A LA LUMIERE FROIDE DE LA TERRE – Première Partie – Chapitre 4

Chapitre 4

Maitre Wong, contrairement à ce que j’avais imaginé, loin d’être un vieil asiatique ridé et barbu, était un jeune homme de mon âge, aux yeux légèrement en amande et à la peau très claire. Ses cheveux noirs coupés courts et son costume impeccable lui donnaient l’air sévère, ce qu’il était loin d’être en réalité. J’avais revêtu, pour l’occasion, la combinaison bleu marine garnie d’étoiles dorées sur l’épaule et je me sentais un peu déplacée dans ces laboratoires où tout le monde semblait habillé comme bon lui plaisait.

– on vous a fait une blague ? me dit-il en m’accueillant avec un grand sourire.

– pourquoi ? Répondis-je en me tortillant.

– personne ne porte de combinaison ici ; Sobia a horreur de ça ! répliqua t-il en souriant franchement.

Moi qui étais si fière de ma première combinaison noire avec les cinq barrettes violettes, je me sentis ridicule. Pourquoi nous avoir conditionné à porter ces uniformes pendant tant d’années alors que la Présidente elle-même les abhorrait ? Mais j’avais fait une promesse à Joshua et même s’il me l’avait arrachée à un moment où j’étais particulièrement vulnérable et réceptive, je lui devais de la tenir. Alors, je clos ma bouche qui ne demandait qu’à exprimer mon mécontentement et je souris en disant :

– oh, ça ? Je n’avais rien d’autre à me mettre ce matin. Le service du linge est un peu défaillant, vous ne trouvez pas ?

Il éclata de rire puis ajouta :

Je suis content de vous voir. Une tête nouvelle ça ne fait jamais de mal et puis je suis un peu fatigué de les voir tous…s’affairer. La maitrise de la technique est importante mais sans créativité, L’urbanisme et l’architecture ne sont rien. Venez voir, ajouta-t-il en m’entrainant vers une immense table carrée dont il activa la surface lumineuse en posant sa main sur un lecteur palmaire. Cerclé d’un bois sombre, le plateau luminescent d’environ six mètres de côté, vibra légèrement.

Il clignota une fraction de seconde et une ville en ébauche commença à s’élever au-dessus du socle d’un blanc laiteux. En un clignement d’œil, les bâtiments apparurent comme s’ils étaient réels. J’avais déjà travaillé sur des tables de simulation mais jamais sur une aussi perfectionnée. J’étais fascinée par la netteté des bâtiments et la précisions des détails de la végétation.

 – Voilà Materia ! Comment la trouvez-vous ? me demanda-t-il en tendant la main vers sa création.

– bien, bien, dis-je en prenant le temps de réfléchir.

Je contournais la table pour appréhender la totalité de la maquette. L’ensemble était bluffant mais c’était surtout l’illusion produite par le réalisme de cette maquette virtuelle qui faisait cet effet-là. La conception en elle-même me semblait manquer d’harmonie. Je l’observais attentivement, prenant du recul pour mieux la voir et je compris où se situait le problème : tout était trop grand. Les immeubles étaient trop hauts, inutilement haut et les matériaux seraient pour la plupart impossibles à trouver sur Matria.

Je demandais prudemment en lui faisant face :

– vous prévoyez une ville de combien d’habitants ?

– ah, je vois que vous avez tout de suite repéré la faille ! dit-il en tapant dans ses mains. Il ne semblait pas particulièrement affecté. Il ajouta :

– Dans l’absolu, elle aurait dû abriter au minimum cinq cent mille personnes, mais je ne suis pas sûr que nous atteignions les cinq mille, au rythme des pertes que nous subissons.

– que voulez-vous dire ? lui demandais-je, surprise par cette nouvelle.

– et bien, vous savez, les vaisseaux…dit-il, soudain hésitant.

Je m’efforçais de masquer ma surprise et répondis d’un ton presque indifférent :

– je vous avoue que je me suis tenue un peu à l’écart des informations alarmantes ces derniers jours. Mais tant de vie sont en jeu…

Il m’examinant un moment, essayant visiblement de me jauger, puis il reprit :

– je comprends, mais pour notre travail nous ne pouvons malheureusement négliger ces données.

