UN BAISER OU LA MORT Chapitre 2

– Colette ! Colette !  Ma mère commençait à s’énerver et menaçait de venir me sortir du lit par la force alors je cédais. Je descendis l’escalier en courant. J’avalais mon verre de jus d’orange, mangeais mon bol de céréales et mon yaourt de brebis (ma mère avait depuis longtemps proscrit le lait de vache, la viande pas bio, les légumes et les fruits surgelés ou en conserves…bref une alimentation E.QUI.LI.BREE !!!).

Puis je filais prendre ma douche,  enfiler un jean, un tee-shirt et mes converses montantes.  C’était l’uniforme parfait pour passer inaperçu le jour de la rentrée. Plus qu’une année et tout ce cirque serait fini !

Soudain je me  souvins que je devais faire le trajet avec Marina et JACOB !

Nous ne nous étions par revu depuis l’autre jour. Je l’avais aperçu nageant inlassablement dans sa piscine mais je m’étais bien gardée de l’observer et malgré la chaleur j’avais fermé ma fenêtre et mes rideaux !

Mais grâce à ma mère et à son initiative désastreuse j’allais me retrouver dans la même voiture que lui durant une bonne demi-heure.

Quand j’arrivais devant leur maison, Marina démarrait le 4×4. Nils, un beau petit blond arriva en courant et tenta de prendre la place de devant mais en tournant la tête, il croisa le regard de son frère qui le suivait de près et il y renonça aussitôt. Il se glissa prestement à l’arrière du véhicule et me fit signe de monter à ses côtés comme si c’était normal. Cela me rassura un peu. La voiture était spacieuse et sentait le cuir neuf.

Jacob monta en même temps que moi sans un mot ni un regard. Il avait l’air aussi froid et fermé que l’autre jour. Nils se mit à babiller en me disant son nom, en me demandant comment je m’appelais et encore une flopée de questions que sa mère interrompis en me demandant :

– ça ne te dérange pas si je m’arrête deux minutes à l’école. C’est quand même la rentrée ajouta-t-elle en coulant un regard entendu vers Jacob qui grogna en retour.

– on dirait que je ne t’ai jamais amené à l’école…

Jacob grogna encore puis lâcha :

ok let’s go please…I don’twanna be in late for the first day !

Marina démarra et le gros engin roula presque silencieusement jusque devant l’école où elle trouva habilement une place.

– Je reviens vite, promis, dit-elle en nous regardant tour à tour comme si elle craignait que nous entretuions. Dès qu’elle fut partir, je glissais mes écouteurs dans mes oreilles et la musique envahit ma tête. J’entendis un vague bruit auquel je ne prêtais pas attention et je sursautais quand un doigt effleura ma main. Jacob s’était retourné et me fixait de ses yeux verts si fascinants. J’enlevais mes écouteurs et il me dit d’une voix grave et douce :

-Désolé, je voulais pas être désagréable l’autre jour. Ce n’était pas contre toi…
Voyant que je ne réagissais pas il ajouta en baissant la tête :

Je déteste cet endroit. Je ne voulais pas quitter mon pays et mes amis…

Lui aussi avait un très léger accent américain mais sa maitrise du français était surprenante.

– Je comprends, je lui répondis en soupirant. Moi je suis arrivée au milieu de l’année dernière et c’était terrible…

Il me regarda d’un air étonné puis il esquissa un sourireet se retourna. Je remis mes écouteurs et je me dis qu’il n’était pas si crétin que ça finalement.

Alors que Marina revenait je surpris le regard de Jacob dans le rétroviseur. Il me dévisageait sans honte et un sourire moqueur apparu sur ses lèvres. Et merde c’était définitivement un abruti comme les autres !

Le reste du trajet se fit en silence. Marina avait mis la radio et écoutait les informations et Jacob et moi avions chacun de la musique dans les oreilles. Je me demandais un instant si nous écoutions les mêmes chansons mais je chassais rapidement cette pensée de mon esprit (Laisse tombé, il est comme les autres. Dans deux jours, il les connaîtra tous et tu retourneras au fond de ton bus).

