SUR LE FOND – Chapitre 13 – L’intelligence du brouillard

Chapitre 13

L’intelligence du brouillard

Il faut que je finisse. Je dois terminer mon histoire pour qu’il comprenne que je suis passé à autre chose il y a bien longtemps et qu’il me laisse tranquille définitivement.

Alors je poursuis mon récit, parce que c’est ma seule arme. C’est tout ce que j’ai pour me défendre.

– J’ai passé le reste de l’été comme dans du brouillard ; je reprends.J’étais devenue un zombie. Le manque d’eau ne me posait pas de problèmes, je ne me lavais plus, je suivais Ludivine comme son ombre et je somnolais le reste du temps. Les garçons se sont vite lassés de moi et m’ont laissé là, en tas, en boule, en vrac, sans plus m’accorder d’attention. Quand Ludivine ou Benoit revenaient du marché, où je n’avais pas le droit de les accompagner, ils me rapportaient une pêche bien mure, des abricots, un joli melon odorant et je leur en étais reconnaissante mais j’avais de moins en moins d’appétit. Même Paul n’avait pas réussi à me briser de la sorte mais la défection de Thomas, le viol qui m’avait procuré tant de plaisir et d’humiliation avaient, en une journée, eu raison de ma force et de ma résistance. J’avais perdu le gout de vivre. J’étais devenue une machine, un petit automate amaigri qui retournait du fromage à longueur de journée. Seul Benoit prenait encore le temps de s’intéresser à moi. Il m’a apporté un livre en cachette que je glissais sous mon matelas le soir. Le matin, je le passais dans la ceinture de mon pantalon dans lequel je flottais comme un petit fantôme, et j’allais lire à l’ombre d’une « capitelle » en ruine, c’est une petite maison de berger en pierre sèche à toit rond, je lui explique devant son air étonné. De vrais bijoux d’architecture ces constructions. Un trou au centre, petit mais bien net, permettait l’évacuation de la fumée et assurait un bon tirage au feu que le berger allumait le soir. Il y en avait plusieurs sur le plateau. Certaines, très éloignées, étaient intactes. La plus accessible, était à moitié effondrée mais, adossée à l’ombre de son mur nord, je lisais des heures entières. Je lisais et relisais inlassablement les mêmes pages, incapable de me concentrer assez longtemps pour comprendre l’histoire. Je devais recommencer chaque jour. Je n’arrivais plus à me concentrer. Mon esprit vagabondait, il planait au-dessus de la garrigue, descendais le long des collines en suivant les courants, survolait les étangs et rejoignait la mer que j’imaginais bleue et calme, comme je l’aimais.

Ludivine m’avait dégotté un grand chapeau de paille qui avait connu des jours meilleurs mais qui me tenait à l’abri de la canicule qui sévissait sur le plateau où les jours sans vent, le soleil semblait s’acharner sur cette terre déjà aride. J’avais trouvé, durant mes déambulations, un pêcher de vigne, noueux et rabougris, qui portait vaillamment de petites pêches plates, dures mais sucrées. Un amandier doux, repéré parmi une forêt d’amande amère, faisait mon bonheur. Je confectionnais des bouquets de lavande sauvage qui s’acharnait à pousser en rangée dans un champ à l’abandon. Je garnissais ma capitelle de romarin odorant et de thym dur et crochu. Le chant des cigales ne cessait que quelques instants à mon arrivée mais reprenait dès que j’étais assise. La garrigue bruissait sans cesse, j’aimais l’écouter, sa vie secrète se révélait à moi peu à peu. Un gros hanneton passait, un bourdon bruyant et entêté, un serpent beige et silencieux apparaissait soudain sur une pierre plate et brulante, et je me figeais jusqu’à ce qu’il disparaisse, aussi ignorant de ma présence que je l’aurai été de la sienne si je n’avais guetté son passage. Toute cette vie me stupéfiait, moi qui ne ressentais presque plus rien. J’aurai aimé être une fourmi laborieuse, mue par d’impérieuses obligations archaïquement inscrites en moi, programmée pour ne pas souffrir, pour ne pas penser, pour ne pas chercher des raisons à ce qui m’arrivait. J’aurai aimé mais je n’y parvenais pas malgré la routine de mes journées. Le petit robot pensait malgré lui et cela faisait mal !

Et puis un matin, je me suis levée et dehors, il n’y avait plus rien. Tout était blanc. Une brume épaisse, compacte comme du coton, nous entourait. Je distinguais à peine le chemin menant à la fromagerie et je fus heureuse, quand j’y pénétrais, de découvrir que le brouillard ne m’avait pas suivi. Je retrouvais soudain la vue et cette constatation, en réveillant la perception, réveilla la douleur intense si brutalement que je dû m’assoir sur le sol froid pour retrouver mon souffle. Ludivine se précipita vers moi, craignant que je ne sois victime d’un nouveau malaise et m’aida à me relever.

– ça va ? Qu’est-ce qui se passe ? C’est Antony ?

– non, ça va, c’est dehors. Il fait tout blanc, c’est si étrange…

– ah, ça ! C’est la marinade, ça ne va pas durer. À cette époque de l’année, on en a pour la matinée et encore. En hiver c’est terrible, ça peut durer des jours entiers.