– vous avez raison, j’aurai du me montrer plus attentive, lui répondis-je doctement.

Il resta encore un moment silencieux, regardant autour de lui comme si on nous espionnait, puis il se lança :

– bien, voilà la situation actuelle : il semblerait qu’un pourcentage très réduit de vaisseaux ait réussi à décoller, pas plus de dix pour cent. D’autres n’ont jamais atteint la stratosphère en raison des avaries qu’ils avaient subies au décollage. Enfin, et c’est le plus terrible car ils se pensaient à l’abri, plusieurs d’entre eux, beaucoup même, ont explosé depuis le départ et d’autres explosent encore en raison du décollage précoce. Dans l’état actuel des choses, personne ne peut dire combien nous serons à l’arrivé, si nous arrivons un jour.

– mais comment est-ce possible ? dis-je effarée par ces révélations.

– rien n’était terminé. Ça n’a l’air de rien, dix mois, mais vous comme moi savons que ça fait toute la différence, en particulier quand il s’agit d’engins qui doivent voler à travers les galaxies à une vitesse inimaginable. Les vaisseaux n’étaient pas prêts. Certains n’avaient même pas fini de remplir leur réservoir et dérivent maintenant dans l’espace. Personne ne sait ce qu’ils deviendront. La plupart de mes amis étaient dans l’un d’eux. Je crains qu’ils ne dérivent jusqu’à épuisement de leur nourriture…vous imaginez cette longue agonie ! Plus d’un an d’errance avant que ne commence…oh, je n’arrive même pas à y penser !

– mais c’est terrible ! m’écriais devant cette vision d’horreur.

Son sourire joyeux avait laissé la place à un air grave et sérieux et j’eus de la sympathie pour cet homme qui essayait de mettre un peu de joie là où il n’avait pas le cœur à rire.

– je suis vraiment désolé pour vos amis, lui dis-je avec respect.

– je vous remercie mais vous savez je ne suis pas le seul ici à avoir perdu des êtres chers. Peu d’entre nous ont eu la chance de pouvoir emmener leurs proches avec eux. Nous devions tous arriver ensemble sur Matria mais, monter sur ce vaisseau était un honneur et travailler pour Sobia, un privilège qu’on ne refuse pas…enfin, vous savez ce dont je parle…dit-il en me fixant de l’autre bout de la table.

– oui…en fait non, répondis-je après un silence, je vais être honnête avec vous, nous n’aurions pas dû être là, mon mari et moi. Mais nous avons trouvé refuge dans une navette ouverte. Il s’est avéré que c’était sur le vaisseau présidentiel mais nous n’en savions rien. Maintenant, nous nous adaptons. C’est la raison de ma présence ici d’ailleurs. Je dois apprendre avec vous tout ce que je n’ai pas appris à l’Académie. 

– vous avez été élève de l’Académie ? J’aurai adoré y entrer ! Les cours d’architecture et d’urbanisme étaient bien plus intéressant qu’à l’école politique. Mais, on ne m’a pas laissé le choix. Il est probable que vous en sachiez bien plus que mois sur le plan technique. Je suis ravi que vous soyez des nôtres. Nous allons faire un excellent travail ensemble, j’en suis sûr. Regardez, s’exclama-t-il en montrant la table lumineuse dont l’image en 3D était impressionnante, vous avez déjà commencé à critiquer mon travail…et vous avez parfaitement raison, ajouta-t-il en voyant mon visage se fermer. Ces immeubles sont trop hauts, ils ne servent à rien, nous avons de la place, autant de place que l’on veut. Materia va être érigée sur un immense plateau traversé par le fleuve bleu. Vous avez déjà vu des images du fleuve bleu ? Une vraie merveille. Regardez ! me dit-il en faisant apparaitre sur la table, l’image d’un fleuve aux eaux limpides et calmes, traversant paresseusement un vaste plateau verdoyant pour aller s’écouler en une large embouchure dans l’océan d’un bleu plus profond.

– c’est splendide, j’ai hâte de le voir en vrai !m’écriais-je, sous le charme de ses eaux cristallines.

– vous aussi ? Je rêve de m’y baigner depuis que j’ai vu ces images. Il me semble d’ailleurs que toute la ville devrait se situer autour de lui pour que tous en profiter, vous ne trouvez pas ?

