il vaut mieux ne pas connaitre, ajouta t’elle, énigmatique.

– tu as probablement raison…

– tu as déjà essayé d’enlever ton bracelet pour voir si tu y arrives sans lui ?

– non, je n’y ai même pas pensé. C’est un cadeau d’Alex et je ne m’en sépare pas. C’est tout ce qui me reste de lui. Et puis je suis persuadée que sans le Mitreion, je ne parviendrais à rien !

– Bien, reprit-elle, regarde maintenant ce que je voulais te montrer. Tu vois, ces cinq personnes ont attirées mon attention car elles se déplacent toujours entourées de gardes. Cependant, celui qui en a le plus, c’est ton ami Wong. Tous ces gens ne font que de brefs passages à l’extérieur. La plupart du temps, ils vivent dans les souterrains. Quel dommage de se priver de ce bon air et du soleil de Matria. Enfin, s’ils préfèrent vivre comme des rats, c’est leur problème !

– es tu sure qu’ils ne ressortent pas de la ville en dehors de ton champ de vision ? lui demandais-je, intriguée par sa remarque sur le soleil de Matria. En effet, quel était l’intérêt d’habiter une planète aussi belle et aussi saine si la vie se déroulait sous terre ?

– pourquoi dis-tu ça ?me demanda-t-elle en se détournant un instant de ses écrans.

– en fait c’est toi qui viens de le dire. Pourquoi se priver de rester dehors alors que l’air n’est plus toxique et que le soleil est une bénédiction.

– à quoi penses-tu ? reprit-elle.

– je ne sais pas…à des couloirs qui les mèneraient si loin de Materia qu’on ne penserait même pas à regarder. Loin de la péninsule, sur la cote ouest par exemple.

– mais comment s’y rendraient-ils ? J’ai exploré toutes les côtes de Materia sans rien trouver. A part l’extrémité de la péninsule où est située la ville, les falaises sont hautes et abruptes et les côtes accessibles se trouvent presque sur le continent, à des kilomètres de là !

– je pense que ça vaut la peine d’explorer les alentours, on ne sait jamais.

– tu n’as pas résolu le problème du transport ! Comment se déplaceraient-ils ? Ils ne semblent pas utiliser de navettes et je n’ai enregistré aucun mouvement d’engin volant…

– tu te souviens de ces engins dont parlait Alex ? Ceux qui circulent sur un rail magnétique. Peut-être en ont-ils équipé des routes souterraines ?

– mais pourquoi feraient-ils ça ? m’interrogea-t-elle comme si tout cela était surréaliste.

– Pour ne pas vivre enfermé comme des rats justement !

– Ecoute, je vais survoler les cotes de Materia jusqu’à ce qu’elles rejoignent le continent. Cela fait déjà des centaines de kilomètres. Au-delà, cela ne me semble pas possible…

Elle se mit au travail instantanément, déplaçant habilement le satellite afin qu’il survole lentement la zone. Je contemplais en même temps qu’elle le déplaçait, les images que l’engin nous faisait parvenir en temps réel. Après avoir survolé la ville qui ressemblait de plus en plus à un bidonville, il longea la falaise vers l’ouest pendant de longues minutes avant que nous découvrions une première plage, petite mais accessible. Mais il n’y avait rien. Aucune habitation, aucun amas rocheux suspect. Elle continua son observation sur des kilomètres mais, à part quelques villages abandonnés qui avaient dû accueillir des colons, l’espace était vierge. Sur le flanc Est, ce fut la même déception et les rives du fleuve, comme je l’avais constaté par moi-même, n’était sommairement viabilisées qu’aux abords de la ville. Après, il reprenait son court sans que la moindre cabane ne vienne souiller sa majestueuse beauté.

– ce n’est pas possible ! m’écriais-je frustrée et contrariée. Ils doivent bien être quelque part !