– j’ai connu des brouillards comme ça vers chez moi, dans le nord  mais il faisait très froid, alors que là…

– c’est l’air marin qui remonte et qui s’installe sur les collines. Il faudrait que tu voies la mer, par ce temps, elle est déchainée. Il y a des rouleaux dignes des plus beaux spots de surf. D’ailleurs, personne ne se baigne, c’est trop dangereux, les rouleaux sont trop violents. Mais tu vas voir, dans quelques heures, le vent va se lever et le soleil reviendra.

Malgré ces paroles réconfortantes, cela n’arriva pas. Le brouillard se maintint, tenace et résistant. L’ai était immobile, la garrigue silencieuse.Le monde retenait son souffle dans ce saisissant univers ouaté où tout semblait déformé. Je me risquais jusqu’à la capitelle dont je connaissais le chemin par cœur et je me réfugiais à l’intérieur. La porte voutée et basse repoussait le brouillard malgré le toit effondré. Assise sur une pierre, entourée de mes réserves de plante dont le parfum me rassurait, des quelques fruits cueillis la veille, je flottais dans cet univers blanc. Des voix m’appelaient mais je ne répondis pas. Des pieds indistincts passèrent pas loin mais je ne bougeais pas. J’avais gardé cet endroit pour moi et durant les moments où je n’étais pas utile, personne ne me cherchait. Quand le bruit alentour disparu, je me risquais à l’extérieur. Je suivis le chemin jusqu’à l’avant de la bergerie et masquée par le brouillard, j’ouvris le coffre de la camionnette et me glissais à l’intérieur en me couvrant avec une bâche. Peu après, des voix retentirent à nouveau. Je reconnu Antony, Rebecca et Benoit. Le coffre s’ouvrit et des cagettes furent posées devant moi. Le plateau servant de table et les tréteaux posés en longueur m’écrasèrent les pieds. Une main tenta d’arranger cet équilibre instable et trouva ma cheville. La bâche se souleva légèrement et la tête inquiète de Benoit apparu. Il eut un instant de surprise puis il mit un doigt sur sa bouche pour m’intimer de garder le silence et reposa la bâche. Il cala sa cargaison en évitant de m’écraser et insista pour monter à l’arrière.

– je tiens la table, je voudrais pas qu’elle aille écraser les fromages, dit-il à une ombre sombre dans la brume.

– ok, tiens la bien alors. On est chargé aujourd’hui, on a une grosse vente. Tu es prête, Rebecca ?

– moi ? Oui, pourquoi ? répondit la fille revêche.

– parce que c’est un gros coup. On vend presque un quart de la récolte aujourd’hui. Il va y avoir beaucoup de pognon, faudra pas déconner !

– je déconne pas moi !

– je sais, je sais.

La voiture démarra et cahota longuement sur le chemin que je n’avais emprunté qu’une fois, croyant arriverdans un camp de vacances.

– bon au retour, faudra trouver la folledingue. Elle commence à me courir à disparaitre toute la journée. On aurait dû lui régler son compte dès le début.

– tu veuxqu’elle s’en aille ? dit la voix hésitante de Benoit.

– ben pourquoi pas, après tout, elle nous sert à rien. Depuis que son mec est persuadé qu’elle est partie, on peut la liquider, il n’en saura jamais rien.

– mais il te l’avait confiée…tu peux pas la…liquider !

– et alors, je lui dois rien. C’est pas parce qu’il  est venu fumer de l’herbe avec nous quelques fois que c’est un pote. C’est un petit bourge qui se la joue. Je peux pas blaire ce genre de mec.

– tu lui as vraiment dit qu’elle n’était plus là ?

– oui, il est passé deux jours après qu’elle soit arrivée. Elle était à la fromagerie alors j’en ai profité. Je lui ai dit qu’elle avait décidé de ne pas rester et qu’elle ne nous avait rien dit. Tu l’aurais vu le con,il avait les larmes aux yeux. Il voulait savoir si elle avait laissé une adresse ou une lettre pour lui, je lui ai dit que non, rien, nada ! Il est plus revenu. Bon débarras ! Alors tu vois, ta copine Virginie, elle sert plus à rien. On s’en débarrassera quand Ludivine sera au marché. Qui va venir la chercher là, hein ? J’ai cru comprendre qu’elle était pas très claire…

Le silence s’installa heureusement couvert par les pétarades du moteur.

Je faillis être démasqué à l’arrivée au village, une trentaine de minutes plus tard, quand Antony insista pour décharger le van mais devant le poids du plateau, il céda rapidement la place à Benoit qui me permit de me faufiler dehors discrètement en me glissant un billet de vingt euro dans la main. Je ne m’attardais pas ni pour le remercier, ni pour lui dire au revoir, ma vie en dépendait. Je couru le long des rues que j’avais parcouru quelques mois auparavant et quand le village fut loin dans mon dos, je pris le chemin de la plage. Le brouillard persistait toujours, moins épais mais nul vent ne venant le chasser, il offrait une protection bienvenue à ma fuite improvisée. Je traversais les quelques maisons habitées maintenant, dépassais les restaurant et distinguais enfin la mer, du moins j’en entendis le bruit plus que je ne la vis. Le trottoir servait de repère, il suffisait de le suivre jusqu’à ce qu’il s’interrompe. Les maisons se succédaient dans la brume et j’en reconnaissais certaines, ornées de matelas de plages multicolores et de serviettes bariolées. Enfin, le trottoir s’arrêta à mes pieds, et en levant la tête, j’aperçu la masse sombre de la maison de la falaise. Je m’assis sur un gros rocher et je m’autorisais un long moment de calme. Mon cœur battait à tout rompre et j’étais exténuée. J’avalais quelques amandes que j’avais glissées dans ma poche et je laissais les larmes couler toutes seules. Aucune voiture, aucun piéton ne vint troubler mon repos. La brume ne faiblissait pas et j’aurai eu du mal à me situer dans le temps. Matin, après midi ?