– oh si, vous avez raison. Le plateau doit être à l’abri des crues, n’est-ce pas ?

– oui, en effet. Il y pleut tous les jours durant deux heures, et parfois la nuit aussi mais le temps est d’une régularité impressionnante.  

– j’ai lu aussi qu’il n’y avait pas de marée…

– si, mais très légère, une vingtaine de centimètre tout au plus, et jusqu’à un mètre aux extrémités sud et nord, c’est-à-dire vers le centre du territoire, Materia étant située à la pointe sud-Est, ajouta-t-il doctement en tournant lentement autour de la table.

– pourquoi avoir choisi ce site en particulier ? M’hasardais-je à demander.

– oh, il y a plusieurs raison, me répondit-il après avoir réfléchis un instant,  d’abord, c’est la partie du continent que Sobia a vu en premier. C’est une sorte d’hommage. Ensuite, la zone s’y prête particulièrement. Un plateau qui domine la mer, ce qui facilite les échanges par voies maritimes, un fleuve et des rivières qui l’alimentent qui nous pourvoiront en eau potable et une bonne irrigation pour les cultures alentour. En bref, le lieu idéal pour ériger une capitale et abriter un gouvernement.

– vous avez raison, un paradis, répondis-je, séduite moi aussi par tous les avantages de  cet emplacement.

– vous êtes taquine ! me dit-il comme si je m’étais moqué de lui gentiment.

– non, je suis sérieuse, j’ai hâte de voir tout cela en vrai !

– parfait, pour le moment vous devez être honnête avec moi…

A ces mots, les battements de mon cœur s’accélérèrent et je fus traversée d’un long frisson d’appréhension. Je repensais aux paroles de Joshua qui m’avait fait jurer de rester prudente :

– je vous écoute, que voulez-vous savoir ? répondis-je poliment.

– dites-moi tout ce qui ne va pas dans mon projet. Vous êtes la première qui le voit et qui a les compétences pour en comprendre la beauté mais aussi les défauts.

Je réfléchis longuement, comme Joshua me l’avait recommandé, puis devant son regard attentif et son sourire franc, je me lançais :

– bien, laissez-moi le temps d’y jeter un œil.

J’observais longuement la construction holographique qui tournait à volonté d’un simple effleurement de la main. Je suivis le tracé du fleuve qui serpentait doucement sur le plateau. J’observais les bâtiments attentivement et j’en repérais un, au milieu, plus massif que les autres.

– le siège du gouvernement ? Le palais présidentiel ? dis-je en le montrant du doigt.

– le Palais Présidentiel. Rien ne vous échappe ! dit-il en battant des mains comme un enfant heureux.

Je continuais à observer la construction virtuelle. Je trouvais les avenues trop étroites, les immeubles trop grands, trop larges et inutilement longs. Le plateau était grand et les habitant moins nombreux que prévus. Il fallait tenir compte de ces nouveaux éléments.

– regardez, dis-je en attrapant le palais entre mes doigts, je peux ?

– mais je vous en prie…dit-il en m’y invitant de la main.

– il me semble que si vous le placiez ici, la ville serait plus ouverte…

Je positionnais le bâtiment le long du fleuve, face à la mer et il domina soudain. Les autres immeubles se déplacèrent autour de lui, se désorganisant complètement, comme s’ils étaient aimantés et se repoussaient les uns et les autres. Cela fit rire maitre Wong mais il arrêta de rire quand il comprit mon idée alors que j’attrapais un bâtiment de taille équivalente pour le positionner de l’autre côté du fleuve ; il siffla et il dit :

– je savais que vous me seriez d’une aide précieuse. J’étais tellement passionné par le fleuve que je n’ai pas vu que j’oubliais l’harmonie de la construction ! C’est génial ! Le Palais Présidentiel d’un côté et le Palais du gouvernement de l’autre.

– oui, et après, tout s’articule autour. Les avenues partent de là, de chaque côté du fleuve, ajoutais-je en écartant les bâtiments d’un revers de la main pour ouvrir des voies qui s’organisaient en étoile à partir du centre formé par les deux palais et leurs esplanades respectives. Il faudra un pont pour les relier et des ponts plus rapprochés pour ne pas avoir à faire des kilomètres pour rallier l’autre rive, continuais-je en bougeant les éléments avec mes doigts au fur et à mesure. Les immeubles peuvent être réduits.