– je comprends que tu sois déçue. Ton idée était bonne, mais ils n’y sont pas. Tu sais que le continent se vide petit à petit ? dit-elle pour détourner mon attention. Ton projet de ville a transformé tous les villages situés à proximité de Materia en no mans land. Tous les colons qui étaient proche des grottes sont partis. Je ne sais pas si tu mesures l’ampleur de ce que tu as mis en route.

– non, pas vraiment, lui répondis-je, étonnée par ces informations inattendues. Je n’ai pas eu le temps de me rendre sur le chantier depuis plusieurs jours.

– regarde, me dit-elle en changeant de satellite. Voilà ton œuvre.

Je contemplais, médusée, les rubans clairs des routes en terre battue qui se croisaient comme un damier et les maisons qui s’érigeaient les une à côté des autres autour du centre ville. La place centrale accueillerait des arbres et des bancs quand la ville serait achevée. Mais ce qui me sidéra réellement ce fut l’ampleur de la ville. Elle semblait gigantesque par rapport à ce que j’avais conçu. Elle s’abandonnait langoureusement en direction des collines et s’arrêtait en un alignement parfait aux abords de la falaise. Les cultures s’étendaient déjà sur des dizaines d’hectares qui avaient dû demander une déforestation importante, et des champs labourés attendaient encore leurs semences.

– mais je n’ai jamais dessiné une ville aussi grande !

– Ils y avaient tellement d’arrivants qu’ils ont continués sur le schéma initial. Tu devrais y aller de temps en temps, elle se construit à une vitesse incroyable.

– tu es allé voir ?

– non, je l’observe grandir tous les jours sur mes écrans…

– tu as raison, lui répondis-je finalement, demain j’irai voir le chantier, ça doit être impressionnant. Quand je pense à ce plateau désertique et que je vois ce qu’il est devenu…il ne faut pas que la ville continue à grandir ! M’écriais-je soudain, repensant à la surpopulation terrestre et à la promiscuité de nos habitats souterrains. Nous connaitrions les mêmes problèmes que sur terre. Il faudrait limiter le nombre d’habitants. Martial, criais-je en direction de l’atelier, sais tu combien de personnes attendent de s’installer dans la ville ?

– non, pas exactement. Il faudrait demander à Songhy.

– qui est Songhy ? demandais-je étonnée.

– elle est bien bonne celle là ! Tu confies la ville à un homme dont tu ne connais même pas le nom ?

– c’est l’homme qui avait étudié à l’Académie ?

– en effet.

– bien, j’irai le voir demain. Il faudra aussi que nous réunissions un conseil rapidement, cela fait longtemps que nous ne l’avons pas fait.

– ravi que tu t’en soucie enfin !

Je les quittais peu après car l’énervement de plus en plus fréquent de Martial ne me portait pas à rester auprès d’eux. Je ne savais pas ce qui tourmentait mon ami, mais comme il refusait d’en parler et préférait user d’ironie ou de colère pour répondre à mes questions, je choisis de battre en retraite. Cependant, je pris le temps de demander à Serarpi, en aparté, si elle pensait envisageable de me doter d’un capteur qui permettrait de visualiser les images que j’avais dans la tête. Quand Alex me transmettait ses visions, elle passait par le filtre de ma mémoire et était forcément modifiées. Si je pouvais restituer fidèlement les images qu’Alex projetait dans mon esprit, je serais à même de le localiser plus facilement. Elle me dit qu’elle allait y réfléchir, car bien qu’étonnante, l’idée était intéressante et probablement réalisable.

