A LA LUMIERE FROIDE DE LA TERRE – Première Partie – Chapitre 5

Chapitre 5

Un matin, alors que je venais d’arriver dans le laboratoire, une haie de garde se déploya, ouvrant le passage à une femme d’une cinquantaine d’années dont je connaissais le visage pour l’avoir vue à de nombreuses reprises en photo et en  vidéo. Avant son accession à la présidence, une monnaie avait même était frappée à son effigie. Mais elle avait rapidement disparue avec l’abolition de l’argent.

Sobia était grande, plus grande que je ne l’avais imaginée. Elle cachait gracieusement un léger embonpoint dans un tailleur d’excellente coupe. Sa peau brune était veloutée et ses cheveux noir, tirés en arrière, lui donnait un air altier malgré un visage peu gracieux à la bouche large et au menton carré trop avancé. Mais elle avait la beauté des grands, de ceux qui règnent sur le monde. Elle nous dominait tous de sa remarquable intelligence. Elle était de ceux qui ont la capacité d’appréhender l’ensemble là où nous ne voyions que les détails.

– bonjour dit-elle et sa voix douce comme du velours raisonna cependant dans toute la pièce. Nous n’avons pas encore eu l’occasion de nous rencontrer et j’en suis navrée. Vous avez réalisé un travail formidable dit-elle en me regardant droit dans les yeux.

Je me sentis dégoulinante de bonheur. Maitre Wong, à mes côtés, affichait un sourire si large que sa bouche, d’habitude pulpeuse, n’était plus qu’un trait qui fendait son visage. Il rayonnait de joie et d’enthousiasme lui aussi.

– je suis très fière de vous. Je trouve votre ville magnifique, remarquable. Vos créations sont au-delà de mes espérances. Mme Folong, je dois vous dire à quel point votre venue sur ce vaisseau fut une bénédiction.

– merci Madame la Présidente, je suis très honorée que vous appréciez notre travail.

– j’espère que vous n’avez pas laissé ce chenapan de Wong vous distraire de votre tâche ? Vous savez à quel point nous comptons sur l’effort de chacun pour créer sur Matria un monde nouveau et magnifique.

– oui Madame la Présidente, répondis-je servile.

– bien, j’en suis ravie ; faites-moi donc visiter notre belle Materia, ajouta-t-elle en souriant.

Maitre Wong s’empressa d’activer la table d’illusion, comme nous avions pris l’habitude de l’appeler, et la cité apparue. Elle avait pris forme depuis le premier jour où je l’avais découverte. Nous avions modelé le relief alentour pour que Materia rayonne sur le plateau et soit visible de loin. Un phare ornait maintenant le port dont nous avions considérablement urbanisé les abords afin d’en faire le plus grand port de trafic maritime. Le fleuve n’était pas oublié, qui desservait la ville en eau potable et permettait aux bateaux de capacités moyennes d’entrer dans la cité et de s’accoter à des quais majestueux. Le palais présidentiel et son pendant, alliaient une architecture pure et noble. Des pierres de tailles jaunes avaient été choisies pour bâtir ses deux monuments imposants mais élégants, ornés de colonnades et de passages couverts. Ils semblaient veiller sur la ville qui s’étendait le long du fleuve. Celle-ci, plus réduite qu’à l’origine, n’était formée que de bâtiments à trois ou quatre étages et respectait une harmonie de couleur et de style. L’ensemble faisait penser à une ville antique fraichement construite et desservie en eau courante par des canaux qui couraient dans toute la ville, offrant fraicheur et harmonie dans la cité. Le tout était agrémenté de jardins verdoyants et de parterres fleuris. Des fontaines chantaient dans les parcs. A l’extérieur de la ville, des maisons ornaient les collines douces qui la ceinturaient. Plus loin, le long du fleuve, des cultures s’étendaient, alimentées en eau par des systèmes d’irrigations simples mais efficaces. Nous avions même construit un barrage pour produire une partie de l’électricité nécessaire à la vie dans Materia. Le reste serait assuré par toute l’infrastructure solaire dont les vaisseaux étaient porteurs.

