JE LE REGARDE – Epilogue

Epilogue

Ils me regardent parler. Ils sont une cinquantaine réunis autour de moi, hommes et femmes impeccablement habillés, tous portant le costume qui va avec leur fonction.

Comme tous les matins depuis déjà une année, je fais un rapide briefing de la journée à venir. Il est six heures et une longue journée nous attend. Plusieurs clients de marque sont attendus ; un banquet doit être organisé pour deux cents convives ; un séminaire prend fin aujourd’hui. La rotation des chambres doit être efficace et rapide. Le ménage doit être planifié, le menu élaboré et tout ce personnel attend de moi que je gère tout cela. Les différents responsables de secteurs sont là, debout à mes côté et la déférence dont ils font preuve à mon égard, me touche énormément, même si je ne leur en montre rien. Après cette réunion rapide, le chef de cuisine me montre la carte du jour que je signe après l’avoir rapidement parcouru. Sa renommé n’est plus à faire et j’ai une absolue confiance en ces recettes légères et raffinées. Puis viennent les problèmes techniques, la maintenance et l’entretien. Il faut passer en revue les diverses réparations, les classer par priorité et diligenter le personnels ad hoc. La matinée passe vite et je ne m’accorde une pause rapide que vers une heure ; les repas ont commencé et les nouveaux clients n’arrivent qu’à deux heures. Je me dirige vers mon bungalow, dans les arrières de l’immense propriété que forme l’hôtel et j’ouvre la porte de cette jolie maison au toit pointu de paille grise, soutenu par une ossature en bois rouge. Elle semble petite de l’extérieur mais elle abrite en réalité six pièces spacieuses, perdues dans la végétation luxuriante du parc. Sonia m’attend, comme tous les jours. Elle se lève à mon arrivée et se dirige vers la cuisine ; elle sait que j’ai peu de temps pour manger. Dans le même mouvement, une petite tête blonde se redresse et court vers moi ; je l’attrape et le serre très fort dans mes bras. Ce ravissant petit garçon a bientôt quatre ans et ses démonstrations d’amour me laissent toujours aussi éperdue. Ses belles boucles blondes encadrent un joli visage aux joues ronde ; un front haut, des yeux vert en amande, une bouche comme un bonbon rose, complètent le portrait de mon fils, François ; l’être qui m’est le plus cher au monde, celui pour lequel j’ai tout abandonné derrière moi, fuyant un homme qui devenait fou et un monde de violence dans lequel je ne voulais plus vivre.

Quand j’ai appris que j’étais enceinte, mon univers a basculé. J’avais vingt et un an et j’abritais depuis plus de quatre mois déjà, un petit être dans mon ventre. Comment ne pas y avoir pensé plus tôt ? Pourquoi avais-je négligé les signes évident ? Mes seins gonflés et douloureux, ma fatigue inexplicable, mon envie irrépressible de sexe ! Tout était là, flagrant, pour qui en connait les signes. Ce n’était pas mon cas ! Mais la question fondamentale restait quand même : Pourquoi avions nous tout simplement oublié de nous protéger Jeff et moi ? J’ai tourné des centaines de fois cette question dans ma tête et je n’ai toujours pas la réponse. Peut-être n’étions nous fait que pour nous reproduire ! Pour donner naissance à cet être parfait qui maintenant me montre tous les dessins qu’il a fait dans la matinée et m’explique, avec ces mots d’enfant, qu’ils sont allés se promener au bord de la mer avec Sonia, mais qu’il m’attend ce soir pour se baigner.

Depuis sa naissance, Sonia lui sert de nounou ; elle l’aime comme son propre enfant ; celui qu’elle n’a jamais eu. François passe énormément de temps avec elle et il lui rend son amour sans aucune restriction. Les voir ainsi, si proche, me rend parfois jalouse ; j’aimerai être plus souvent avec lui mais la direction de l’hôtel me prend beaucoup de temps, et j’y suis d’autant plus attaché que je sais à que point il est rare d’occuper un tel poste à mon âge, dans un établissement de si grande renommée.