Quand nous arrivâmes devant le lycée, je remerciais Marina et sautais hors de la voiture, désireuse de connaître ma classe et mon emploi du temps au plus vite et surtout de m’éloigner de ce type qui n’allait probablement pas tarder à devenir mon pire cauchemar. Je comptais me fondre dans la foule des élèves agglutinés devant le portail du lycée quand je fus retenue par une main ferme agrippée à mon bras :

Wait, please. Désolé, dit-il en me lâchant quand il aperçut mon regard noir et courroucé. Je ne voulais pas te faire mal mais je suis nouveau ici et tu es la seule personne que je connais qui peut m’aider.

– çane va pas durer, je murmurais pour moi même

What ? Il demanda.

– Rien, viens avec moi, je répondis en élevant la voix pour couvrir les cris et les conversations autour de nous. On va voir s’ils ont déjà affiché les classes.

– «fiché» les classe, qu’est-ce que c’est ?

Non, Affiché, un panneau avec la liste des élèves et leurs classes. Viens suis-moi, dis-je en l’attrapant à mon tour par le bras pour l’extraire de la foule.

C’était étrange de tirer ce géant baraqué derrière moi mais cela ne sembla pas le déranger. Il se laissa escorter jusqu’au portail ou je lui montrais les listes.

– Cherche ton nom, lui dis-je en suivant les listes du bout du doigt…ANDERSON…regarde tu es là, en terminale 1…bonne classe, tu as de la chance, et moi ? Terminale 1 aussi

– on est dans la même classe ?

– on dirait bien, je répondis étonnée et un peu contrariée. Si ce gars devenait un tyran comme Alicia et les autres, j’allais avoir une année plutôt pénible.

– ça n’a pas l’air de te faire plaisir, reprit-il avec ce sourire étrange que je lui avais vu deux fois déjà. La première quand il m’avait surpris en train de l’espionner à sa fenêtre et la seconde, quelques minutes avant, dans le rétroviseur.

– oh merde ! Alicia est aussi en terminale 1 !

– elle non plus, ça te fais pas plaisir ?

– quand tu la connaîtras…non, en fait quand tu la connaîtras, tu seras ami avec elle…

Et je le plantais là quand le CPE ouvrit les portes pour que nous allions nous placer dans les files de nos classes. Dix minutes plus tard, j’avais repris ma place au premier rang dans l’indifférence générale et la prof de math entra. J’adorais cette femme qui aimait son métier et transmettait sa passion des mathématiques avec respects et ferveur (autant vous dire que je m’étais bien gardé de dire ça à qui que ce soit, même pas à ma mère de peur qu’elle ne le répète, ou je serais passé pour une folle, ce que j’étais déjà pas mal aux yeux des élèves de ma classe!).

Bonjour, dit-elle. Cette année je suis votre professeur principal. (Super!). Je connais déjà la plus part d’entre vous, dit-elle en survolant la classe du regard. Puis en regardant la liste, elle ajouta, je vois que nous avons un nouvel élevé qui nous arrive tout droit des États-Unis. Pourriez-vous vous présenter, jeune homme ?

Jacob hésita puis se leva sous le regard étonné du reste de la classe qui l’avait déjà remarqué mais ne lui avait pas accordé encore trop d’attention (sauf Alicia dont j’avais surpris le regard scrutateur).

hey, je suis Jacob Anderson et je suis content d’être en France. Dit-il d’un ton contraint sans un sourire.

La classe bruissa de murmures échangés. Quelques «hey» fusèrent à droite et à gauche mais Jacob les ignora et finalement, estimant probablement qu’il avait fait ce qu’on lui demandait, il s’assit lourdement sur sa chaise, espérant se faire oublier.

Madame Cordier ne lui en laissa pas le loisir. Elle l’interpella à nouveau et lui dit :

– je n’ai pas pour habitude de laisser les nouveaux élevés au dernier rang, venez donc vous asseoir devant…son regard scanna la salle et s’arrêta…sur moi ! Là, avec Colette reprit-elle. Elle pourra vous aider en Math (merci Madame Cordier, pour pourrir encore un peu ma réputation, y-avait pas mieux ! Je pensais en baissant la tête).