– c’est splendide, s’écria Sobia dans un élan spontané. Vous avez effectué un travail remarquable. Maitre Wong, je suis très fière de vous, comme vous devez l’être de madame Folong et de son apport inestimable dans cette réalisation sans pareille. Je suis conquise ! Cette ville sera le phare dont a besoin Matria pour se développer harmonieusement. Maitre Wong, Madame Folong, sachez que je vous serais éternellement reconnaissante de cette contribution essentielle. Je ne l’oublierai pas, soyez en assurés.

Puis elle fit demi-tour et sortit, entourée de ses gardes dont les lourdes bottes résonnèrent en cadence le long du couloir.

– vous avez entendu ? cria maitre Wong, elle est enchantée ! J’en étais sûr, j’étais sûr que cette ville lui plairait ! Je suis si heureux. C’est un jour de gloire, j’espère que vous vous en rendez compte ?

Il s’approcha de moi et je crains un instant qu’il ne m’embrassa à nouveau, non parce-que je ne le voulais pas, mais justement parce-que je ne l’aurais pas repoussé. Nous avions gardé des distances prudentes depuis ce baiser. Parfois nos mains se frôlaient pendant que nous travaillions côte à côte et nous nous écartions brusquement, gênés et silencieux. L’incident ne devait jamais se reproduire.

– oui, je me rends compte de l’honneur que viens de nous faire Sobia et je suis enchantée qu’elle ait aimé notre travail. C’est fantastique !

Je commençais à peine à prendre conscience de ce qui venait de nous arriver. La Présidente de l’humanité était venue nous rendre visite dans notre laboratoire et nous avait honorés nominativement de sa satisfaction et de son contentement, de son admiration même. Je n’aurai jamais espéré vivre un moment pareil et je le savourais encore le soir quand je rejoins Joshua à qui je racontais cette entrevue plus que réjouissante. Il me regarda calmement et finit par dire :

– je suis si fier de toi ! Je n’ai pas vu ta ville mais ce que tu m’en as dit me laisse à penser qu’elle est merveilleuse. Je n’ai jamais douté de toi Zellana, j’ai toujours su que tu ferais de grandes et belles choses et maintenant Sobia te le dit en personne ! Je suis vraiment heureux pour toi. J’aurai aimé être là pour assister à ce moment historique.

Joshua, mon cher Joshua, aimant et attentionné, toujours. J’avais dix ans et lui et quinze quand nous étions rencontrés. Nous intégrions l’Académie en même temps et il était dans les règles de celle-ci d’appairer les élèves afin de leur assurer une intégration rapide. Joshua me fut présenté lors de la soirée d’accueil :

– voici votre binôme, me fut-il dit par une dame dont le col était boutonné si haut et si serré que je me demandais comment elle faisait pour respirer et pour parler.

Je regardais l’adolescent déjà grand pour son âge. Il était brun et plutôt mat de peau mais son visage un peu âpre ne manquait pas d’élégance. On voyait déjà le beau jeune homme qu’il allait devenir. Je me sentais gauche et stupide en face de lui. J’étais plutôt petite pour mon âge même si cela n’allait pas durer, et ma poitrine totalement plate me complexait terriblement.

– bonjour, avait-il dit en me tendant la main, enchanté de faire votre connaissance.

– moi aussi j’avais murmuré en me tortillant parce que sa main était grande, puissante et chaude. Il me retint encore quelques secondes puis me libéra en disant :

– voulez-vous que nous nous rendions au buffet ?