Soudain je fus tirée de ma rêverie douloureuse par une truffe chaude qui se glissa sous mon bras pour obtenir une caresse. Je sursautais violement avant de reconnaitre Monsieur Alexandre.Voilà bien la dernière rencontre à laquelle je m’attendais et pourtant, s’il y en avait un qui pouvait me trouver dans cettepurée de pois, c’était bien lui. Quelqu’un siffla mais le chien resta collé à moi, frétillant de la queue, heureux de s’abandonner à mes caresses.

– Alexandre, viens là, je ne vois rien, s’il te plait ne disparais pas, toi aussi, dit la voix de Thomas.

Mon cœur tapa si fort que je cru me trouver mal. Thomas était là, à quelques mètres de moi et il ne me voyait pas. Je pouvais disparaitre dans ce brouillard et ne plus jamais venir troubler sa vie mais je venais d’apprendre qu’il ne m’avait pas abandonné comme je l’avais imaginé tout l’été. Il était venu et Antony l’avait chassé.

– monsieur Alexandre ? Allez, viens, au pied !

– il est avec moi, je répondis d’une petite voix

-…Virginie ? C’est toi ?

– oui…

– où tu es, je ne te vois pas.

– je suis assise sur le gros rocher au bord du sentier.

– bouges pas, j’arrive.

 En quelques secondes il fut sur moi, m’entourant de ses bras, me couvrant de baisers fiévreux.

– tu vas bienVirginie ? Tu vas bien ? Je me suis tellement inquiété pour toiet puis je t’en ai voulu tu sais, d’être partie sans me prévenir…mais, tu sens atrocement mauvais ! Qu’est-ce qui se passe ?

– je suis désolée, et je me mis à pleurer.

J’étais enfin sorti de l’enfer. Ce cauchemar prenait fin et tout repartait de Thomas.

– Virginie, qu’est-ce qui se passe ?Explique-moi.

– je ne peux pas, je suis épuisée.

– oh désolé, viens, rentrons à la maison. Tu pourras monter jusque-là ?

– je ne sais pas, j’ai marché longtemps pour arriver jusqu’ici et je crois que je n’ai plus de force.

Je sentis ses bras me soulever du sol, et il me porta comme un petit paquet de linge sale, jusqu’au pied des escaliers.

– tu peux monter, je voudrais pas qu’on se casse la figure tous les deux, passe devant, je t’aide.

Arrivée en haut des marches, je n’osais franchir le seuil et Thomas dû me précéder pour que je pénètre dans la maison. J’y étais revenue souvent en rêve mais m’y retrouver en vrai, laissant la brume à l’extérieur, me fit un choc. Je tremblais de tout mon corps et je claquais des dents. Thomas me pris dans ses bras et je n’entendis pas sa mère arriver.

– Thomas, que se passe-t-il ?

– maman, j’ai retrouvé Virginie et je crois qu’elle ne va pas très bien.

Je levais la tête et je vis une femme immense, moi qui me sentais si frêle et si chétive. Elle était splendide, rayonnante. Un teint de pèche, une peau magnifique, des cheveux blond et court, un peu échevelés et des yeux d’un bleu si parfait que son regard semblait me traverser de part en part. Mais son sourire, avec ses grandes dents blanches parfaitement alignées me réconforta. Cce n’était pas un ogre et elle n’allait pas me manger. Derrière elle se tenait un homme du même gabarit, le teint plus rouge, le nez légèrement couperosé mais le sourire aussi franc et affectueux.

– alors voilà donc cette Virginie qui a occupé tout notre été et où étiez-vous donc passé jeune fille, me dit la dame d’une voix de cantatrice.

– j’étais là-haut, dans la bergerie. Je n’ai pas bougé de l’été, ma voix tremblait et je contenais mes larmes de mon mieux mais l’épuisement me gagnais et elle s’en aperçu.

– venez,  vous me raconterez ça en prenant un bon bain, il me semble que c’est ce dont vous avez le plus besoin. Thomas tu aides ton amie à monter à l’étage ?

– oui maman.

Il me soutint jusqu’à la salle de bain où il m’abandonna aux mains expertes de sa mère. Elle fit couler l’eau, régla la température, se détourna pendant que je me déshabillais et rentrais dans l’eau chaude et mousseuse, puis elle ramassa mes vêtements qu’elle jeta dans la poubelle.

– je pense que cela ne vous servira plus à rien. Thomas ? dit-elle en entrouvrant la porte, veux-tu bien faire un saut chez Marie-Hélène et lui prendre quelques vêtements pour la petite s’il te plait. Tu le fais mettre sur mon compte, merci mon grand. Et elle referma la porte. Nul doute que Thomas allait obtempérer. Cce n’était pas le genre de personne à qui l’on refuse quoi que ce soit.

– elle s’assit sur la chaise de la salle de bain, cette chaise sur laquelle nous avions plusieurs fois fait l’amourThomas et moi, et elle me dit :

– alors, mon petit, racontez moi vos mésaventures.