Je dirige un splendide hôtel cinq étoiles à Bali, situé au sud de l’île, à une quarantaine de kilomètre de Denpasar. 

A mon arrivée, il y a presque cinq ans, j’ai suivi scrupuleusement les consignes de Sonia ; dès que j’ai été remise du décalage horaire, je me suis mise en quête d’un logement en tenant compte de critères simples : propre, au calme et à proximité d’un hôpital. J’étais enceinte de plus de 4 mois et venais de subir, dix jours auparavant, mon premier suivi de grossesse en même temps que j’apprenais que j’étais enceinte. J’ai donc trouvé une petite maison en bord de route, pas très loin du centre ville, entourée de grands arbres qui offraient une ombre plus qu’agréable. J’ai loué et aménagé les lieux à moindre coût car je ne savais pas combien de temps j’allais y rester, et j’ai passé mon temps à lire et à me promener au bord de la mer, chaque fois que je trouvais le courage de prendre un bus surpeuplé, cahotant péniblement sur les routes peu entretenues de l’île. J’ai longuement flâné sur le marché de Denpasar, centre névralgique de cette ville désordonnée et brouillonne.

Denpasar, comme toutes les autres villes à Bali, est un jardin exotique où les temples foisonnent avec leurs chapeaux de pierre noirs et moussus ; La végétation foisonnante donne le sentiment que la forêt est aussi présente que les humains, et le dépaysement est finalement aussi fort que dans le désert. La foule en plus ; Et les singes !

Les singes ont envahi la ville il y a déjà longtemps et ils errent en bande, parfois agressifs, la plupart du temps contemplatifs. J’ai appris bien vite qu’il ne fallait absolument pas les nourrir, sous peine d’être assaillie par des hordes affamées. En respectant chacun notre territoire, nous avons réussi à cohabiter ; eux dehors, jacassant à longueur de temps, se chamaillant dans les branches, sautant et criant ; moi paressant à l’intérieur de la maison, sur les matelas qui me servaient de sofas, adossée à de grands coussins multicolores. Toutes les ouvertures étant grillagées, je laissais les fenêtres ouvertes nuit et jour et passais de longues heures à les regarder. J’observais particulièrement les jeunes mères qui allaitaient et toilettaient leurs petits, les berçant pour qu’ils s’endorment accrochés à leur fourrure. Les singes sont notre âme archaïque. Leurs codes comportementaux sont si semblables aux nôtres parfois, que je me disais que ces mères patientes et dévouées étaient un bon exemple pour moi. Je les ai donc observées comme des modèles maternels et par la suite, je me suis surprise fréquemment à tenir François dans mes bras comme elles le faisaient et le font encore.

J’ai passé plusieurs semaines seule ; puis un jour, j’ai vu débarquer Sonia, accompagnée d’une armada de caisses et de malles. Elle avait complété ma garde robe de départ et amenait avec elles, toutes les affaires nécessaires au bébé. Quand je l’ai interrogé sur leur provenance, elle m’a dit qu’elle avait tout acheté entre New York, los Angeles et Hong Kong, où elle avait séjournée. J’étais enceinte de presque sept mois et son arrivée m’a soulagée, car je commençais à angoisser toute seule. J’avais bien noué connaissances avec des européens qui vivaient sur place, mais je m’en tenais aux relations minimales car je ne voulais pas être interrogée sur le père du bébé. Ainsi, personne n’avait franchit le seuil de cette maison avant elle et je fus heureuse de l’y voir, affairée, rangeant ce que j’avais laissé trainer par désœuvrement. J’étais allé déjà à plusieurs reprises à l’hôpital ou la consultation d’obstétrique ne désemplissait pas et j’avais rencontré une sage femme belge, fort sympathique et avenante, qui me faisait rire durant toutes les consultations. Le bébé allait bien et je ne tenais pas à savoir son sexe ; ma santé était bonne et à part un peu de fer dont je manquais, la grossesse fut un long moment de trêve dans ma vie.