Jacob se leva, hésitant à nouveau, puis avec un soupir, il attrapa son sac et se laissa tomber sur la chaise à mes coté. Autour de nous les murmures s’accentuèrent et j’entendis plus que je ne la vis, Alicia s’agiter sur son siège.

–  Madame, avec moi il apprendrait mieux et plus vite, dit-elle avec une telle langueur dans la voix que toute la classe éclata de rire.

Madame Cordier la reprit :

– Alicia, s’il vous plaît, tenez-vous tranquille. Colette sera parfaite pour ce jeune-homme.

Je gémis presque silencieusement et tentais de disparaître à l’intérieur de mon tee-shirt (c’est une image bien sûr mais j’aurai bien aimé en être capable). Jacob me jeta un regard en coin puis il se tourna vers Madame Cordier qui reprit sa présentation du programme avec entrain.

Et à tous les cours, le même scénario se répéta. À croire qu’on avait décidé de me maudire et de lui rendre la vie infernale. Finalement, mis à part en Sport ou par chance les cours n’étaient pas mixtes, je me retrouvais assise à côté de Jacob qui semblait résigné à prendre la place qu’on lui désignait. La place laissée vide toute l’année dernière !

Durant la pause-déjeuner, je filais à la bibliothèque ou je trouvais refuge dans l’odeur des livres et du papier. La cantine ne fonctionnait pas en ce jour de rentrée et nous étions exceptionnellement libérés à 13h. Le lycée Saint-Exupéry était le meilleur de la ville et les professeurs nous surchargèrent d’exercices et de révisions, dès le premier jour.

Quand enfin la dernière cloche sonna, les élèves se ruèrent à l’extérieur. Je perdis rapidement Jacob de vue malgré sa stature imposante et je m’en félicitais. Tant pis, je prendrais le bus mais au moins je ne serais plus obligée de supporter sa présence ! (ça c’était ce que je me disais pour me réconforter car en fait, j’avais plutôt apprécié de l’avoir à mes coté. En tournant la tête j’avais saisi une odeur douce et acidulée, un parfum léger et agréable, comme un matin de printemps ou une après-midi d’été après la pluie – tu dérailles complètement ma pauvre fille, tu ferais mieux de laisser tomber ; dans deux jours, il sera collé à Alicia et il ne saura même plus ton nom !).

Je me dirigeais vers l’arrêt de bus quand une main attrapa mon bras.

– hey, tu ne rentres pas avec nous ? Me dit Jacob d’un ton étonné.

– je ne pensais pas que tu rentrais chez toi, je lâchais sans réfléchir tant la surprise avait été grande. Immédiatement je m’aperçus de la stupidité de ma réponse. 

– où veux-tu que j’aille ? Répliqua-t-il en riant.

C’était la première fois que je l’entendais rire et son visage soudain ouvert et épanoui était encore plus beau. (Difficile à regarder sans dire n’importe quoi, méfie-toi Colette !).

– Mais ça ne me dérange pas de prendre le bus, j’ajoutais pour qu’il ne se sente pas obligé de me ramener.

« Come on », de tout façon on va au même endroit ! Et puis ma mère m’en voudrait si je te laissais rentrer seule. (Voilà la question réglée, il fait ça pour sa mère, pas parce qu’il me trouve sympa ou je ne sais quoi d’autre…Colette ! Arrête!).

Je le suivis en traînant les pieds mais je me redressais en voyant Marina qui nous regardait arriver vers elle. Elle n’avait pas besoin de savoir ce que je ressentais.

Je me glissais dans la voiture en la remerciant de me ramener chez moi et elle me lança un sourire éblouissant qui me fit oublier ma journée. Cette femme était la gentillesse incarnée, ça se lisait sur son visage. Si seulement son fils pouvait être comme elle…

– alors, dit-elle en nous regardant alternativement avant de mettre le moteur en route. Pendant qu’elle dégageait le véhicule de l’entrée de garage dans laquelle elle s’était glissée, Jacob répondit :

– « it’s ok, mom »

– en français ! L’interpella sa mère.

– on est dans la même classe, je lançais sans réfléchir mais je fermais ma bouche en ouvrant de grands yeux quand je vis le regard étonné puis sombre de Jacob.

