LA GROTTE DES VOYAGEURS – Chapitre 9

Chapitre 9

253° jour de la saison d’automne

Le jour se levait déjà sur le village et toutes les femmes rentrèrent lentement chez elles, fatiguées mais rassurées. Tous les hommes avaient réussis à s’enfuir. Moya était blessé à la jambe et Phasim avait eu l’épaule traversée par une balle. Ses jours n’étaient pas en danger mais il lui fallait des soins, ainsi qu’à Moya et à Alex bien sur, dont l’état m’inquiétait plus que tout autre.

Cependant, je refrénais mon désir de partir immédiatement pour laisser le temps à Mafalda de se réveiller. J’avais pour mission de l’emmener avec moi, accompagnée de Joypur et de Chicorée,l’épouse de Phasim, dans cette fameuse région du continent nord où Joypur allait nous conduire.

Je rentrais chez moi ou je nourris Boulette, mécontente et affamée. Dans la précipitation de la veille, j’avais oublié de lui donner à manger et elle me dédaignait maintenant en me tournant résolument le dos, les oreilles baissées, l’échine légèrement courbée, les poils hérissés sur la colonne vertébrale, m’offrant une vision comique de sa queue qui battait l’air furieusement au dessus de son arrière train.

Je pris une douche et enfilais des vêtements propres en regardant le soleil se lever. L’océan était splendide en cette fin d’automne. Plus moutonneux qu’à l’accoutumée, il alignait de longues vagues régulières qui venaient se briser sur la plage dans un grondement ininterrompu. Les baveaux avaient pris de la distance pour se mettre à l’abri des vagues et je les voyais, flottant au gré de la houle moins forte au large, leur ventre pale miroitant dans le soleil levant. Leur nombre semblait plus important qu’à l’accoutumée. Je me demandais un instant la raison de ce regroupement mais je n’avais pas le temps de m’attarder. Quand nous reviendrions tous au village, il serait temps d’essayer de comprendre la raison de leur présence. Pour le moment, j’avais d’autres priorités. Je remplis mon sac de vêtements chauds et fouillait dans le coffre qu’Alex avait laissé, pour lui apporter des vêtements. Une petite pochette de cuir attira mon attention. J’hésitais à l’ouvrir, de quel droit allais-je fouiller dans sa vie privée, dans son intimité ? Me dis-je en regardant l’usure du cuir dont le brun avait presque disparue au fil du temps. Puis je me souvins qu’il me l’avait confié. Il ne devait pas y avoir de documents ou d’objets qu’il n’aurait pas voulu que je voie, me dis-je en déliant le fin cordon de cuir. A l’intérieur, je découvris une reproduction presque totalement décolorée d’un tableau représentant une femme. Visiblement brune, avec des cheveux courts un peu en bataille, les yeux verts, d’un vert qui avait du être vif à l’origine, un corps menu et dansant. La ressemblance était si frappante que j’en fus saisie. On aurait dit que quelqu’un m’avait peinte en se trompant sur la couleur de mes yeux. Je replaçais délicatement la photographie usée et allait ranger le portefeuille quand une légère protubérance saillit sous mes doigts. En tâtonnant, je sortis de l’étui une pierre fine et plate, ronde et percée sur le bord, comme les deux que je portais déjà en collier. Celle-ci était encore plus petite que les deux autres, mais sa couleur gris-bleue était plus soutenue. Le Mitreion devait y être plus présent car elle scintillait légèrement dans la lumière filtrante. Je défis le lacet que je portais autour du cou et y enfilais cette nouvelle pierre qui vint rejoindre les deux autres dans un léger tintement, puis je rangeais le coffre sous le lit et sortis en vitesse de la maison, emportant des vêtements dans un sac à dos. Je courus chez Mafalda, me sentant légèrement fautive, comme si j’avais commis un méfait dont personne n’aurait connaissance.