Quand Sonia fut installée dans la deuxième chambre, il devint vite évident qu’elle allait reprendre ses habitudes et gérer la maison ; à cette période, cela m’arrangeait car je n’étais plus en état de le faire correctement ; cette grossesse inattendue mobilisait tout mon temps. Je parlais à mon bébé, le caressais, m’émerveillais à chaque coup de pied ; bref, j’étais sereine. J’avais momentanément évacué Jeff de ma vie, et même si l’arrivée de Sonia, porteuse de nouvelles alarmantes, avait un temps fait fondre mon enthousiasme, le temps passant, je l’avais oublié !

Sonia avait du différer son départ car Jeff était devenu fou quand il avait compris que j’étais partie, que j’avais disparu, et elle avait du l’accompagner dans ses recherches, alerter des proches, remuer ciel et terre pour me retrouver, elle qui avait planifié tout mon périple !

Puis, après avoir signalé ma disparition aux forces de polices qui ne semblaient pas s’en préoccuper outre mesure – arguant, à juste titre, mais ils ne pouvaient pas le savoir, que tout le monde à le droit de disparaitre – il avait fini par se calmer, même si nous le savions toutes deux, renoncer n’était pas dans sa nature. Finalement, Sonia avait prétexté des problèmes personnels et une famille négligée trop longtemps pour quitter son service auprès de Jeff. Cela avait été d’autant plus compliqué qu’elle l’abandonnait dans une période tumultueuse de sa vie où, sans me donner d’autres explications, elle me fit tout de même savoir que nous avions tous deux couru un réel danger à plusieurs reprises. Quand je lui demandais si Jeff était toujours en danger, elle refusa de répondre et me pria de me concentrer sur ma grossesse et d’oublier Jeff, qui ne pouvait, dans l’état actuel des choses, m’apporter que des ennuis.

Nos deux départs simultanés n’étaient pas passés inaperçu et elle avait dû elle aussi changer d’identité. Elle m’avait raconté que Jeff avait réussi à suivre ma trace jusqu’à Los Angeles, perçant à jour ma nouvelle identité à New York, mais m’avait perdue à l’atterrissage sur la côte Ouest. Cependant des hommes étaient sur mes traces et m’avait raté à un jour près durant ma traversé des Etats Unis. Les deux changements d’identité n’étaient donc pas superflus et il m’arrivait de rêver d’en utiliser une troisième, pour être parfaitement tranquille. Mais Sonia pensait, et cela ne s’est pas démenti jusqu’à présent, que personne ne pourrait me pister jusqu’ici, car ma trace s’arrêtait au sortir de l’aéroport de Los Angeles. Les taxis payés en liquide étaient une véritable bénédiction.

J’ai peu à peu évacué Jeff de mon esprit et renoncé à percer le mystère qui entourait les évènements survenus peu avant mon départ. Tout est devenu flou, brouillé, puis inutile. Plus l’arrivée du bébé approchait, plus ma vie antérieure me laissait indifférente ; j’avais mué ; j’étais devenue une autre et ma vie en France glissait loin de moi comme une peau de serpent qui s’accroche dans les herbes et libère enfin l’animal.

Sonia, quand à elle, m’avait livré quelques secrets qui expliquaient mieux les raisons de son comportement à mon égard. Quand elle était jeune, elle avait un temps servit de garde du corps à Charles Vaucanson dont elle avait été la maitresse. Elle vouait un culte immense à cet homme redoutable – presque identique à la passion dévorante que j’avais entretenu avec Jeff – mais quand elle avait découvert avec stupeur et joie qu’elle était enceinte des fruits de ses amours illicites, Charles Vaucanson l’avait sommée de se faire avorter. Après une longue période de doute, durant laquelle elle avait envisagé, comme moi, de se sauver avec son enfant à naitre, elle avait fait une fausse couche et peu après, on lui avait appris qu’elle souffrait d’une stérilité irréversible liée à une infection qui avait provoqué la perte de l’enfant. En une journée Sonia avait tout perdu. Charles l’avait alors affectée au service de Jeff, ce fils ingrat et irresponsable que Sonia avait materné du mieux qu’elle pouvait ; tentant de remplacer une mère absente et un père qu’elle aurait souhaité haïr sans jamais y parvenir réellement. Quand elle avait compris – bien avant moi – que j’étais enceinte, elle s’était préparée à me soutenir pour que l’histoire ne se renouvelle pas.