Oh, c’est fantastique, vous allez avoir les même horaires ! (tiens encore un truc auquel je n’avais pas pensé, lui non plus visiblement…).

– oui, et les même devoirs, soupira Jacob dont le français sans accent m’étonnait chaque fois un peu plus. Pour quelqu’un qui n’avait pratiquement vécu qu’aux USA, il parlait vraiment bien notre langue.

– C’est parfait, reprit Marina tout en glissant la voiture dans les embouteillages comme un pilote professionnel. Vous pourrez prendre le bus ensemble ! Ça me rassure de savoir que tu n’es pas seul, reprit Marina, ignorant le regard implorant que lui lançais son fils.

Je ne pus retenir un gloussement. Lui, ce grand gaillard à la carrure de sportif professionnel avait besoin d’être escorté par moi, la fille transparente ? Pour quoi faire, ne pas se faire agresser dans le bus ?

Jacob me lança un regard noir dans le rétroviseur et je me renfonçais dans mon siège, espérant me faire oublier jusqu’à la fin des temps… ou au moins jusqu’à la fin du voyage.

Nous arrivâmes finalement devant ma maison et je m’expulsais de la voiture sans demander mon reste.

– À demain, dit la voix de Marina dans mon dos.

Sans me retourner, je fis un geste de la main et disparu dans la maison avec soulagement. Quelle journée !

Par chance, ma mère n’était pas encore rentrée. Je me jetais sur le canapé après avoir attrapé tout ce que je trouvais dans le frigo et exceptionnellement, j’allumais la télé pour un petit repas  rapide. J’avais besoin de me changer les idées. Après avoir zappé sans plaisir sur toutes les chaines disponibles (bien trop finalement puisque je ne trouvais rien d’intéressant) j’éteignis la télé et allumais la chaine stéréo. La voix langoureuse et rauque de Billie Eilish emplit le salon et je montais le son au maximum, faisant trembler les murs. Heureusement que ma mère n’était pas là, elle aurait protestée : Colette, c’est trop fort ! Tu seras sourde à vingt ans si tu continues comme ça !

Mais elle n’était pas là !

Debout sur le canapé, je me laissais emporter par la musique, les yeux fermés, les bras tendu vers le ciel, bougeant en rythme au son hypnotique de « idontwannabeyouanymore » et j’oubliais tout.

Quand j’entendis un raclement de gorge dans mon dos, je fis un bond et poussais un cri d’effroi si fort qu’il couvrit même la musique.

Jacob planté dans l’encadrement de la porte d’entrée, me regardait. Impossible de dire depuis combien de temps il était là. Je ne l’avais pas entendu frapper ni ouvrir la porte ! Je senti une vague d’humiliation mêlée de colère m’envahir. Pourquoi ce gars se permettait-il de venir chez moi sans prévenir et sans frapper à la porte !

– Tu aimes Billie Eilish ? me demanda-t-il, comme si sa présence dans ma maison n’avait  rien de surprenant.

– ouais, pourquoi pas ? Je lui lançais hors de moi en attrapant la télécommande pour couper le son.

Le silence qui suivi était étrange, comme si la pièce s’était soudainement vidée. Comme une coquille vide. Debout sur mon canapé je me sentais stupide et ridicule.

– Qu’est-ce que tu veux ? J’ajoutais, toujours aussi renfrognée en me laissant glisser sur les coussins dans une position presque fœtale, mes bras autour de mes genoux relevés, ma tête enfoncée dans mes épaules.

Il me dévisagea un instant. Peut-être se demandait-il s’il souhaitait réellement affronter cette furie. Finalement il prit une grande respiration en secouant imperceptiblement la tête et demanda :

Tu peux m’aider pour l’histoire-géo ? D’habitude je me débrouille tout seul mais j’ai pas compris toute la leçon sur « la gouvernance européenne depuis le traité de Maastricht ». C’est pas une partie de l’histoire que j’ai étudié.

– On apprend pas l’Europe, au State ? Je répliquais sarcastique.

Il me jeta un regard appuyé comme si je venais de dire une chose totalement stupide et je me sentis injuste et méchante.