Elle était heureusement réveillée et habillée. Elle déjeunait avec son mari et sa fille Octa, qui avait presque deux années terrestres et qui se tenait bien droite dans sa chaise haute, mâchonnant son pain en imitant son père, Solion. Il découpait des tranches de jambon et de fromage de la pointe de son couteau et l’enfant reproduisait habilement ses gestes du bout de ses petits doigts sur la tablette de bois clair. Ils m’invitèrent à entrer et m’offrir un copieux petit déjeuner avant de me laisser expliquer la raison de ma venue. Dès que Mafalda eut entendu mon récit, elle rassembla le matériel médical nécessaire dans une trousse volumineuse qu’elle fit entrer difficilement dans un grand sac de cuir dans lequel elle ajouta en vitesse quelques vêtements.

– deux blessés par balle et un homme en état de grande faiblesse et de malnutrition ? dit-elle

– oui, enfin, je ne sais pas s’il n’y a pas d’autres blessés plus légers, lui répondis-je, soucieuse de n’oublier personne.

– Nous devons faire vite car les balles des gardes nécrosent les chairs rapidement dit-elle d’un ton sans appel. La moindre égratignure peut se transformer en plaie purulente et dégénérer en gangrène.

– je suis prête, lui répondis-je. Prend des vêtements chauds, nous allons au nord du continent, ajoutais-je pendant qu’elle peinait à fermer son sac plein à craquer.

– mais comment vous y rendrez-vous ? demanda Solion inquiet.

– c’est un peu compliqué, va voir Serarpi, elle t’expliquera tout, répondis-je à Solion.

– je ne peux pas venir avec vous ? demanda t-il encore.

– je suis désolée mais je ne peux emmener qu’une seule personne à la fois, et il y a aussi les sacs !

– c’est une question de place ? s’enquit Mafalda pragmatique.

– en quelque sorte.

– bien, alors partons vite.

Nous montâmes jusqu’aux écuries où Bogus remplaçait provisoirement Aram. Il nous attendait avec Joypur et chicorée, à coté de cinq chevaux sellés. Gazelle hennit d’impatience et se laissa flatter l’encolure avec bonheur, heureuse à la perspective de galoper dans le matin qui se levait.

Le soleil affleurait sur les cimes de la forêt, à l’arrière du village et sa lumière orangée enluminait le paysage qui semblait presque irréel. Dans notre dos, le sable clair et la mer bleue semblaient pâles dans cette luminosité, laiteux, mais je savais que d’ici que nous atteignions la falaise, le bleu aurait repris sa puissance et l’océan limpide ravirait la fin de notre périple à cheval. Joypur et chicorée, bonnes cavalières toutes deux, se tenaient droites et silencieuses pendant que Mafalda, peu habituée à monter à cheval, cramponnait nerveusement le pommeau de sa selle.

– nous sommes bientôt arrivé à la grotte, lui dis-je pour la distraire.

– j’espère, répondit-elle, je ne suis pas à l’aise avec ses animaux.

– ne t’inquiète pas, ils sont tous très doux.

– je te crois, mais je préfère les humains !

Cette petite conversation l’avait légèrement détendue et je la vis se redresser un peu sur sa monture et tenter de maintenir plus confortablement son assise. Finalement, nous atteignîmes la falaise et elle refusa de descendre le sentier raide et étroit sur le dos de l’animal, préférant marcher devant lui. Joypur nous précéda dans la grotte après que nous ayons fait nos adieux à Bogus. Elle avança sans hésiter jusqu’au passage qu’elle ouvrit de ses deux mains jointes. Mafalda regarda la lourde porte s’écarter sans rien dire mais elle ne put retenir une exclamation quand elle vit la pierre qui lévitait au dessus du sol. Sa blancheur opalescente et lumineuse nimbait les parois de sa douce lueur. Mais nous étions trop nombreuses et trop chargées pour l’espace réduit. Il fallut nous résoudre à voyager en deux temps. Joypur décida de passer en premier avec Chicorée, emportant les deux plus gros sacs. Nous regardâmes la porte se refermer et elles disparurent, comme si la roche n’était qu’un seul pan de mur sans faille ni ouverture. J’attendis quelques secondes puis ouvris la porte à mon tour. Nous prîmes place toutes deux sur le support, calant les sacs sur nos dos. Mafalda tremblait un peu mais elle attrapa fermement mes bras quand je le lui demandais.

– ferme les yeux, lui dit-je en apposant mes mains au dessous du seul symbole apparent.