Je les quittais ensuite et redescendis par la route principale. La nuit était tombée et la première lune prenait son envol dans le ciel infini où les étoiles brillaient vivement, comme des millions de luminions lancés dans le ciel. Aux abords des maisons me parvenaient des rires, des conversations, des odeurs de repas qui mijotaient et je me sentis soudain très seule et exclue. Ma vie de célibataire m’avait finalement isolée de tous ceux qui avaient fondés des familles et je ne pouvais plus revenir en arrière. Personne ne pourrait remplacer Alex dans mon cœur et tant qu’il serait en vie, je continuerai à espérer son retour. Je pouvais voyager à l’autre bout du continent et je m’y résoudrais probablement si je ne parvenais pas à le libérer des geôles gouvernementales, mais je ne voulais pas de l’amour d’un autre, même si le besoin physique était parfois prégnant. Cette solitude m’accabla tant que je m’empressais de trouver refuge dans mon sous-sol, emportant quelques provisions pour me restaurer en attendant qu’Alex me contacte. J’allais m’endormir quand sa voix affaiblit retenti dans ma tête :

« Tu es là ?»

« Oui, je t’attendais… »

« Tu vas bien ? »

« J’ai connu des jours meilleurs » ne pus-je résister à lui avouer.

«  J’aimerai tant être auprès de toi »

« Je sais, et tu me manque aussi terriblement. Je me sens si seule en ce moment…»

« Je suis vraiment désolé mon amour, de toutes les erreurs que j’ai commises dans ma vie, celle là est la pire ! »

« Je vais trouver une solution, je te le jure, j’y travaille ! Je ne peux plus supporter de vivre sans toi, tu me manques trop. Quand je te vois tout seul dans ta cellule alors que tu pourrais être ici avec moi… »

«  Arrête ! Ne dis plus rien, tu prends trop de risque ! »

«  Je n’en peux plus d’être prudente, j’ai envie de te voir, de te toucher, d’être avec toi, de me réveiller le matin et de te regarder dormir à mes coté… »

« Arrête mon amour, je t’en supplie, c’est une véritable torture… »

 « Non, je n’arrêterai pas tant que tu ne seras pas là, avec moi.  Je ne veux plus attendre, je vais… »

« Non ! Ne dis plus rien, je dois te laisser »

« Alex ? Alex ? »

Mais il était parti de ma tête. Il n’était plus là et je ne sentais plus les larmes ruisseler sur ses joues. Je savais que mes paroles le blessaient car elles lui montraient tout ce dont il était privé. Mais elles lui permettaient aussi de garder espoir, je l’avais lu dans son esprit car je le sondais de temps en temps pour savoir comment il allait réellement.

Il était affaibli, désespéré parfois, mais il tenait bon car il avait au fond de lui une petite lueur qui portait mon nom et qui le maintenait en vie. Le savoir me réconfortait un peu. Je pleurais longuement et finis par m’endormir grâce au ronronnement incessant de Boulette dont la patte bienveillante attrapa quelques larmes sur ma joue, avec ses doux coussinets.

Le lendemain, je me forçais à me rendre sur le chantier ce qui me permit de monter Gazelle dont les hennissements de joie m’accueillir dès qu’elle reconnue ma voix. Une fois scellée, nous partîmes à petit trop en direction de la future ville. Une fois que nous eûmes achevé la côte raide qui menait à la plaine herbeuse, Je la laissais galoper un moment le long de la falaise puis elle brouta l’herbe drue pendant que je rendais une visite nostalgique à la cabane dont rien n’avait été déplacé depuis ma dernière visite jusqu’à ce que je découvre, pour la deuxième fois, une étrange pierre presque dissimulée contre le matelas. On aurait dit que quelqu’un l’avait posée là, à peine recouverte par la couverture qui perdait ses couleurs au fil du temps. Je le ramassais et l’examinais. Comme celle que je portais autour du cou, elle était petite, ronde et plate. Elle scintillait comme la roche des grottes. Le trou percé sur un bord me permis d’y passer le cordon de cuir de mon collier où elle rejoignit la première en tintant joliment. Son contact m’apporta un calme étonnant qui me fit penser à celui que j’avais ressentis quand j’avais collé mon corps contre les baveaux. Je la glissais dans mon tee-shirt pour ne pas attirer l’attention car, comme la première, quelque chose me disait qu’elle avait un pouvoir ou un sens qui m’échappait, mais auquel je n’avais pas le droit de me dérober. Elle semblait avoir été posée là et j’espérais que c’était à mon intention. J’examinais le sol avant de partir pour être sûre de ne rien avoir laissé passer mais je ne fis aucune autre découverte. Je ne m’attardais pas plus longtemps. La cabane était si intimement liée à Alex que je ne pouvais y séjourner trop longtemps sans fondre en larme au souvenir de notre rencontre.