– désolée mais tu m’as fait peur. Viens, on va se poser dans ma chambre, tous mes livres et mes cours sont là-haut, je lui dis en me levant prestement et en le précédent dans l’escalier que je montais quatre à quatre.

Quand j’ouvris la porte, je me souvins de tous le linge sale éparpillé sur le sol, du lit que je n’avais pas pris le temps de refaire, de mon maquillage en vrac sur la coiffeuse et je compris pourquoi ma mère insistait toujours pour que je range ma chambre le matin avant de partir. L’expression « Comme on fait son lit on se couche » prit soudain tout son sens. Je rougis et me précipitais pour tirer rapidement la couette, je ramassais quelques culottes, soutien-gorge et tee-shirt sales que je jetais dans le panier à linge. Pour le reste, je ne pouvais rien faire.

Je vis Jacob sourire (toujours cet étrange sourire qui n’était pas si ironique que je l’avais imaginé – ou alors mon imagination me jouait des tours…) puis pénétrer dans la pièce. Il se dirigea lentement vers la fenêtre et souleva un rideau.

– difficile de ne pas se voir…on est vraiment en face…je suis sure que je peux te voir de mon lit…ajouta-t-il d’une voix grave comme s’il se parlait à lui-même et je me sentis rougir jusqu’à la racine des cheveux. (Pour l’avoir déjà fait, je savais que moi je pouvais le voir de mon lit. C’était définitivement la situation la plus étrange que j’ai jamais vécu avec un garçon).

– tu sais, tu peux laisser ta fenêtre ouverte. Tu ne vas pas mourir de chaud juste pour éviter de me voir, c’est stupide. Moi je ne le ferais pas en tout cas, ajouta-t-il en se tournant vers moi en me lançant un regard vert incroyable.

Je sentis mon cœur chavirer. Comment allais-je réussir à côtoyer ce garçon tous les jours sans fondre pour lui ? Pourtant je savais qu’il ne fallait pas. Ce genre de type n’était pas pour moi. C’était perdu d’avance et je le savais. Nous n’étions pas du même monde, nous n’étions pas dans la même catégorie. Une fois passé le dépaysement des premiers jours, il deviendrait la coqueluche du lycée et toutes les filles seraient pendues à son cou, à ses bras, à ses lèvres… (Colette, arrête de fantasmer, concentre toi sur l’essentiel…c’est quoi l’essentiel ? Comment des math, des sciences ou de l’histoire géo pouvaient rivaliser avec ce garçon tellement beau que j’avais presque du mal à le regarde).

– Ok, on s’y met ? dit-il en se dirigeant vers mon bureau où les livres et les cahiers s’accumulaient, menaçant de dégringoler au moindre courant d’air.

Je m’ébrouais et décidais de me ressaisir.

– attends, lui dis-je, je tirais une chaise devant le bureau, et m’asseyant à mon fauteuil, entreprit de ranger sommairement ce qui ne nous était pas utile. Dans la précipitation je fis tomber plusieurs vieux livres que j’avais pris dans la bibliothèque de ma mère. « Le prince » de Machiavel, « l’art de la guerre » de Sun Tzu et « L’étranger » de Camus échouèrent sur le parquet. Il les ramassa et les examina un moment puis il me regarda comme si j’étais une bête curieuse.

– quoi ? J’avais plus rien à lire la semaine dernière, alors j’ai pris ce que j’ai trouvé chez ma mère…j’aboyais presque.

– je peux t’emprunter le « Sun Tzu » ? me demanda-t-il d’une voix calme comme s’il n’avait pas remarqué l’agressivité pourtant évidente de mon ton.