Au moment où je fermais mes paupières, juste avant l’éclair blanc, j’eus l’impression que d’autres signes apparaissaient, légèrement au dessous, mais l’éclair m’aveugla et je me retrouvais dans le couloir de la grotte centrale, clignant des yeux et légèrement déboussolée.

– ça va ? me dit Joypur qui nous attendait, tendue et aux aguets.

– oui, désolée, j’ai cru voir quelque chose et je n’ai pas fermé les yeux à temps.

– mais où sommes-nous ? dit Mafalda, à qui nous avions expliqué le principe du déplacement mais qui visiblement ne nous avait pas crues.

– nous sommes dans la grotte centrale du Sud du continent, lui répondit Chicorée, et nous devons prendre cette porte, désigna t’elle en montrant la porte qui se trouvait exactement de l’autre coté de l’immense salle.

A ce moment précis, un raclement de porte résonna et deux gardes surgirent d’une porte à notre droite.

Joypur et Chicorée se jetèrent à terre, cachées derrière les sacs volumineux, faisant basculer Mafalda. Elles tiraient déjà sur les hommes alors que je demeurais pétrifiée, dos contre la paroi, incapable de réagir.

– couche-toi ! Hurla Joypur qui venait de tuer un des deux gardes, pendant que l’autre tirait dans notre direction  sans discontinuer.

Je me laissais tomber au sol plus que je ne me couchais, quand une balle me déchira le flanc. Une douleur fulgurante, suivie d’une brulure insoutenable m’embrasa le coté gauche, se diffusant rapidement à l’ensemble de mon corps. Je gémis doucement pendant que Mafalda rampais jusqu’à moi pour examiner la blessure. Les sacs tombés à terre nous protégeaient un peu. Elle souleva mon tee-shirt et malgré l’abondance du sang elle murmura :

– ça va, c’est superficiel mais il faudra très vite soigner la blessure pour qu’elle ne s’aggrave pas.

A ce moment là, Joypur réussi à faire tomber le garde en lui tirant dans les jambes et il perdit son arme. Elle se précipita vers lui mais n’eut pas le courage de l’achever. Elle l’assomma d’un coup de crosse et emporta tout ce qu’il avait sur lui : armes diverses, badges, passes…

– dépêchez-vous cria t’elle en ramassant les sacs, nous devons disparaitre avant qu’il en arrive d’autres !

– et les corps ? dis-je dans un murmure, tant la douleur était forte.

– tant pis ! On ne peut rien y faire maintenant !

Mafalda, qui avait posé une compresse hémostatique sur ma plaie, m’aida à me relever et me traina jusqu’à la porte, pendant que Joypur et Chicorée portaient nos trois sacs. Nous primes places toutes les quatre sur une plateforme beaucoup plus spacieuse, et en un éclair, nous nous retrouvâmes dans un couloir sombre et venté.

– couvrez-vous, il va faire froid, nous devons changer de porte puis nous serons arrivées. Elles nous entrainèrent à leur suite dans un autre couloir où Chicorée ouvrit un nouveau battant et nous fumes transportées jusqu’à une nouvelle grotte. Arrivée là, elles se détendirent.

– même en s’y prenant à plusieurs, il leur faudrait beaucoup de chance pour nous retrouver et ils n’aiment pas s’aventurer par ici.

– pourquoi ? dit Mafalda.

– parce que c’est la partie la plus hostile du continent nord.

– je ne sais pas du tout où nous sommes, dis-je dans un souffle.

– nous avons rejoins la grotte centrale du continent Nord puis nous avons obliqué vers l’extrême Est. En fait, nous sommes presque sur la même latitude que notre village, mais à la pointe nord.

A ce moment là, des voix retentirent et je me recroquevillais, mais Joypur s’avança en souriant. Malgré le temps, sa cicatrice restait toujours aussi visible même si nous n’y prêtions plus attention, mais en cet instant, peut-être à cause de la douleur, je la trouvais particulièrement visible et violacée. Garheban et Plutarque apparurent et j’entendis le soupir de soulagement de Mafalda qui se dégonflait comme un ballon de baudruche après la tension du voyage.