Gazelle me laissa grimper sur son dos et remonta prudemment sur le plateau. Arrivées aux sommets, nous nous dirigeâmes à petits pas vers le chantier. Du moins étais-ce que je m’imaginais car j’avais laissé une plaine presque vierge et je découvrais une ville. Les constructions d’un étage masquaient déjà partiellement les collines environnantes. Éberluée tout autant qu’épatée par le travail accomplis, je remontais la rue centrale qui débouchait sur la place principale, pour le moment totalement encombrée de matériaux divers. La totalité de la ville était en construction et les maisons à étage se dressaient, élégantes et colorées, pratiquement achevées. Dans la masse de travailleurs qui s’affairaient un peu partout, je repérais l’homme dont Martial m’avait donné le nom.

– Songhy ? m’écriais-je en descendant de cheval.

– oui, dit l’homme qui, en me reconnaissant, descendis d’un échafaudage de bois sur lequel il posait un crépi à la truelle. Je suis content de vous voir enfin ! Je n’osais pas venir vous déranger au village. Je sais que vous êtes très occupée et je manque moi-même de temps pour faire le trajet.

– non, c’est moi qui m’excuse de vous avoir abandonné. Je vois que la ville avance vite et qu’elle est bien plus grande que dans le projet initial.

– oui, et c’est bien le problème. Les gens ne cessent d’affluer et des bidonvilles se sont même construits vers l’ouest.

– combien de personnes pouvez-vous loger actuellement ?

– trois ou quatre mille je pense, mais je ne vois pas comment nous pourrions en loger plus. Les terrains réservés à l’agriculture ne peuvent être utilisés pour construire des maisons, et déjà la pénurie de nourriture est à prévoir dans les semaines à venir.

– Je n’avais pas pris conscience que cette ville attirait autant de monde, m’exclamais-je surprise. Combien de gens attendent autour de la ville, est-ce que quelqu’un a pu faire un recensement ?

– oui, nous inscrivons toute nouvelle demande dans un registre que tient Walid.

– où puis-je le trouver ? lui demandais-je inquiète de ce que j’allais découvrir.

– à la sortie de la ville, vers le nord. Vous remontez la rue centrale jusqu’au bout et là où le chantier s’arrête, il y a un baraquement. Vous le trouverez là.

– merci ? Je vais le voir et je reviens quand j’aurai fait un point avec lui.

Je remontais en selle et nous empruntâmes la rue dont la terre avait durci sous le passage incessant des chariots chargés de matériaux. Plus je m’éloignais du centre et plus les travaux étaient à leur balbutiement. Les fondations se creusaient encore au pourtour de la cité, quand enduits et crépis se finissaient au centre. J’aperçus le baraquement devant lequel une file de gens dépenaillés, enfants sous le bras, certains assis sur des sièges de fortune, faisait la queue sous le fort soleil de la matinée. L’énervement faisait frissonner la colonne qui s’étirait sur des dizaines de mètres. A mon approche, certains s’écartèrent durant que d’autres manifestaient leur mécontentement.

– où vous croyez aller comme ça ? m’apostropha un homme d’une trentaine d’année, tenant par la main une petite fille agitée qui ne rêvait que de courir dans les champs alentour, même si les herbes en étaient depuis longtemps couchées et séchées par le passage et le stationnement de toute cette population qui s’attroupait.

– bonjour, lui répondis-je courtoisement, je suis Zellana.