– prends les tous si tu veux…

– non, j’ai déjà lu les deux autres, répondit-il en les reposant délicatement sur le bureau. Et pour la première fois je fis attention à ses mains. Mon point faible les mains, les mains des hommes en particulier. Les siennes étaient grandes, larges et bronzées. Ses doigts étaient longs et droits. Il avait des ongles propres, coupés courts mais pas trop. P***, même ses mains étaient parfaites ! Je fermais les yeux un instant et m’efforçais de respirer par le nez comme me l’avait appris mon psy quand les crises de panique commençaient (ok, je ne vous en ai pas parlé mais ce n’est pas quelque chose que je suis particulièrement pressée de vous raconter – disons que ma mère et moi, on n’avait pas traversé le pays pour rien. Mon père avait tendance à être…violent. Je crois que c’est le mot qui convient le mieux. Quand nous étions arrivées dans le sud, nous avions entrepris de suivre une thérapie familiale, ma mère et moi, pour sauver ce qui restait de notre famille. Et ça n’avait pas trop mal marché. Le plus dur était passé et notre vie commençait à reprendre son cours – rien que je puisse raconter même à des amis et ici je n’en avais pas).

Dans l’agitation, je fis encore tomber quelques livres que je laissais par terre. Après tout, ils n’iraient pas plus loin. Puis je trouvais ce que je cherchais dans l’entassement de mon bureau : « L’Avenir fédéraliste de l’Europe. Du traité de Maastricht à celui de Lisbonne » de François Saint-Ouen (une réflexion sur l’Europe fédérale à travers les différents traités : Maastricht, Amsterdam, Nice, Lisbonne. Mais aussi la politique étrangère et la de sécurité de l’Union. Les enjeux d’avenir : les changements climatiques, les relations avec la Russie. La problématique du noyau fédérateur, la question d’une Europe à dimension variable, etc. – extrait de mes fiches de lecture) que j’avais commencé à parcourir durant l’été. Je le tendis à Jacob qui l’examina comme s’il s’agissait d’une bombe à retardement.

– Ok, j’ai eu du mal aussi, tiens, ajoutais-je en lui tendant cinq fiches cartonnées couvertes de mon écriture, petite mais lisible, prends mes fiches, c’est plus facile.

– non, non, ça va, je peux le lire, je n’ai pas besoin que tu me passes ton travail, s’insurgea-t-il en continuant à faire tourner l’ouvrage entre ses mains (à cet instant, j’aurai aimé être un livre…).

– laisse tomber, prends les fiches, ce n’est pas le livre le plus funky que j’ai lu cet été…

– tu es sure que ça ne te dérange pas ? Hésita-t-il. J’ai beaucoup de livres à lire et…c’est vrai que ça m’aiderait. Mais je te promets que c’est la seule fois où j’accepte, dit-il en me regardant droit dans les yeux et je lu tant de sincérité sur son visage franc et tranquille que j’eus l’impression que mon souffle allait s’arrêter (est-ce que je pouvais vivre sans respirer ? combien de temps pouvais-je vivre sans respirer ? Je n’avais aucune envie de  m’arrêter de respirer, il sentait toujours cette odeur douce et tendre de matin de printemps dans les roses fraiches…STOP ! N’importe quoi !). A la place je répondis :

– mais non, t’inquiète, si ça peut t’aider à t’en sortir, ça me fait plaisir.

Il attrapa les fiches et retint ma main au moment où j’allais la retirer.

– qu’est-ce que tu as là ? dit-il en montrant une marque ronde à la base de mon poignet et je vis dans son regard qu’il regrettait d’avoir posé la question.

– c’est rien, c’est une brulure, je bafouillais (Il y a des choses qu’on ne peut pas dire, même à quelqu’un qu’on apprécie beaucoup. Enfin pas mal, un peu en tout cas…).

Il me regarda encore longuement au point que je commençais à me demander si je n’avais pas une grosse tache sur le visage. Il dut se rendre compte qu’il me dévisageait étrangement car il baissa les yeux, se racla la gorge et tournant la tête vers ma chambre, il reprit :

Elle est sympa ta chambre. J’aime bien. D’habitude, les chambres de filles sont plus…plus…roses…avec des trucs partout…

(Dis tout de suite que ma chambre ressemble à celle d’un garçon manqué !) J’en fis le tour du regard comme si je la voyais pour la première fois et je dus admettre qu’elle était plutôt masculine. Des draps en toile froissées bleu nuit, un parquet sombre, des meubles en bois massif aussi foncés, pas de poster ni de bibelots, des livres sur des étagères sommaires. Quelques bijoux et le maquillage éparpillé sur la coiffeuse étaient les seuls signes qu’une fille vivait dans cette chambre.