– je ne sais pas si je vais y arriver, c’était tellement dur…

– allons, allons, prenez sur vous et racontez-moi.

Alors je lui dis tout : la bergerie, ses habitants, la fromagerie, le trafic de cannabis, le sexe et finalement le viol. Je ne lui épargnais aucun détail, elle semblait de taille à les encaisser mais quand je m’arrêtais, je vis ses beaux yeux bleu remplis de larmes.

– mon dieu, mon petit, comme vous avez du souffrir. Je suis désolée, vraiment désolée de ce qui vous est arrivé. Si Thomas avait pensé un instant que vous subiriez tout cela, il n’aurait pas eu l’idée idiote de vous y emmener. Nous nous faisions une joie de vous rencontrer. Vous vous doutez bien que dès notre arrivé il s’est empressé de nous parler de vous, en fait il a passé l’été à parler de vous. Il vous pensait enfuie. Il était si en colère par moment et si désespéré à d’autre, nous ne savions plus quoi faire pour le réconforter. Quand je pense que s’il nous avait fait un peu plus confiance, rien de tout cela ne serait arrivé !

– je suis si triste pour Thomas. Je ne voulais pas qu’il s’inquiète pour moi mais je ne savais rien. Je croyais qu’il était parti, qu’il m’avait…abandonnée. Je m’étais résignée à rester là en attendant de trouver autre chose et puis, ils en ont décidé autrement.

– nous reparlerons de tout ça plus tard. Venez, sortez maintenant, il faut que je vous examine un peu. N’ayez pas peur, j’en ai vu d’autre, Thomas vous a dit que je suis médecin ?

– non, il m’a parlé de son père qui est architecte et qui a conçu cette maison mais il n’a jamais dit ce que vous faisiez.

– je suis gynécologue, mais j’ai fait mes années de généraliste, n’ayez crainte. Allez venez, insista t’elle en me tendant la main.

Dès que je me levais, elle m’enveloppa dans une grande serviette et m’aida à descendre de la baignoire. Elle me fit assoir sur le bord et elle prit mon pouls longuement. Elle examina mes yeux, ma gorge, puis, délicatement, elle fit descendre la serviette et examina ma poitrine décharnée et mes cotes apparentes.

– bon, vous souffrez de malnutrition, c’est évident, mais rien de bien dramatique. Par contre sur le plan gynécologique, il faudra que vous alliez consulter un confrère, il faut vérifier qu’il n’y a pas de lésions. Je m’en occuperais rapidement.

– c’est-à-dire que je n’ai plus rien. Plus de papier, plus de sécu, plus rien. J’ai tout perdu…

– ne vous inquiétez pas, Thomas nous a parlé de ça aussi. Nous nous en occuperons en temps utile. Pour le moment, vous devez dormir. À votre réveil, vous mangerez et vous vous sentirez mieux, vous verrez.

Elle me conduisit dans la chambre de Thomas où elle me fit enfiler un tee-shirt propre qui me couvrait comme une robe trop ample, mais je fus toucher par cette attention. Elle m’installa dans le grand lit, remonta le drap sur mon corps famélique et ferma les stores. Puis elle se retira silencieusement en laissant la porte entrouverte. Je ne me réveillais pratiquement pas quand Monsieur Alexandre se colla contre moi, plat comme une crêpe, à peine quand Thomas le rejoignit et s’installa de l’autre côté. Allongé dans ce grand lit confortable, avec ses deux présences rassurantes de part et d’autre, je dormis longtemps, presque deux jours, m’expliqua Thomas à mon réveil.

– je voulais te réveiller parce que j’avais peur que tu n’y parviennes jamais toute seule mais ma mère m’en a empêché en me disant qu’il n’y a rien que le sommeil ne parvienne à guérir.

– elle a raison, je me sens mieux. J’étais si fatiguée, si désespérée…

– oh, mon amour, je croyais que tu m’avais abandonnée et toi tu croyais que je t’avais laissé là-bas, aux mains de cette bande d’abrutis. Pardon Virginie, je n’ai pensé à rien quand je t’ai amené là. J’ai cru que c’était des amis mais, ma mère m’a raconté qu’ils t’ont maltraité, c’est ça ?

– elle t’a raconté quoi exactement ?

– pas grand-chose, elle m’a dit que tu m’en parlerais si tu le désirais.

– oh, il n’y a pas grand-chose à dire, Thomas. Je manquais de tout, de sommeil, de nourriture, d’intimité. Il n’y avait pas d’eau courante et presque pas d’eau potable. J’ai travaillé pratiquement tout l’été à la fromagerie, je n’avais pas le droit de sortir pour aller au marché ou faire des courses. J’ai réussi à m’enfuir grâce au brouillard et à l’aide de deux d’entre eux. Enfin, en particulier Benoit qui m’a vu dans le van et qui m’a aidé à m’enfuir. Ludivine a été gentille avec moi aussi. Elle me plaignait et elle essayait de me protéger comme elle pouvait. Mais les autres, quelle bande de brutes dégénérées !

– mon dieu Virginie, je suis tellement désolé. Je voudrais pourvoir revenir en arrière et ne pas prendre cette décision stupide.

– ne t’en fais pas, c’est fini maintenant et je m’en remettrai, je me remettrai de tout, tu sais. Je suis forte, c’est juste que là, je l’avais un peu oublié…j’ai faim  Thomas, j’ai faim, ça faisait si longtemps que je n’avais pas eu faim.

– viens, le repas est prêt.