– je t’avais dit que j’avais entendu la porte, dit Garheban.

– je suis si heureuse de vous voir ! dit Joypur en les enlaçant. J’ai dû tuer un garde dans la grotte centrale sud et en assommer un autre, ça faisait longtemps que ça ne m’étais plus arrivé mais je ne suis pas trop rouillée, ajouta-t-elle calmement.

– tu as fait disparaitre les corps ? dit Plutarque, soudain inquiet.

-non, je n’ai pas pu. Zellana est blessée et nous étions trop à découvert.

– bon, nous y allons ! Viens ! dit-il à son acolyte. Les autres sont dehors et vous attendent avec une charrette.

Ils disparurent par la porte que nous venions de refermer. Joypur sortit et revint avec Aram et Joshua qui se précipita vers moi quand il me vit chanceler.

– qu’est ce qui se passe ?

– elle est blessée, dit Mafalda, ce n’est pas grave mais il faut que je la soigne rapidement pour que sa blessure ne s’infecte pas. Je ferais ça dans la charrette. Sortons d’ici, cet endroit me fait peur.

Venez ! dit Joshua en me soulevant délicatement et en me portant jusqu’à l’extérieur de la grotte.

Un espace dégagé devant la sortie montrait une herbe recouverte de givre qui craquait sous les pas puis la forêt commençait. Elle était assez basse et peu fournie, mais elle semblait s’étendre à l’infini. De la neige était tombée et recouvrait délicatement chaque petite feuille qui persistait encore sur les branches grêles. Les arbres se tordaient, leurs troncs noirs et fins résistant au froid en se ramassant sur eux même, comme s’ils cherchaient la chaleur dans le repli. Une route étroite serpentait dans les sous-bois que nous empruntâmes. Mafalda sortit quelques ustensiles de sa trousse et commença relever mon pull et mon tee-shirt. La douleur était si intolérable que je gémis longuement dans les bras de Joshua qui ne me lâchait pas. Après avoir nettoyé correctement la plaie,  elle y étendit un baume dont l’effet anesthésiant fut immédiat et qui m’apporta un soulagement dont je la remerciais, les larmes aux yeux. Elle posa ensuite un large pansement de gaze qu’elle fit tenir à l’aide d’un bandage ceinturant mon ventre. Enfin, elle redescendit mes vêtements pour que je puisse enfin me réchauffer. Caler dans les bras de mon ex-mari, je soufflais longuement pour évacuer la douleur et son souvenir cuisant, pendant que les deux robustes chevaux aux poils longs et épais, marchaient d’un pas sûrs, écartant la végétation basse sans aucune hésitation. Le trajet dura une bonne demi-heure, durant laquelle nous ne vîmes défiler que la forêt et un ciel pale par endroit. Puis la végétation disparu soudainement, laissant place à une vaste clairière qui avait dû servir de camp de prisonniers car une immense esplanade ceinturée de grillages rouillés était encore visible. Le grillage avait était arraché par endroit ou aplatis, mais on en voyait nettement la hauteur grâce aux énormes piliers de béton armé qui persistaient tout autour du périmètre. A l’intérieur, plusieurs baraquements sommaires mais toujours debout. Gris dans la grisaille du jour, sombres, malgré l’heure matinale. Le lieu était lugubre tant les vestiges de la répression y étaient encore apparents. Les chevaux s’arrêtèrent devant le plus grand bâtiment d’où jaillit un Martial aux joues rougies, vêtus d’un pull des plus rustiques, d’un ton rouge si vif qu’il me fit rire.

– ah, tu ne vas si mal si tu trouves encore le moyen te me moquer de moi ! dit celui-ci.

– tu ressembles au Père-noël, Martial, lui dis-je dans un souffle, car la douleur se réveillait peu à peu.

– Aidez-moi à la porter à l’intérieur, dit Mafalda d’un ton catégorique. Il faut qu’elle dorme.

Je fus portée jusqu’à un lit où elle pansa à nouveau ma blessure et me fit boire une potion au gout amer qui me mit immédiatement dans le cirage. J’eus à peine le temps d’entendre mon nom prononcé faiblement avant de sombrer dans un sommeil sans fond.