– ouais, je ne suis pas trop attiré par tout ce qui est rose…enfin par les trucs de filles en général. Comme il me regardait à nouveau étrangement, j’ajoutais précipitamment : 

– Je veux dire, j’aime bien les filles, enfin…comme copine, je veux dire, mais je préfère les garçons aussi bien sur (je m’enfonçais inexorablement).

Je fermais les yeux un instant, respirais à nouveaux à fond et repris plus calmement :

– désolée, j’ai vécu une période un peu traumatisante dernièrement et parfois, je perds mes moyens et je me mets à dire n’importe quoi, ça n’a rien à voir avec toi.

– je suis désolé, et en ce qui me concerne, tu as le droit d’aimer les filles…ou les garçons…ou les deux en fait ? Comme tu veux…

Lui aussi semblait embarrassé mais il n’arrivait pas à cacher un petit sourire en coin.

– non, ce n’est pas ce que je voulais dire, c’est juste que je ne suis pas trop attirée par les filles qui font des manières, qui pensent qu’à leur maquillages, à leurs fringues, à leurs petits copains…Je n’ai pas vraiment le temps de me préoccuper de ce genre de truc…

– je comprends, dit-il au bout d’un moment. (Qu’est-ce que tu comprends de ce charabia, tu crois que je n’aime pas les garçons ? Si tu savais comme je rêve de t’embrasser, là tout de suite ! De poser mes lèvres sur les tiennes. Elles ont l’air si tendres, si douces…je pourrais m’y perdre. COLETTE ? Mais ça ne va pas ? Ça n’arrivera jamais, n’y penses même pas !).

– Écoute, je dis à la place, on a encore beaucoup de devoir à faire, ça t’ennuies si tu prends les fiches et si tu vas étudier chez toi ?

– non, répondit-il un peu décontenancé.

Aucune fille n’avais jamais dû le faire sortir de sa chambre pour pouvoir étudier tranquillement, ça j’étais prête à le parier.

– tu sais, je repris pour essayer d’adoucir mes propos, il me faut un peu de temps. Tout ça c’est nouveau pour moi aussi. Quand je commence à stresser, il n’y a que les livres qui m’apaisent, tu comprends ? Ajoutais-je en le regardant doit dans les yeux probablement pour la première fois.

– ne t’inquiète pas, je ne voulais pas te déranger…je…

Il semblait avoir du mal à formuler sa pensée. Finalement il ajouta :

– laisse tomber. Travaille bien…on se verra…par la fenêtre…

Et là je vis qu’il souriait. À peine le temps de cligner des yeux et je l’entendis dégringoler les escaliers. La porte claqua et je me sentis soudain seule et soulagée…seule…

Je bouclais mes devoirs en vitesse, j’avais déjà pratiquement appris toutes les leçons pendant l’été et je me contenais donc de parcourir mes fiches et de chercher quelques précisions dans les livres. Une fois le devoir de math terminé, je m’autoriser à me jeter sur mon lit et à enfoncer mes écouteurs dans mes oreilles. La musique m’apaisa instantanément. Cette journée avait été dure et le plus dur était encore à venir, je le savais, je l’avais déjà vécu l’année précédente. Alicia n’avait pas encore fait son entrée et pour le moment, elle ignorait que je faisais le trajet avec Jacob, en plus de passer tous mes cours à ses côtés.

Et puis il y avait aussi ma mère et son angoisse de l’échec scolaire qui allait encore ajouter à la pression de cette année de terminale. Bref, encore une année sans répit.

J’entendis la porte claquer et ma mère crier :

– Colette, je suis rentrée, dîner dans une heure !

Je me retournais en grognant. Il allait falloir que je lui raconte tout en détail. Ça m’épuisait rien que d’y penser. Je tournais la tête vers la fenêtre que Jacob avait laissée ouverte et je le vis fendre l’eau de son crawl régulier.

Son sillage parfait et la musique lente achevèrent de me détendre.

Finalement l’année ne serait peut-être pas aussi dure que je le craignais…

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