Joignant le geste à la parole, je les attrapais les uns après les autres et les pressais délicatement du bout des doigts pour leur donner une taille raisonnable – il serait dommage que le palais présidentiel soit écraser par les immeuble qui l’entourent.

– vous avez raison !

En peu de temps, je réorganisais la ville de façon plus rationnelle et plus harmonieuse aussi.

– C’est fantastique ; je suis sûr que Sobia appréciera ce nouveau projet. Elle n’était pas très emballée par le mien mais elle n’osait pas me le dire. Je l’ai vu à la manière dont elle fronce son nez quand elle est perplexe. Maintenant je vois ce qui la dérangeait. Elle va adorer, j’en suis persuadé !

– Pff, encore faudrait-il qu’elle le voit et à mon avis, elle a autre chose à faire que de s’occuper de nos plans de constructions.

– Ne croyez pas ça, Sobia s’intéresse à tout ce qui touche à Matria, et à Materia en particulier ! Elle tient beaucoup à ce projet qu’elle vient souvent voir évoluer. Je sais que je ne lui ai pas donné satisfaction jusqu’à présent mais là, je suis sûr qu’elle va être enchantée. Regardez comme vous avez réorganisé ça en cinq minutes. Je travaille dessus depuis des jours et vous, en quelques secondes, vous arrivez, vous bousculez tous mes beaux et grands immeubles et vous concevez une ville moderne à taille humaine.

– je suis désolée, je ne voulais pas mettre à mal votre travail, il était très bien, m’excusais-je gênée.

– mais non, vous avez eu raison, je vous l’ai dit, je tournais en rond. Voilà quelque chose de plus abouti. Maintenant il va falloir travailler dans le détail. Nous avons l’ossature de la ville, il va falloir lui donner des muscles, des tendons, de la chair. Enfin vous me comprenez…

En effet, je comprenais ce dont il parlait et j’adorais l’idée de passer pratiquement une année à concevoir une ville parfaite, une ville idéale. Nous avions du temps et toute notre créativité à disposition. Il fallait réfléchir aux matériaux de construction, à l’alimentation en eau, à l’électricité…La capitale ne pouvait pas rester dans le noir ! Il y avait tellement de chose à penser que j’en avais le vertige. Même dans mes rêves les plus fous, je n’aurai pas osé imaginer travailler sur un tel projet. Et dire que nous aurions dû être dans une navette à destination des plaines centrales et j’aurais eu à construire un village agricole ! Ici, je me retrouvais en train de concevoir le palais présidentiel avec un homme qui ne semblait avoir peur d’aucune suggestion, d’aucune nouveauté. Quel bonheur !

Voilà en substance ce que je dis à Joshua quand je redescendis à notre cabine. Il prenait sa douche et je le rejoignis avec bonheur. Je lui racontais tout dans des cascades d’eau chaudes, j’étais si heureuse. Joshua semblait moins enthousiasmé par sa journée.

– je dois tout réapprendre ! Les plantes sont si différentes d’un endroit à l’autre du continent. Enfin, j’y parviendrai, mais ce qui me dérange c’est qu’on me transforme en jardinier, je suis ingénieur agronome ! À la rigueur, je veux bien faire office d’agriculteur, ça c’est utile. Mais aller fleurir le palais présidentiel ne faisait pas vraiment parti de mes projets. Je croyais que rien d’inutile ne devait plus jamais être fait !

– oh, Joshua, quelques fleurs n’ont jamais fait de mal à personne ! m’exclamais-je contrariée qu’il brise mon beau rêve.

– quelques fleurs, d’accord, mais une roseraie et des jardins exubérants pour le seul profit de Sobia, cela me semble un partage un peu particulier des ressources. Il va falloir entretenir et arroser tous ces hectares de jardins et de pelouse. Quel temps perdu ! Je préférerai planter des légumes et des fruits.

– tu le feras mon amour, j’en suis sûre. Je vais nous concevoir une jolie maison à l’écart de la ville où tu pourras faire pousser tout ce que tu veux, d’accord ?