– mon nom fit courir un murmure dans la longue colonne et le silence se fit pendant que les gens se rapprochaient lentement.

– excusez mon mari, Zellana, mais nous attendons depuis plusieurs jours pour pouvoir être enregistrés. Il parait qu’il n’y a pas assez de place pour tout le monde ici mais nous, nous crevions de faim dans notre village.

Je regardais la femme sèche et austère qui venait de me parler et je constatais qu’elle ne portait pas l’affreuse cicatrice des femmes esclaves.

– vous êtes arrivé durant la grande migration ? lui demandais-je.

– oui, en effet.

– où se trouvait votre village ?

– dans le sud Est, dans des plaines sèches et sans eau. Enfin, au début, il y avait de l’eau mais tous les villages situés plus haut, l’ont canalisée. Alors les cultures ont commencé à crever et nous avec. Nous ne sommes plus qu’une cinquantaine. Quand on a entendu parler de cette ville, on a pris la route et on a marché, de village en village. On a espéré trouver de l’aide ici mais ce Monsieur, dit-elle en montrant un homme à la peau mate et au regard perçant qui écoutait attentivement notre conversation, refuse de nous inscrire.

– Quand nous avons décidé de créer cette ville, lui répondis-je, elle était destinée à accueillir les premiers colons qui avaient participé à l’exploration de Matria et à l’installation des baraquements. Nous n’avions pas pensé que vous pourriez rencontrer des problèmes dans vos villages. Mais je vais m’occuper de vos demandes à tous. Cela prendra peut-être un peu de temps mais nous allons trouver une solution. Je vous le promets, dis-je assez fort pour que la foule, qui maintenant se tenait en rang serré devant moi, m’entende.

– je vais réunir le conseil rapidement et nous allons vous proposer une solution viable. Il n’est pas nécessaire d’attendre ici. Laissez-moi deux jours et je reviendrai vers vous avec des propositions.

Les gens attroupés commencèrent à protester mais une voix puis une autre se firent entendre, plaidant ma cause. Finalement, lentement et à contrecœur, les gens s’éparpillèrent et j’aperçu, ce que jusque là leur présence avait masqué : un agencement précaire de bouts de bois, de cartons et de métal qui constituaient une ville de fortune où s’entassaient pêle-mêle les familles fraichement arrivées. Je compris mieux le désarroi de ces gens qui avaient franchit de grandes distance pour parvenir jusque là et se retrouvaient, dormant à la belle étoile et cuisinant ce qu’ils trouvaient, sur des foyers en plein air. A la différence de notre village, la solidarité ne semblait pas régner entre les membres de cette communauté hétéroclite qui réunissait autant les anciens colons de la première heure avec leurs compagnes balafrées et leurs enfants déjà grands, que des terriens désenchanté du rêve matrien.

Quand le calme fut revenu et que je me forçais à me détourner de la contemplation désolante de cet amas de masures, je me dirigeais vers l’homme derrière le comptoir percé dans le flanc d’un baraquement.

– bonjour, dis-je, je suis Zellana, vous devez être Walid ?

– oui, j’ai beaucoup entendu parler de vous.

Son ton sarcastique ne m’échappa pas et je me demandais en quoi je lui avais fait offense et qui lui permettait de s’adresser à moi de cette manière.

– je venais faire un point avec vous sur le nombre de personnes recensées mais…

– il en arrive tous les jours ! Je ne peux pas inscrire tout le monde ! De toute façon, il n’y a pas à manger pour tous ! Il faut faire quelque chose !

– j’ai compris, calmez-vous, lui demandais-je en gardant un ton posé alors que lui criait presque. En fait, il semblait complètement débordé par la situation et proche de l’affolement total.

– ils deviennent de plus en plus violent au fur et à mesure que les jours passent et je ne peux pas aller plus vite. Je suis tout seul dans cette baraque surchauffée !

– vous n’avez pas la climatisation ?