– mais qu’elle heure est-il ?

– Sept ou huit heure.

– du matin ou du soir ?

– du soir ! Tiens, je t’ai trouvé des vêtements. J’ai pris ce qu’il y avait dans ta taille, du quatorze          ans fillette !

– très drôle ! Laisse-moi m’habiller, tu veux bien ?

– non, je reste, je veux te voir, tu m’as tellement manquée.

– non, sors, tu ne vas pas aimer ce que tu vas voir, sors, je t’en prie…

– non Virginie, quoi qu’il te soit arrivé, je veux le voir, c’est de ma faute tout ça.

– tu n’y es pour rien, ce n’est pas toi qui m’a fait tout ça, c’est eux. Antony en particulier et Mathieu aussi, ce sont des sauvages.

Je m’assieds et attrape le tee-shirt posé au pied du lit en veillant à garder le drap sur mon corps, mais je ne peux le retenir quand j’enfile le vêtement et ma poitrine apparait un court instant, petite cage thoracique décharnée, les os visibles sous la peau diaphane et Thomas ne peux contenir un cri de douleur  et de rage mêlées :

– oh mon dieu Virginie, je vais les tuer ! Comment ont-ils pu te laisser mourir de faim à ce point.

– c’est une longue histoire, Thomas. Je préférerai qu’on en parle plus tard. Allons manger, tu veux ?

– d’accord, dit-il, bien qu’il peine à contenir ses larmes.

J’enfile le reste de mes vêtements, une culotte et un short trop grand que je fais tenir grâce à un foulard que je glisse dans les passants.

– je pourrais faire le tour de ta taille avec mes deux mains,  dit thomas, tellement tu es maigre.

– raison de plus pour aller manger…

Nous descendons dans le grand salon que j’aime tant. Le brouillard est toujours là et je le trouve rassurant maintenant que j’ai retrouvé Thomas. Il me protège des regards extérieurs. La table est mise est la maison est illuminée de lumières allumées de toute part, on dirait Noël. Des bougies viennent s’ajouter à ce festival coloré.

– Vous ne trouvez pas que c’est plus gai, avec cette brume qui s’accroche partout ? dit la voix de stentor de Marie-Pierre, la mère de Thomas.

– oui, maman, tu as raison, c’est plus sympa comme ça.

Thomas m’escorte jusqu’à la table et retire galamment ma chaise pour que je m’asseye. On dirait qu’il a peur que je me casse en mille morceaux ou que je disparaisse à nouveau, il veille sur moi avec vigilance.

– quel plaisir de n’être que tous les quatre ! dit Jean-François, le père de Thomas. J’adore les enfants de ta sœur mais qu’est-ce qu’ils sont bruyants. J’aime aussi quand ils s’en vont. Vous avez de la chance Virginie, vous avez échappé à ça !

Le violent coup de coude que lui décroche son épouse ne m’échappe pas.

– pardon, ce que je viens de dire était complètement stupide,excusez-moi. Je suis si heureux de vous savoir ici, en sécurité et de revoir le sourire sur le visage de mon fils que j’en oublie d’être poli.

– ne vous excusez pas, vous n’êtes pas responsable de ce qui m’est arrivé. Toi non plus Thomas, je poursuis avant qu’il est pu ouvrir la bouche. Tu croyais bien faire, tu ne pouvais en aucun cas savoir que ça allait se passer comme ça alors, je t’en prie, arrête de t’en vouloir.

– et si nous mangions ? dit Marie qui m’a prié de l’appeler ainsi en m’expliquant qu’elle déteste son prénom. « Mon mari préfère qu’on l’appelle jean, lui aussi » a-t-elle ajouté.

Un poulet rôti est posé sur la table accompagné de pommes de terre sautées et d’une poêlée de petits légumes.

– j’ai pensé qu’il vous fallait quelque chose de consistant et puis avec ce temps, qui aurait envie d’une salade ? dit Marie en me servant de grosses portions de nourritures.

Elle dépose dans mon assiette un blanc de poulet recouvert d’une peau croustillante et dorée arrosé de quelques cuillères d’un jus épais et odorant, après avoir méticuleusement découpé l’animal.

– le chirurgien au travail ! dit son mari en riant. Vous savez qu’elle refuse que je le fasse, elle me reproche de ne pas être assez précis.

– c’est vrai, tu coupes le cartilage avec la chair, c’est une hérésie !Le blanc doit être détaché délicatement. C’est comme la peau, ce n’est pas du bricolage,c’est de l’art !

Je ne me lasse pas de cette voix retentissante qui remplit la pièce et dépasse probablement les frontières de la maison. Une voix forte et pourtant chaleureuse. Une voix de matrone accorte et bienveillante.

– maman, on peut manger maintenant ?

– mais bien sur mon chéri, allez, Virginie, attaquez, ne nous attendez pas !

– merci…

Tout est délicieux, la viande est fondante, les pommes de terres dorées à point et les légumes croquants. Le repas se poursuit avec un plateau de fromages digne d’un restaurant gastronomique et d’un bavarois aux pêches fait maison, un régal. Je mange de tout avec appétit et je ne m’interromps que quand mon ventre commence à devenir douloureux.

– vous avez trop mangé, me dit Marie d’un ton amical mais péremptoire. Un petit armagnac vous aidera à digérer tout ça ! Venez, allons au salon pendant que ces messieurs débarrassent. Ici, nous prônons l’égalité des tâches, n’est pas mon chéri ?