– heureusement que tu es là, Zellana. Je ne sais pas ce que je ferai sans toi, ajouta-t-il dans une étonnante déclaration d’amour, lui qui était plutôt réservé sur ce terrain.

– je t’aime Joshua, lui murmurais-je en me blottissant contre lui.

– moi aussi je t’aime ma belle, dit-il en répondant à mes baisers.

 

Je ne m’étais jamais senti si bien depuis très longtemps. Notre vie commençait à prendre forme au sien de ce vaisseau et bientôt, nous parviendrions à nous faire accepter par cette communauté. En tout cas je l’espérais !

Tous les jours, je retournais au laboratoire de maitre Wong et nous sélectionnions un bâtiment, un pont, un immeuble, un réseau d’eau, et nous le travaillions dans ses moindres détails, jusqu’à ce qu’il soit parfait. La table lumineuse de Maitre Wong offrait une fonctionnalité que je ne connaissais pas et qui ne cessa de me fasciner tout le temps que je l’utilisais. Elle pouvait projeter des images holographiques à taille réelle dans l’immense laboratoire vide, ce qui nous permettait de nous promener dans une pièce, le long d’un jardin, sur le pont tout neuf que nous venions d’ériger pour relier les deux palais, comme s’ils existaient réellement. L’illusion était si parfaite que l’envie me prenait parfois de m’y installer pour y rêvasser un moment. Le soir, je retrouvais Joshua et je discutais avec lui de mes passionnantes journées de travail. De son côté, il commençait à se spécialiser dans la végétation maritime. C’est en parlant avec lui que j’appris une multitude d’informations extrêmement utiles sur les arbres qui poussaient sur le plateau. Connus pour leur bois dur et résistant, ils feraient un matériau formidable pour des meubles mais aussi pour des parquets d’intérieur et des sols de terrasse. Quand j’en parlais à Maitre Wong, il fit presque des bonds jusqu’au plafond tant l’idée l’enthousiasma. D’une liane résistante et souple dont me parla Joshua, je prévus de tresser des fauteuils et des chaises, de créer des panneaux de séparations et tout un tas d’autres meubles et d’objets de décoration dont les images défilaient à une vitesse folle dans mon esprit survolté. La nature nous offrait des possibilités nouvelles, il fallait les utiliser. Nous commençâmes en parallèle à créer une ligne de meuble. Chaque création était une pure merveille pour les yeux mais aussi pour nos égos qui trouvaient enfin un temple pour s’épanouir. Un simple mouvement de la main modifiait la courbe d’un fauteuil. Un doigt lissait ou sculptait une moulure travaillée. En quelques gestes précis, apparaissait un fronton d’immeuble, une porte en bois massif, un lit à baldaquin. Il suffisait de les imaginer et de les modeler avec les mains pour que toutes ces merveilles s’offrent à nos yeux ébahis comme des enfants dans une aire de jeu. Tous les soirs, la maquette s’éteignait, aspirée par la table lumineuse et nous la regardions disparaitre le cœur serré. C’était notre bébé, notre projet. Tous nos rêves se retrouvaient dans les détails d’une place arborée, d’un meuble aux pieds chantournés, d’une cheminée en pierre de taille. Tout était là, tout ce que nous n’aurions jamais rêvé concevoir sur terre nous était permis dans cette projection virtuelle. C’était si exaltant que ce ne fut ni une surprise ni une révélation quand maitre Wong posa une main sur mon visage et m’embrassa délicatement. Ce baiser me troubla au-delà de tout ce que j’aurais pu imaginer. Appuyée contre la table lumineuse, objet de tous nos fantasmes, je m’abandonnais à cette bouche irrésistible. C’était simple et naturel, comme une continuité de ce que nous faisions dans la journée. Je m’aperçus avec surprise et honte que j’étais attirée par ces yeux en amande, son corps musclé qu’il entretenait dans une salle de sport les jours de repos, son odeur douce et sucré. Je me livrais à son baiser sans remords. Ce que nous faisions était normal, nous créions la plus belle ville de Matria et il nous fallait unir nos forces et nos esprits pour y parvenir. Mais pendant qu’il m’embrassait fiévreusement, l’image de Joshua s’imposa à moi. Joshua, solide, fidèle, toujours présent quand j’avais besoin de lui et je m’arrachais aux bras de maitre Wong qui avaient enserrés ma taille.