– ça fait longtemps qu’ils ont volé les panneaux solaires ! Il faut vraiment que vous réagissiez ou vous allez avoir une émeute sur le bras !

– Vous avez enregistré combien de personne pour le moment ? dis-je en tentant de détourner sa colère.

– il leva les yeux au ciel comme si ma question était totalement stupide mais consenti à consulter son registre.

– huit mille cinq cent soixante quatorze personnes. Sans compter ceux qui attendaient et que vous avez réussi à faire partir.

– je ne pensais pas…Fermez votre baraquement pour le moment, lui ordonnais-je en réfléchissant à toute vitesse. Dans deux jours, vous aurez du renfort. Allez vous reposer et ne vous inquiétez pas, nous trouverons une solution.

– vous dites ça à tout le monde mais en trouvez-vous vraiment ? me cria-t-il alors que je m’éloignais déjà presque au galop.

Je retrouvais Songhy qui redescendis de son échafaudage et m’accueilli par un :

– alors ? qui masquait mal son inquiétude.

– alors, ça ne va pas du tout ! Il y a beaucoup plus de monde que prévu. Il faut…. Combien de logement pouvez vous fournir et dans quel délais ?

– le centre ville est presque prêt. Quelques installations intérieures et les gens se débrouilleront tout seul ensuite. Pour la périphérie : deux semaines en s’y mettant tous.

– bon, nous allons attribuer les logements tout de suite, cela permettra que chacun travaille sur sa maison. Les autres…je vais trouver. Je retourne au village mais je serai là cette après midi, je vous le garantie.

Je repartis au galop, talonnant gazelle qui ne demandait pas mieux qu’une course effrénée pour dégourdir ses pattes. Sa crinière blonde flottait au vent et son corps tendu m’emportait au rythme du roulement de ses sabots sur la terre dure. J’avais l’impression de chevaucher une machine parfaite. Sa puissante musculature se contractait sous sa robe brillante et chaque longue foulée me faisait danser au rythme de ses épaules qui se soulevaient quand ses pattes avant se projetaient loin pour se regrouper ensuite sous son ventre. Elle volait, m’emportant avec elle. Nous ne formions plus qu’un seul corps tendu vers notre destination, profilées comme une fusée. Nous rejoignîmes le village en un temps record et elle s’arrêta, épuisée mais heureuse, couverte d’écume. Je l’emmenais dans les écuries où je la bouchonnais un moment, autant pour la remercier de ce trajet rapide que pour prendre le temps de réfléchir à ce que j’allais faire, ensuite je la confiais aux soins experts d’Aram. Je redescendis au village et après une courte réflexion, j’actionnais la cloche. Nous l’avions installée après la guerre des gardes. Elle ne sonnait jamais car tous redoutaient de l’entendre, mais sa fonction était de rassembler les villageois et prioritairement les membres du conseil. L’urgence était à nos portes, là-haut sur le plateau et si nous ne régissions pas rapidement, les émeutes commenceraient et notre village ne serait pas épargné. En quelques minutes, tout le monde fut là, inquiet, anxieux et grave. Toutes les émotions se lisaient sur leurs visages sérieux.

– merci d’être venu si vite, dis-je à tous ceux qui s’étaient précipités. J’ai surtout besoin de parler aux membres du conseil mais ce que j’ai à leur dire vous concerne tous. Voilà, je reviens du chantier, je ne sais pas si certains d’entre vous s’y sont rendu récemment…le nombre de personne qui se sont regroupées là haut dépasse largement la capacité de la ville, qui est déjà beaucoup plus grande que ce qui avait été prévu initialement. J’ai parlé avec Songhy, le responsable des travaux, qui pense que d’ici quinze jours, quatre mille personnes pourront être logées mais il en reste encore presque cinq mille qui n’auront pas de place. La nourriture commence à manquer et les cultures actuelles sont déjà justes pour cette population. J’ai besoin de bonne volonté pour aller les aider à finir la ville et à étendre leur culture. Joshua, il leur faudrait des plantes à production rapide pour faire face à la demande. En attendant, il faut que nous puisions dans nos stocks pour les nourrir. Nous n’allons tout de même pas laisser s’installer une famine à quelques kilomètres de nous ! Pour ceux qui n’auront pas maison, et pour éviter que des ghettos ne se créent en périphérie, je pensais que nous pourrions construire une autre ville sur un site proche.