Le terme de ma grossesse est arrivée et j’avais prévu d’accoucher à l’hôpital, mais le bébé m’a pris de vitesse et l’adorable sage-femme belge, qui habitait fort heureusement près de chez moi, n’a eu que le temps de se laver les mains pour mettre au monde ce bel enfant dans ma maison balinaise. Je n’ai pas regretté cette naissance à l’ancienne, même si elle m’a privé du confort des soins hospitaliers et d’une péridurale probablement fort agréable, mais j’ai eu la joie de mettre au monde mon bébé chez moi, avec le soutien des deux seules personnes en qui j’avais confiance à ce moment là. Mes seins étaient énormes et douloureux et le lait coulait à profusion en permanence. J’avais l’impression d’être une vache laitière, et malgré la satisfaction de voir mon bébé grossir et grandir presque à vu d’œil, je n’ai pas aimé le sentir me téter goulument. Il me revenait trop fréquemment en mémoire, des visions de Jeff s’abreuvant ainsi à ma poitrine généreuse et j’étais envahie de moments de grandes dépressions. J’ai finalement cessé d’allaiter François au bout d’un mois et c’est avec un réel soulagement que j’ai enfourné un biberon de lait dans sa bouche tendre. Sonia était contrariée mais je ne lui ai pas demandé son avis, considérant à juste titre, qu’elle n’avait pas à se mêler de cette partie de ma vie.

Elle a boudé un moment, puis s’est arrêté, trop occupée à  prendre soin de François comme une mère poule.

Nos relations ont été simples dès le premier jour. Il était clair pour elle comme pour moi, qu’il n’y avait aucune ambigüité entre nous ; elle était là en amie et le resterait. Elle pouvait s’installer définitivement ou partir, à sa guise ; je pouvais vivre sans elle mais j’étais heureuse de sa présence. Nous avons donc tacitement accordé nos fonctionnements. Elle s’occupait de la maison et dès que j’ai était en état, j’ai cherché du travail. J’ai dû pour cela faire une entorse à la règle du secret sur laquelle nous vivions et j’ai appelé Monsieur Dumont. Après m’avoir assuré de sa fiabilité absolue, il m’a chaudement recommandé auprès du propriétaire d’une grande chaîne d’hôtel qui m’a embauché et logé avec Sonia et mon bébé, dans la maison que j’occupe encore actuellement.

J’ai mis trois ans à gravir les échelons hiérarchiques, passant d’un poste de Chef réceptionniste à celui de Directrice d’Hébergement, puis enfin au poste suprême de Directrice de l’établissement ; Un record dans la profession !

 Je le dois à ma rigueur, ma disponibilité, mon investissement permanent, ma créativité et tout un tas d’autres qualités que ne cessent de mettre en valeur les employés que je dirige. Je suis flattée de cette avalanche de compliments, et il est vrai que je ne ménage pas ma peine pour que l’hôtel fonctionne au mieux pour tous, clients et personnels ; mais il m’arrive parfois, à la fin d’une journée difficile, de me demander si j’ai vraiment les qualités requises pour occuper ce poste. Puis, François m’appelle pour un dernier bisou, un câlin, une promenade avec moi, et tout se dissout, tout disparait, effacé par la voix mélodieuse et irrésistible de mon fils.

Cet enfant nait d’un amour fou, d’une passion dévorante, d’une relation destructrice qui malgré elle, a engendré la vie.

 

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