– oui, je répondis en m’éloignant à ses coté. Je jetais un coup d’œil à la dame et son soupir de satisfaction ne m’échappa pas. L’alchimie avait opéré. C’était comme cela que fonctionnait l’Académie. Les couples étaient formés avant même leur entrée à l’école et s’ils étaient en harmonie, leur scolarité était assurée. Peu d’entre eux se séparèrent ou refusèrent le binôme proposé, mais ceux qui le firent, disparurent rapidement, renvoyés dans leurs familles ou orientés vers des écoles de formations pratiques. L’enjeu était donc grand et nous en avions tous conscience. Aussi, avions-nous joué le jeu. Puis nous nous étions pris au jeu et j’étais, je crois, sincèrement tombée amoureuse de Joshua au fil du temps. À l’issue de notre diplôme, qui donna lieu à une cérémonie collective extrêmement belle et émouvante, les mariages furent célébrés dans l’office marital de l’Académie. Unis pour la vie, unis pour le grand voyage, unis pour la construction et le développement des grands projets de Matria. Le choix n’était pas mauvais, loin s’en faut, mais je rêvais de temps en temps de la rencontre, celle qui fait battre le cœur et perdre la tête. Nous en avions été privés par l’arrangement qui avait été pris pour nous, et même si celui-ci nous convenait dans l’ensemble, il y manquait et il y manquerait probablement toujours ce frisson de la découverte, du coup de foudre et de la passion. J’aimais Joshua tendrement. C’était mon mari, mon ami et mon frère. Je pouvais compter sur lui. Il était fiable, solide, stable et équilibré. Sa prudence m’exaspérait parfois mais elle avait du bon. Joshua ne perdait rien, n’oubliait rien. Sa gentillesse était sans limite bien que sa détermination demeura sans faille. En bref, Joshua aurait était l’homme idéal si j’avais pu le choisir moi-même. Mais voilà, cette relation avait été arrangée. Elle nous avait été imposée et je n’arrivais pas à me départir de l’idée que quelque part ailleurs, un homme, un autre homme était fait pour moi et m’attendait avec le même pincement au cœur que celui que je ressentais quand je me disais que ma vie était toute tracée depuis l’âge de dix ans. Voilà pourquoi le baiser de maitre Wong m’avait tant troublé. Non pas qu’il fut celui que j’attendais, je sus dès que nos lèvres se rencontrèrent que ce n’était pas lui, mais il renforça dans mon cœur la perspective inquiétante autant qu’excitante que je désirais autre chose que la vie que l’on avait décidé pour moi. L’erreur d’embarquement avait été le premier grain de sable dans les rouages bien huilé de la grande planification. J’étais ouverte à tout autre changement, je le sentais maintenant et plus le temps passait à bord du vaisseau, plus j’avais la certitude que quelque chose de nouveau et d’imprévu allait survenir. Rien n’échappe à l’aléatoire, à l’instinctif, au choix que l’on fait dans l’impulsion de moment et que l’on n’avait pas prévu. L’erreur de vaisseau était nait de ce moment, de cette bifurcation de notre destin. Le baiser de Wong y participait aussi. Maintenant je le savais, j’étais prête pour autre chose. Il suffisait d’attendre, d’être patiente mais attentive, prête à tout…et je l’étais !

Plusieurs mois c’étaient déjà écoulés depuis le départ et il semblait que nous voguions vers notre destination sans rencontrer de problèmes particuliers. Une fois par semaine, nous nous réunissions tous ensemble dans l’immense salle des pas perdue, d’autant plus grande qu’elle était loin de contenir les cinq mille personnes qui auraient dû se trouver à bord. Nous devions être deux mille au maximum. La voix, toujours la même, nous donnait quelques conseils de prudence et d’encouragement dans notre travail, car sur le vaisseau, pratiquement tout le monde travaillait. Du moins tous ceux que nous côtoyions quotidiennement dans les laboratoires et les réfectoires. Il existait un réfectoire réservé aux membres du gouvernement auquel nous n’avions pas accès. Toute une section, un étage entier du vaisseau nous était inaccessible. Certains d’entre nous y avaient été conviés en de rares occasions mais ils en revenaient silencieux. La stricte consigne de confidentialité était respectée par tous. La voix nous donnait régulièrement des informations sur le voyage, la distance nous séparant de Matria, le temps restant, etc. Ces réunions auraient surtout dû permettre que nous nous rencontrions, mais il régnait un tel climat de défiance que personne ne se parlait réellement. Nous saluions les personnes que nous connaissions, bavardions quelques instants avec ceux qui partageaient nos lieux de travail ou les ascenseurs nous ramenant à nos cabines, mais tout le monde restait circonspect. Finalement personne ne savait à qui se fier et cette ambiance suspicieuse était fort désagréable à vivre. La réunion se terminait rapidement et tout le monde se dispersait. Nous rentrions chez nous, frustrés et mal à l’aise. Pourquoi les gens se regardaient-ils ainsi ?