– oui, répondent en chœurs les deux hommes qui se sont levés et s’affairent déjà en direction de la cuisine.

Marie m’entraine sur le grand canapé. La nuit est tombée et dehors il fait noir. Pas d’étoiles ni de lune ce soir. Le brouillard rend tout opaque.

– je voulais vous parler de quelque chose, pendant que nous sommes un peu tranquilles. Voyez-vous, tant que vous n’aurez pas vu un spécialiste et que vous n’aurez pas fait quelques examens indispensables, je vais vous demander de protéger Thomas. Attention, je ne suis pas entrain de dire que vous ne devez pas avoir de rapports sexuels mais vous devez impérativement vous protéger. Je vous souhaite d’avoir échappé au pire, mais vous pouvez très bien, sans le savoir, avoir été contaminé par tout un tas de maladie très pénibles.

– ne vous inquiétez pas Marie, j’y avais déjà pensé. J’aime trop Thomas pour lui faire courir le moindre risque…et puis je crois que je ne suis pas…prête…

– je comprends Virginie, je comprends. Prenez votre temps, cheminez à votre rythme. Il faudra peut-être que vous consultiez quelqu’un pour vous faire aider si cela est nécessaire. N’hésitez pas à en parler, avec moi, avec Thomas, avec son père. Il a l’air bourru comme ça mais il comprend tout et il peut vous être d’une aide précieuse.

À ce moment-là les hommes reviennent et Thomas se colle contre moi, écartant sa mère de façon péremptoire.

– allez, va retrouver ton mari maintenant, tu l’a trop longtemps accaparée. C’est ma Virginie.

– c’est bon, dit Marie en se levant lourdement et en se laissant immédiatement tomber dans le fauteuil qui nous fait face, à côté de son époux qui remplit de gros verres ballons d’un armagnac ambré et réconfortant.

Je me sens bien, blottie dans les bras de Thomas qui ne me lâche pas. Monsieur Alexandre s’est couché à mes côtés et sa tête repose sur ma cuisse. L’alcool me réchauffe et me ramollie légèrement. Je baille sans m’en rendre compte et m’excuse platement pour mon incorrection mais personne ne semble en prendre ombrage. Finalement Jean dit :

– et bien, vous voilà bien entourée, si vous avez trop chaud, virez les tous !

– non, ça fait du bien. C’est monsieur Alexandre qui m’a trouvé dans la brume, je réponds en caressant la tête du chien qui gémit faiblement.

– ce chien est bien plus intelligent qu’il n’en a l’air, dit Marie, d’ailleurs je vais le sortir. Je vous laisse un moment. Virginie, je vous conseille de retourner vous coucher, c’est le médecin qui vous parle. Vous avez besoin de beaucoup de repos et d’une bonne nourriture pour vous remettre sur pieds. Allez, au lit les jeunes, je ne veux voir personne à mon retour !

Monsieur Alexandre saute du canapé et se tortille frénétiquement en entendant le bruit de la laisse cogner sur le sol.

– maman, pourquoi tu l’attache ? Tu sais, il est vraiment très obéissant.

– je n’en doute pas mais dans ce brouillard, c’est moi qui vais me perdre. Lui, il saura toujours retourner à la maison !

Et elle sort, altière, résistant à la puissance du chien qui tire déjà sur sa laisse pour profiter du grand air. Ils disparaissent tous les deux dans le brouillard à peine ont-ils entamé la descente de l’escalier. Les derniers lampadaires qui éclairent la route forment un halo dans la nuit, comme une boule de lumière tamisée derrière des filtres successifs. On pense percer l’obscurité pour les saisir mais des myriades de microscopiques lumières étincelantes comme de petites étoiles remplacent l’éclairage rond et précis de l’ampoule. Tout semble fantomatique. Nous entendons la belle voix de Marie chanter l’air de « la reine de la nuit » qu’elle exécute presque sans faute. Elle semble aussi à l’aise dans les graves que dans les aigus, pourtant si difficiles, et cette voix qui surgit du brouillard est surprenante.

– elle fait ça quand elle ne se sent pas rassuré, dit son mari. Allez, montez vous coucher, elle n’aimerait pas vous trouver là en rentrant.

Thomas se lève et me tend la main. Il ne me lâche pas pendant que nous montons l’escalier et consent à me laisser me brosser les dents pour me rattraper aussitôt après. Il m’entraine dans sa chambre et me borde comme l’a fait sa mère précédemment, puis il s’allonge à mes côtés et me serre dans ses bras.

– tu m’as tellement manqué Virginie. J’avais peur de ne jamais te revoir. J’ai été si malheureux tout cet été.

– je sais, j’ai ressenti la même chose.

– je suis vraiment désolé…

– s’il te plait, arrête de dire ça, tu ne pouvais pas savoir.

– il faut que tu me dises tout ce qui t’es arrivé. Je veux savoir.

J’hésite un moment, mais devant son empressement inquiet, je capitule.

– d’accord, écoute, il n’y a pas grand-chose à dire que tu ne saches déjà. Antony, Mathieu et Rebecca me traitaient mal. Ils ne m’aimaient pas. Ludivine et Benoit étaient gentils avec moi. J’ai passé l’été à fabriquer des fromages et à lire des livres dans la garigues.

– tu mens, si tu n’avais subi que ça, tu ne serais pas dans un tel état. Raconte-moi. Est-ce qu’ils t’ont forcé à faire des choses…que tu ne voulais pas faire.