– mais ça fait trop de monde  Zellana ! dit une voix dans la foule des villageois.

– et leurs ordures, que vont-ils en faire ? dit une autre.

– comment garantir l’hygiène et la santé de tous ces gens ?

– et s’il en arrive encore ?

– écoutez, je criais fort pour faire cesser le brouhaha. Il en arrivera encore tous les jours, nous devons nous y préparer. Nous avons, pardon, j’ai enclenché un mouvement dont je n’ai pas maitrisé l’ampleur. Je pensais que nous n’aurions à loger que les colons qui fuyaient le gouvernement mais il semblerait que de nombreux migrants vivaient dans des conditions déplorables. Ils ont suivis le mouvement et les voilà maintenant dans des taudis aux abords de la ville, attendant que nous leur trouvions une solution.

– mais nous ne sommes pas le gouvernement ! Ce n’est pas à nous de nous occuper de ça !

– et qui le fera alors ? répliqua Moya qui avait prit place à mes coté pendant que Martial et Joshua le rejoignaient.

Cette remarque imposa momentanément le silence à tous.

– bon, repris-je calmement, vous n’avez pas voulu de cette situation mais elle est là maintenant et se lamenter ne sert à rien. Il faut trouver des solutions. Au demeurant, je vous rappelle que cette démarche initiale avait pour objectif de fédérer des hommes autour de nous, pour parer à une éventuelle attaque du gouvernement. Quand nous auront logés tous ces gens, nous seront à la tête d’une armée bien plus grande que ce que nous avions espéré, et croyez moi, ils se battront avec nous pour conserver ce que nous allons leur donner.

Le silence perdura un moment le temps que chacun prenne l’ampleur de ce que je venais de dire puis Joshua dit :

– je vais me rendre immédiatement sur le site pour agrandir les cultures. Il faudrait développer la pêche. Ils ont une rivière importante à proximité mais il leur manque des barques. La chasse aussi, même si nous avions décidé de ne pas toucher à la faune locale…

– je crois qu’ils ne nous ont pas attendus pour se servir, répondis-je car je me souvenais des petits ossements éparpillés près du camp sommaire. Il faudrait que quelqu’un aille aider Walid qui tient le registre du recensement. Plusieurs personnes seraient les bienvenues d’ailleurs car il fait face tous les jours à une foule de plus en plus énervée.

– je vais aller voir dans quel état sont ces gens, dit Mafalda dont le petit ventre rond saillait sous la fine chemise.  

– nous aussi, dirent en chœurs Sobia et Orep. Nous pouvons aider. Nous serons plus utiles là bas, qu’à trainer ici.

– bien, il me semble que dans l’urgence, tous ceux qui peuvent abandonner leur tache quotidienne sont les bienvenus, du moins pendant quelques jours. Il faut mobiliser les bonnes volontés de chacun et mettre tout le monde au travail. Je pense que vous pouvez faire cela sans moi. Je dois trouver un autre site pour construire une deuxième ville. Nous n’allons pas recréer des mégalopoles. S’il le faut, nous en construirons trois ou quatre, après tout c’est bien pour cela que nos sommes venus ici, n’est-ce pas…pour sauver notre espèce ! Alors faisons-le ! Moya, peux tu prendre en main ce chantier ? J’ai besoin d’aide, de toute votre aide.