Maitre Wong n’assistait jamais à ces réunions de même, il ne résidait pas dans les étages accessibles. Il semblait appartenir à l’élite même si le côtoyer était chose aisée. Pour lui, la distance que conservait les autres membres du gouvernement ne semblait pas importante. Il me traitait comme son égale. Il l’avait fait dès le départ et ne s’était jamais départi de cette familiarité amicale. Même après le baiser qui nous avait réunis le temps d’un élan, il me faisait des confidences sur ce qui se disait dans d’autres sphères plus privée de l’intelligentsia. Il m’avait par exemple expliqué que le vaisseau présidentiel n’était pas le seul à se diriger vers Materia. Des vaisseaux contenant les ouvriers, les agriculteurs, les gestionnaires, et les bureaucrates naviguaient près de nous dans la même direction. Notre vaisseau comprenait, outre les ministres du gouvernement et leurs familles, des magistrats, des commandants militaires, des scientifiques et quelques représentants de guildes commerçantes, car il faudrait bien faire des échanges. Les deux parties du continent et leurs zones de pêche ou de cultures auraient besoin d’être ravitaillées. Il fallait des hommes pour régir ce commerce. Les représentants de guildes étaient là pour assumer ces fonctions.

Je n’aurai jamais dû avoir connaissance de telles informations mais Maitre Wong se comportait avec moi comme si nous étions de vieux amis. Il m’arrivait de ne pas comprendre pourquoi il me traitait de la sorte. Ses sentiments à mon égard étaient difficiles à cerner. Je sentais qu’il m’aimait bien, beaucoup même, mais je n’arrivais pas à savoir si c’était à cause de ce que nous partagions sur le plan professionnel ou s’il ressentait des sentiments plus personnels.

Je le savais célibataire ce qui était plutôt rare sur ce vaisseau et proche de Sobia qui était une grande amie de sa mère malheureusement décédé avant le départ. Quelques fussent les sentiments que maitre Wong avait pu développer pour moi,  je prenais les choses comme elles venaient en tentant de maintenir une distante prudente entre nous pour ne pas céder à nouveau au désir de revivre le frisson de l’interdit. Quand nous arriverions sur Materia, nous aurions tant à faire que tout cela s’estomperait rapidement, j’en étais persuadée. La perspective d’aborder sur Matria, de construire la capitale, ville sublime sortie en partie de mon imagination, celle encore de s’installer dans une charmante maison sur les collines, me comblait et m’emportait sur un petit nuage. J’avais depuis longtemps balayé les rêves pourtant longuement entretenus d’une vie dans les plaines intérieures, de masures rustiques construites sommairement pour consacrer toute notre énergie à l’élevage et aux cultures céréalières. Je savais que ce n’était pas le cas de Joshua qui redoutait l’installation à Materia qui le déposséderait de ses savoirs et de ses prérogatives.

Je me voyais, arpentant les chantiers, réconfortant les ouvriers et les encourageant dans leur dur labeur, puis rentrant dans ma maison où Joshua m’attendrait. Elle serait si agréable que nous y serions forcément heureux. Que de certitudes aurais-je dû abandonner si j’avais eu un brin de lucidité !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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