Quand je me réveillais, il faisait sombre. Je tentais de me lever mais la brume rodait toujours dans ma tête, faisant tourner la pièce autour de moi. La douleur se réactiva avec une violence qui me coupa le souffle un moment. J’entendis une voix me parler, elle disait :

– ne bouge pas, repose-toi, je suis là…

Sans même ouvrir les yeux, je me mis à pleurer en étreignant la main qui s’était glissée dans la mienne, la main d’Alex, maigre et sèche, dont la chaleur me réconforta tellement. Je me serrais contre son corps qui s’était posé sur le bord du lit et je sentis ses os saillants au contact de ma joue. Je me collais contre sa cuisse décharnée et mes pleurs redoublèrent. Il s’y mêlait le bonheur de le retrouver enfin vivant et la peine de le sentir si frêle.

– je suis désolée Alex, je suis tellement désolée ! Je pleurais doucement en laissant une auréole de larmes sur son pantalon de toile.

– mais pourquoi ? Tu n’y es pour rien, Zellana. Tu m’as sauvé la vie ! Sans toi je serais mort de désespoir, j’aurais abandonné. Mais le fait de te parler tous les soirs m’a maintenu en vie, pour entendre ta voix encore une dernière fois. Je me disais ça tous les jours et je me trainais toute la journée pour résister, pour rester en vie et pouvoir te parler. Et puis, les hommes sont venus et m’ont sortis de cette prison sordide. C’était tellement inespéré ! Zellana, je suis vivant et je suis libre ! Alors arrête de pleurer et rendors toi, je ne te quitterai plus jamais ! Dors maintenant. Il fait nuit de toute façon…

– d’accord, dis-je docilement pendant que son corps se lovait contre le mien et que la couverture se rabattait sur nous, nous protégeant tous les deux des dangers extérieurs. Nous étions vivants et nous étions saufs. Il suffisait de dormir pour que tout aille mieux, alors j’allais m’y employais avec application.

Je dormis trois jours d’affilés et Alex ne me quitta pratiquement pas, sauf quand Mafalda le forçait à s’alimenter avec les hommes attablés dans un grand réfectoire qui résonnait de leurs voix joyeuses, malgré la tristesse des lieux. Certains d’entre eux avaient été détenus là et avaient dépassé leurs appréhensions et leur répulsion pour y revenir. Maintenant qu’ils avaient vaincus leurs démons, ils prenaient presque plaisir à y séjourner, d’autant qu’ils avaient une raison de se réjouir d’être là, mais je ne la connus que quelques jours plus tard.

Garheban et Plutarque n’avaient pas retrouvé le garde que Joypur avait assommé. Elle n’avait pas dû taper assez fort car il était déjà parti quand ils arrivèrent dans la grotte, quelques minutes seulement après notre passage. Le corps de son collègue gisait sur le sol et ils le firent tout de même disparaitre. Malgré cela, les hommes ne semblaient pas inquiets.

Quand je pu enfin me lever, paradoxalement épaulée par Alex qui tenait à m’aider, je les découvris tous, discutant tranquillement devant un grand feu de cheminée dont l’âtre reposait sur une immense plaque de métal constituée d’une porte épaisse. L’évacuation était assurée par un tuyau qui traversait la toiture, grossièrement arrimé aux murs de plâtre défraichit qui s’écaillait à de nombreux endroits, par des fils de fer clairement détachés du grillage extérieur. Une ovation salua mon entrée dans la vaste pièce dont l’austère aménagement ne donnait pourtant pas envie de s’attarder. Martial vint relayer Alex qui ne me lâcha qu’à contre cœur et qui prit place à mes coté, dès que le géant barbu accepta de me poser au sol après avoir copieusement déposés de nombreux baisers claquants sur mes joues.

– ma petite, te voilà enfin rétablie ! Tu nous as fait peur, tu sais !

Je restais un peu ébahie devant tant de sollicitude, non pas que je doutasse des sentiments de Martial à mon égard, mais à ce moment là, j’avais l’impression de n’avoir dormi qu’une nuit. Quand j’eu compris que trois jours s’étaient écoulés depuis mon arrivé, je réalisais mieux la raison de son angoisse.