– on peut dire ça comme ça oui, c’est le problème de la communauté. Tu partages tout, et il n’était pas très respectueux de l’intimité des autres.

– Virginie !

– oui, d’accord…il a fallu que je me laisse faire à plusieurs reprises.

– ça veut dire quoi, te laisser faire ?

– eh bien, j’ai dû supporter des relations sexuelles que je ne désirais pas…c’était le prix à payer pour rester et comme je ne savais pas où aller…

– je suis tellement désolé! Pas toi, tu ne méritais pas ça !

– personne ne mérite ça Thomas  mais ne t’inquiète pas, j’en ai vu d’autre. Je m’en remettrais. Nous allons juste devoir faire attention pendant quelques temps, le temps que je fasse des tests pour être sûre que je n’ai pas attrapé quelque chose d’embêtant.

Thomas se met à sangloter en me serrant trop fort dans ses bras et je le laisse faire, j’ai besoin de sa compassion et de son amour. J’ai besoin qu’il me le montre, même si ça fait mal.

– ne pleure pas, s’il te plait. C’est fini, je lui dis au bout d’un moment. Il est temps de reconstruire maintenant. On ne peut pas revenir en arrière, jamais,crois-moi j’en ai fait l’expérience. Mais on peut avancer, on peut continuer, on peut empêcher les obstacles de nous freiner et de nous immobiliser. Je n’ai pas quitté…mon ancienne vie pour me laisser arrêter en plein élan par une bande de voyou, je refuse et je refuse que ça t’empêche de vivre. Je suis si heureuse de t’avoir retrouvé, tu ne peux même pas imaginer !

– oh, si, je l’imagine très bien parce que j’ai l’impression de pouvoir respirer à nouveau. Je comprends ce que tu veux Virginie, mais tu ne peux pas les laisser s’en tirer comme ça ! Ça n’est pas possible. Ce qu’ils t’ont fait n’est pas…acceptable !

– et encore, j’ai appris le jour où je me suis enfuie qu’ils comptaient se débarrasser de moi !

– ils voulaient faire quoi ?

– je ne sais pas. Ils ont parlé de m’éliminer. J’ai entendu Antony le dire quand j’étais caché dans la voiture. Il a dit que je ne lui servais plus à rien et qu’il fallait que je disparaisse. Il comptait s’occuper de moi en rentrant. Heureusement, j’ai réussi à fuir !

– mais il faut porter plainte, il faut les dénoncer !

– je ne peux pas, Thomas, tu sais bien que je ne peux pas. Je n’existe pas, rappelles toi ! Je suis une fugitive recherché par la police dans une affaire de meurtre.

– je sais Virginie, je sais mais il faut faire quelque chose, on ne peut pas les laisser s’en tirer comme ça !

– on peut les dénoncer pour le trafic de drogue. Je sais tout sur leur manière d’opérer. Ça, on peut le faire, ça n’a pas besoin de passer par moi.

– tu as raison, on en parlera à mon père demain. Il connait du monde. Il nous aidera.

– au fait, qu’as-tu raconté à tes parents à mon propos, ta mère m’a dit que tu lui avais tout dit à mon sujet.

– c’est ce qu’elle croit. Je lui dis que tu fuyais un mari violent et elle m’a cru quand je lui ai décrit les bleus que tu avais en arrivant ici. Je lui ai dit aussi que je ne connaissais pas ton nom de famille. Ne t’inquiète pas, ça fait un moment qu’on ne parle plus de rien, ni à la télé ni dans les journaux. J’ai guetté tous les jours. Les grandes vacances, ça fait tout oublier à tout le monde. Ils ne savent rien pour le reste. J’ai pensé qu’ils n’avaient pas besoin de le savoir.

– merci Thomas, je voudrais tellement laisser tout ça derrière moi.

– je sais mon amour,il faut que tu dormes maintenant, je peux rester avec toi ?

– oui, bien sûr.

– je peux te garder dans mes bras ?

– oui, bien sûr.

– je t’aime…

– Moi aussi.

– je suis heureux, je suis en colère, je suis fou de rage même !Mais je suis heureux que tu sois revenu, que tu sois là…

Je m’endors sans m’en rendre compte. Je glisse lentement dans un sommeil alourdi par l’armagnac pendant que Thomas parle encore. Je n’y peux rien. Mon corps est aux commandes et il n’en peut plus.

Au matin, le soleil traverse les stores et éclaire le mur de petits ronds jaunes. Je suis seule. J’enfile mes vêtements et je descends dans le salon. Thomas m’accueille et m’installe devant un petit-déjeuner copieux que je mange lentement en regardant la mer.

– je voudrais aller me baigner, je dis entre deux bouchées d’un croissant savoureux.

– je m’en doute Virginie mais ça ne va pas être possible ce matin.

– pourquoi ?

– parce que nous sommes surveillés.

– quoi ?

– ne t’inquiète pas. Mes parents sont partis faire des courses, du moins c’est ce qu’ils ont dit. En réalité ils sont à la gendarmerie du village, c’est un ami de mon père qui la dirige.

– mais qu’est-ce qui se passe ?