– je suis désolée, je balbutiais, je suis mariée et je…

– non, c’est moi qui suis désolé, je n’aurai jamais dû faire ça, pardon…

– je vais rentrer maintenant, je vous verrai demain…

 Je m’enfuis à travers les couloirs, honteuse et pourtant troublée. Dans le grand ascenseur vide je caressais mes lèvres brulantes et le trouble revint. Je contemplais fixement mon reflet dans les grands miroirs qui ornaient les parois et j’y vis une très jeune femme brune aux cheveux courts, un peu emmêlés par la course, aux traits encore légèrement enfantin, dont les lèvres rouges semblaient porter la trace de la trahison. En entrant dans l’appartement, je retrouvais Joshua qui s’était déjà changé et m’attendait. Contrairement à mes pires craintes, il ne me demanda pas pourquoi mes yeux brillaient fiévreusement. Je filais dans la salle de bain prendre une longue douche. Ensuite, comme tous les soirs, nous rejoignîmes les réfectoires et nous mangeâmes dans un silence pesant. Je voyais bien que Joshua me regardait par intermittence mais je fuyais son regard de peur qu’il y lise ma duperie. Ce n’est que quand nous nous retrouvâmes dans notre chambre qu’il dit finalement :

– tout va bien, Zellana ?

– oui, tout va bien…

– tu sembles préoccupée, j’espère que tu n’es pas débordée par ton travail. Je sais que c’est une lourde responsabilité de concevoir la capitale de notre nouveau monde mais je suis sûr que tu t’en sors très bien. Tu as toujours eu beaucoup d’imagination et de talent.

Il s’approcha de moi et me caressa le visage comme l’avait fait Maitre Wong quelques heures auparavant et je ne ressentis pas le même élan. J’aurai aimé lui rendre ses baisers mais je me sentais si coupable que je le repoussais doucement en lui disant :

– je suis désolée ; je suis fatiguée. Comme tu l’as dit, ce projet est fascinant mais il me demande beaucoup d’énergie…je suis vraiment fatiguée…

– viens dormir, répondit-il en s’allongeant de son coté du lit sans plus insister.

Je me sentais si mal que j’aurai aimé pouvoir pleurer mais j’aurai du expliquer ces larmes et je ne savais que lui dire, alors je retins les sanglots dans ma gorge et je passais une très mauvaise nuit. Au matin, Joshua m’attendait pour prendre le petit déjeuner.

– tu te sens bien ? Tu es toute pale…

– ça va aller. Après une tasse de café je me sentirai bien mieux.

– essaie de ne pas trop travailler aujourd’hui. Ce soir nous pourrions aller à la piscine, je sais que tu adore nager.

– oui, si tu veux, c’est une bonne idée, répondis-je en entrant dans l’ascenseur.

Les visages de nos voisins nous étaient devenus familier maintenant et nous en saluâmes quelques-uns. Joshua, comme à son habitude, cessa de parler dès qu’ils entrèrent. Je conversais poliment avec une dame d’une quarantaine d’année, mère d’un jeune garçon, dont le mari travaillait dans un laboratoire proche du notre, quand elle glissa dans la conversation :

– vous avez déjà rencontré Sobia depuis l’embarquement ?

– non, je n’ai pas eu cet honneur mais je suis sûre qu’elle est très occupée. Elle se montrera probablement quand la situation sera plus claire.

– pourquoi, que se passe-t-il ? me demande t’elle d’un air étonné.

Joshua me donna un discret coup de coude et je me souvins de ses conseils de prudence.

– Il ne se passe rien de particulier. Je disais ça comme ça…l’embarquement a été plutôt compliqué et cela a sans doute demandé beaucoup de réorganisation.

Puis je me tus en espérant que ma voisine en resterait là. Elle allait cependant reprendre quand l’ascenseur s’ouvrit, laissant entrer un flot de personnes dont je profitais pour m’écarter d’elle. Mais elle avait raison, je n’avais jamais rencontré Sobia et je me demandais quand cet évènement se produirait. Peut-être resterait-elle inaccessible durant tout le voyage ? Cependant, comme pour beaucoup d’autres choses, je me trompais et les jours suivants me donnèrent tort.

 

 

 

 

 

 

 

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