– est-ce que quelqu’un a prévenu Serarpi ? dis-je immédiatement.

– oui, nous l’avons contacté du continent Sud. Maintenant qu’elle sait que vous allez bien, elle vous attend patiemment.

– et les gardes ? Ils n’ont pas tenté de nous rechercher ? demandais-je.

– nous n’en avons pas vu, répondit Plutarque.

– comment vont Moya et Phasim ? demandais-je encore.

– ils vont bien, maintenant arrête de poser des questions et mange, dit Martial en posant devant moi une assiette remplie d’un ragout de légumes et de viande, rustique mais roboratif.

Je mangeais lentement, prenant plaisir à croquer dans les légumes encore fermes, savourant la viande tendre au gout relevé. Un pichet d’un vin aigrelet mais rafraichissant accompagnait ce repas qui nous réunis tous, malgré nos blessures. Moya portait une attelle à la jambe gauche et Phasim arborait un bandage volumineux et encombrant à l’épaule droite. Chicorée l’aidait à couper sa viande et l’assistait tendrement, sous les regards amusés de ses compagnons. D’autres hommes souffraient de contusions et de petites blessures, mais dans l’ensemble, tout le monde allait bien. J’étais heureuse à plus d’un titre d’être parmi eux. J’avais retrouvé Alex et tout le monde était sauf. C’était une victoire conséquente sur le gouvernement qui me réjouissait. Cependant, je ne pus m’empêcher de les interroger sur la sérénité évidente qu’ils affichaient tous. Un garde avait était tué et un autre s’était sauvé, emportant avec lui des nouvelles qui pouvaient nous mettre en danger. Il savait qu’une petite expédition de femmes se rendait dans le nord du continent ce qui donnait une indication pour entamer des recherches. Mais quand je fis part de ces craintes à l’assemblée bruyante et bavarde, les hommes se mirent à sourire sans répondre. Je les regardais, étonnée puis furieuse devant leur silence conspirateur. Finalement, Moya rompit le silence :

– nous sommes simplement heureux d’être tous ici en vie, dit-il en jetant un regard insistant à ses amis qui piquèrent du nez dans leurs assiettes.

La boisson les avait visiblement rendus trop loquaces et ils venaient d’être morigénés par leur chef ! Mais je ne pouvais pas en rester là et Moya le savait. J’attendis que le calme revienne et je parlais à Moya :

« Que se passe t-il ? »

« Rien, rien d’important… »

Mais je sentis qu’il hésitait.

«  Moya ? S’il te plait, dis-moi ce que vous tramez ! »

«  Ce que nous cachons plutôt… » reprit-il en me regardant droit dans les yeux, et j’y lu une grande joie.

« Bon, d’accord, reprit-il mais juste toi, personne d’autre ne doit savoir, promets le moi ! »

« Même pas Alex ? »

«  Même pas lui, non ! »

« Je te le promets ! »

– « viens avec moi », dit Moya en essayant de se lever mais il retomba lourdement sur sa chaise, empêché par sa lourde attelle. Il se tourna vers un de ses acolytes et un dialogue silencieux sembla agiter les deux hommes. Finalement Garheban se leva à sa place et me fit signe de le suivre. Joshua, Martial et Alex se levèrent d’un seul bond mais les colons leur demandèrent de se rassoir.

– je ne laisse pas Zellana seule ! dit Alex qui refusait d’obtempérer.

– moi, non plus ! Renchérit Joshua en se tenant droit devant sa chaise.

– et moi alors ? dit Martial, vexé.

– Seulement Zellana ! Mais ne vous inquiétez pas, il ne va rien lui arriver, dit Garheban en me tendant un lourd manteau doublé de fourrure bleue et bouclée que je jetais sur mes épaules après un instant d’hésitation. J’avais reconnu la fourrure caractéristique des vachaux et je répugnais instinctivement à m’en couvrir. Mais dehors, l’air était froid et vif. Une bise d’hiver balayait la vaste étendue givrée qu’un pale soleil enrubanné de nuages tenaces ne parvenait pas à réchauffer. Je ne pus m’empêcher de penser à ma maison ensoleillée avec un pincement au cœur, malgré la beauté fantomatique de ce paysage blanc et immaculé. Les herbes glacées crissaient sous nos pas alors que nous nous dirigions vers un tertre où la neige s’accrochait déjà. Garheban me conduisit devant d’une lourde porte métallique qu’il allait ouvrir quand il arrêta son geste et se tourna vers moi.