Chacun opina et déjà dans les rangs, les taches s’organisaient. Certains pouvaient se libérer immédiatement, d’autres de temps en temps. Je les regardais répartir les tâches, décider de ce qu’ils allaient emporter avec eux et je me dis une fois encore, que je n’aurai jamais pu rêver d’amis aussi précieux que ceux-là et que la communauté que nous formions était réellement formidable. Finalement, je les remerciais et pris congés.

Je me rendis ensuite chez Orep pour délivrer un message à Sobia. En effet, il me semblait qu’il n’était pas encore temps que la population sache qu’elle était en vie et dans notre village. Sa présence parmi nous lui garantissait une sécurité qu’elle n’aurait peut-être plus si la nouvelle arrivait jusqu’à Materia. De plus, je n’étais pas sure que les colons lui fassent un bon accueil. Orep m’écouta en opinant de la tête et je vis qu’elle y avait déjà pensé. Sobia protesta mais finit par abdiquer car elle tenait avant tout à sa sécurité.

Ensuite, je filais à mon atelier où j’allumais la table. J’y trouvais un message de Serarpi que je n’avais pourtant pas vue dans l’assemblée villageoise :

«  Beau discours ! Ce que tu fais est bien, je travaille sur ton capteur.  Serarpi ». Son message me fit chaud au cœur.

Je passais un long moment à sillonner la côte sur mon plan en relief, sans trouver d’endroit approprié à l’implantation d’une deuxième ville d’une telle envergure. Les collines vallonnées rendaient la construction difficile car l’accès serait peu aisé. Finalement, je me dirigeais vers l’intérieur des terres et trouvais une plaine vaste, bordée d’une grande forêt. Une large rivière la traversait en serpentant autour de tertres peu élevés. L’eau y serait donc abondante. La terre semblait généreuse. L’accès posait problème mais il faudrait s’en accommoder. Je repérais un sentier sillonnant le long des vallons, il ferait l’affaire. J’eus un instant de regret pour les titanesques bulldozers perdus dans les vaisseaux, mais nous parviendrions bien à tracer une route jusque-là en suivant le lit naturel d’anciens ruisseaux maintenant fréquenté par des animaux. De plus, la grotte de la plaine que j’avais survolée en deltaplane, était proche. Cela serait utile le jour où tout le monde pourrait voyager. Car ce jour approchait, même s’ils ne le savaient pas encore. Personne ne m’avait encore rien dit, mais j’avais constaté que mes yeux, à l’origine bruns foncés, s’étaient progressivement éclaircis pour virer au noisette et atteignaient maintenant une nuance de vert qui n’était pas naturelle. D’ici quelques années, mes yeux seraient aussi bleus que ceux des colons ! Nous aurions tous les yeux bleus et cette idée me déplut. Étions-nous en train de formater une nouvelle race ? Matria nous transformait-elle ainsi à sa guise ? Était-ce pour notre bien à tous ? En serait-il de même de nos autres caractéristiques spécifiques ? Notre couleur de peau, celle de nos cheveux, notre taille…tout ce qui nous rendaient différents les uns des autres et uniques aussi ! Je n’aimais vraiment pas cette idée mais je n’avais jamais vue Matria comme une terre inhospitalière. Elle nous avait tout donné jusqu’à présent sans rien nous prendre en échange. Seuls les hommes étaient venus troubler sa quiétude. Je décidais de rester optimiste. Cette planète et sa population autochtone, si elle existait, et j’y croyais de plus en plus même si je n’étais pas capable d’imaginer où elle se trouvait, ne nous voulaient pas de mal, j’en étais sure. Il me suffisait de caresser mes deux colliers pour m’en persuader car leur contact semblait chanter des paroles apaisantes dans ma tête. Tant que nous ne l’agresserions pas directement et sciemment, Matria nous accueillerait. Il fallait cependant rester vigilant à ne pas l’offenser ou la blesser. Cette surpopulation qui s’annonçait, n’allait pas dans ce sens et il fallait impérativement y remédier. Ensuite, il serait temps de s’occuper d’Alex.

 

 

 

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