– nous allons descendre dans un souterrain et je vais te demander de ne plus dire un mot, ni même un son quelconque, d’accord ?

– d’accord mais tu peux m’expliquer ?

– non. Plus tard. Quand nous remonterons. Maintenant, silence !

La porte grinça bruyamment en tournant sur ses énormes charnières métalliques et un escalier sombre apparu. Des veilleuses l’éclairaient faiblement à intervalles réguliers, mais je ne pouvais en voir le bout. En me tenant prudemment à la rampe de corde qui courrait le long du mur, je descendis derrière Garheban qui marchait presque à pas de loup. Je l’imitais sans comprendre pourquoi nous prenions tant de précaution. En bas des escaliers, un long couloir où la lumière clignotait par intermittence, s’enfonçait dans les profondeurs de la terre. Des portes noires, munies de vitre sombre et étroite comme des ouvertures de boites aux lettres, s’étalaient régulièrement le long d’un des murs. Garheban ralenti son allure, avançant au ralenti et stoppa devant la deuxième porte. Il posa un doigt sur sa bouche et me fit signe d’approcher de la vitre. Elle était placée assez haut et il me fallut me hisser sur la pointe des pieds en posant mes mains sur le lourd battant métallique pour voir à l’intérieur d’une cellule exigüe et spartiate, un homme qui nous tournait le dos. Il dû sentir notre présence car il fit brusquement volte face et je reculais précipitamment, en proie à une angoisse irrépressible.

Farahawk ! J’avais reconnu le visage en lame de couteau qui n’avait rien perdu de sa superbe, en même temps que sa combinaison verte dont la teinte défraichit attestait du temps passé en captivité. Je posais une main sur ma bouche pour étouffer le hoquet de surprise que je ne pus contenir et il leva la tête, comme un limier flaire l’air autour de lui pour se repérer.

« Qui êtes vous ? » dit une voix dans ma tête « je ne vous reconnais pas ».

Passé le premier instant de surprise, je mis en pratique les leçons de Moya et bloquais mon esprit en espérant ne pas m’être révélé à lui dans l’intervalle. Je fis signe à Garheban que je voulais sortir et il m’escorta jusqu’à l’air libre où je respirais pesamment pendant un moment. Cet homme était indissolublement associé à la mort ! Le revoir après tant de mois, m’avait affectée plus que je ne l’aurai imaginé et Garheban dû me soutenir pour revenir au baraquement principal. Peu avant d’y arriver, je repris mes esprits et me dégageais de son bras compatissant.

– depuis quand est-il là ?

– depuis le jour où tous ses hommes ont été exterminés dans la grotte de la falaise.

– je pensais que vous l’aviez tué !

– non. Nous le gardons à tour de rôle depuis ce jour là.

– pourquoi faites vous ça ?

– il faut demander à Moya. Si ça ne dépendait que de moi, il serait mort depuis longtemps, mais Moya tient à le conserver vivant.

– je comprends pourquoi vous prenez tant de précautions…

– tu es dépositaire d’un lourd secret qui ne doit être révélé à personne.

– je sais empêcher que l’on me sonde.

– je suis au courant, c’est pour cela que tu as pu le voir. Mais il ne faut pas en parler aux autres, pour leur sécurité et celle de toute notre communauté. Si le gouvernement apprend qu’il est ici, ils n’auront de cesse de le récupérer. Pour le moment, il le pense mort.

– voilà pourquoi vous semblez si tranquille ! Sans lui, les gardes sont désunis !

– exactement.

– bien, compte sur moi, je ne révèlerai rien à personne. Qui d’autre le sait ?

– tous ceux qui viennent ici s’occuper de lui, mais nous ne sommes pas très nombreux. Nous nous contentons de le maintenir en vie.

– il ne sort jamais ?

– non !

– c’est terrible !

– tu crois qu’il avait des scrupules lui ?! Pense à Alex et à ce qu’il vient de vivre, tu trouves que c’était mieux ? Et à tous ceux qui comme moi ou Moya et bien d’autres, ont vécus dans ces cellules. Comment crois tu que nous connaissons ce camps ? finit-il d’une voix brisée.

– je suis désolée…je n’avais pas pensé à ça. Excuse-moi Garheban, je ne voulais pas t’offenser.

– je sais, Zellana, et moi je m’énerve trop vite. Viens, rentrons, il fait meilleur dedans, ajouta t’il en poussant la grande porte qui donnait dans un petit hall où il accrocha nos manteaux.

Dans la salle, le silence régnait quand nous entrâmes.

– alors ? dit Martial en sautant sur ses pieds, tu nous racontes ?

Je regardais Moya qui baissa la tête.

« Tu ne peux rien leur dire Zellana ».

« Je sais, ne t’inquiète pas, il s’en remettra ».

Il eut un sourire amusé qui n’échappa pas à Martial qui s’impatientait.

– alors comme ça vous faites des conciliabules, hein ? Vous pensez que je suis un grand imbécile à qui on ne peut rien confier !

– non, Martial, calme-toi s’il te plait. Fais-moi confiance, si je le pouvais, je t’en parlerais, lui répondis-je.

– et c’est tout ? Je dois me contenter de ça ?

– oui, pour le moment, dis-je pour tempérer sa colère croissante.

– et vous êtes tous d’accord avec ça ? dit-il à l’assemblée.

Alors Moya se leva et son ton était sans appel :

– tous ceux qui savent, et ils ne sont pas nombreux, comprennent pourquoi nous ne pouvons rien dire. Quant aux autres, tu n’es pas le seul ici, ils ne sont au courant de rien. Ne t’en prends pas à Zellana, c’est moi qui fixe les règle ici, c’est mon territoire !

Martial se laissa retomber pesamment sur sa chaise. Personne n’avait jamais dû lui parler de la sorte et il accusait le coup, oscillant entre colère, humiliation et résignation. Finalement, la sagesse sembla l’emporter car il conclut, avant de se lever et de s’éloigner en direction des chambres :

– bon, très bien, vous devez savoir ce que vous faites. J’aimerai rentrer maintenant. J’ai encore beaucoup de travail au village.

– nous te ramènerons demain, dit Moya d’une voix radoucie.

La journée se poursuivie par de longues siestes entrecoupées de repas improvisés. Ici, la vie semblait ne plus avoir de rythme. Dehors, la blancheur brumeuse dissimulait tout et en regardant à travers la fenêtre, j’avais l’impression d’être aveugle. Les hommes parlaient entres eux, souvent à voix basses, non qu’ils fussent en train de fomenter une quelconque rébellion, mais l’espace extérieur glacé et invisible et cette immense pièce dénudée, ne portaient pas à chanter à tue-tête.

A la tombée de la nuit qui arriva vite, les lumières s’allumèrent et le repas fut servi. J’avais l’impression d’avoir mangé dix fois dans la même journée et c’était probablement vrai ! Le repas fut gai car les hommes, qui n’aimaient pas la nuit dans ses territoires désolés, se mirent enfin à chanter et à parler fort, couvrant le vent qui faisait vibrer les montants métalliques des fenêtres dont les fissures laissaient entrer un air glacé, chuintant quand il pénétrait dans la grande pièce. Heureusement, un immense feu réchauffait une moitié de la salle et éclairait de ses flammes dansantes, les murs de ses couleurs chaudes. Paradoxalement, les chambres qui auraient du être tout aussi angoissantes, portaient au sommeil. Le vent sifflant, le froid immuable de la pièce, l’austérité du mobilier, tout donnait envie de se couler sous les épaisses couvertures et de dormir longuement. Ce que nous fîmes jusqu’à ce que le jour nous réveille finalement, aussi blanc le lendemain que la veille, aussi opaque et démoralisant. Quand nous nous levâmes à contre cœur, une bonne partie de nos camarades nous avait quitté.

Rendez-vous sur Hellocoton !

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.

Proudly powered by WordPress | Theme: Baskerville 2 by Anders Noren.

Up ↑