– hier soir, quand ma mère est sortie avec le chien elle a remarqué un van garé en bas. Tu sais, que c’est plutôt rare ici le soir, même en été et puis avec ce temps, personne n’avait de raison de se trouver là. Alors, elle s’est approchée sans bruit et elle a entendu une conversation. Deux types qui parlaient de toi. Elle l’a compris grâce à ce que tu lui avais raconté hier. Ce matin, ils étaient encore là. Mais ne t’inquiète pas, dit-il en voyant mes yeux s’affoler, balayant la pièce à la recherche d’une issue. Je leur ai parlé du trafic de drogue. Je pense qu’ils ne vont pas rester très longtemps.

Je regarde prudemment par la baie vitré et j’ai un mouvement de recul quand je vois le van gris garé sur le trottoir, gênant le passage des véhicules qui viennent se perdre dans ce cul de sac pour faire demi-tour. Il semble tout petit vu de la villa, mais même si je ne peux distinguer les visages des deux personnes assises à l’intérieur, je sais qui elles sont. Je me jette en arrière et rampe jusqu’au canapé qui me recueille, me laissant m’enfoncer entre ses coussins épais. Thomas reste assis à table, comme si la situation était normale. J’ai beau savoir qu’il donne le change, je lui en veux de s’afficher ainsi devant mes agresseurs.

– tout sera bientôt fini, fais-moi confiance, dit-il comme s’il parlait à la chaise en face de lui. Il suffit d’être patient. Tu devrais venir te rassoir à ta place, tu ne raterais rien du spectacle. Moi je veux être là et tout voir. Je ne peux rien faire d’autre mais ça au moins je ne m’en priverai pas. Si je pouvais, je descendrai et je leur exploserai la gueule à tous les deux mais je vais sagement rester là et contempler leur arrestation sans bouger.

Quelques minutes à peine après cette déclaration, alors que je suis restée prostrée dans le canapé malgré les appels de Thomas, un véhicule de la gendarmerie apparait. Le van démarre aussitôt, mais il est dans le mauvais sens.  Il se retrouve rapidement bloqué par le break bleu d’où sortent deux gendarmes en uniforme. Derrière eux, deux cars de gendarmerie arrivent et le déploiement est aussi rapide qu’efficace. En quelques secondes, j’assiste médusée à l’arrestation d’Antony et de Mathieu, hurlant et se débattant, incapables cependant de tenir tête à cette attaque éclair. En quelques minutes, les deux hommes sont transférés dans un des cars et le van est pris en charge par une dépanneuse. Je tremble comme une feuille et Thomas n’arrive pas à me réconforter :

– c’est fini Virginie, regarde, ils les ont arrêté et tu ne les reverras plus jamais.

– si, ils vont parler de moi et les gendarmes vont vouloir m’interroger, ça ne s’arrêtera donc jamais ?

– nous allons faire en sorte que ça ne se produise pas.

– mais comment ?

– nous allons partir, ne t’inquiète pas, nous y avons pensé avant d’agir. Nous allons partir dans la journée et personne ne saura jamais que tu étais là. Il n’y a aucune trace de ton arrivée. Personne ne te connaît. D’ailleurs, qui aurait pu te voir dans la brume ?

– eux, ils m’ont bien retrouvé !

– C’est parce qu’ils savaient où j’habite mais je ne pense pas qu’ils se risqueront à parler de toi. Ils seraient obligésde s’expliquer sur la façon dont ils t’ont traité. Ils vont tomber pour leur trafic de drogue.

– et Ludivine ?

– j’espère qu’ils seront cléments avec elle mais elle y était mêlée aussi.

– non, elle n’a rien à voir avec tout ça. Elle était comme moi, paumée, abandonnée. Elle n’avait pas d’autre endroit où aller, elle subissait comme moi. Elle a été violée comme moi !

– comment ça violée comme toi ? Mais tu m’as dit que tu t’étais laissé faire !

– oui, et bien je ne t’ai pas tout dit, je voulais te préserver. Ils m’ont violés tous les deux, à plusieurs reprises.Ça a duré presque toute la journée ; ils se relayaient, ils s’encourageaient l’un l’autre.À la fin, j’étais comme une poupée de chiffon entre leur main, je ne sentais plus rien, je ne ressentais plus rien non plus. Je me suis fermée pour ne plus subir et je suis restée prostrée très longtemps. Ce n’est qu’il y a deux jours que j’ai trouvé la force de réagir. Et pendant tout ce temps, Ludivine et Benoit se sont occupés de moi. Sans eux je serai morte. Ce n’est pas à toi que je dois d’être en vie, c’est à eux ! Alors je ne veux pas que tu parles d’eux comme s’ils étaient coupables. Tu ne sais pas ce que c’est que de vivre dans un endroit pareil, avec des gens pareils.

– non, tu as raison, je n’en sais rien et j’aurai voulu que tu ne le sache jamais non plus !

Il sort, si en colère que je ne parviens pas à l’arrêter. Je le regarde, impuissante et perdue, descendre les escaliers de la villa, dévaler l’allée et disparaitre le long de la route. Je suis seule à nouveau. Monsieur Alexandre se colle contre moi et nous nous blottissons dans le canapé malgré la chaleur caniculaire de cette fin d’été. Sur la plage, des familles s’installent, étalant des serviettes, gonflants matelas et bouées. Des planches à voiles se croisent sans fin dans le lointain, là où le vent est plus fort. Un petit avion publicitaire passe, trainant une banderole transparenteoù de grosses lettres rouges annoncent la venue d’un cirque. Tout me semble surréaliste. Ces parents affairés à réussir leur vacances, ces enfants insouciants que l’on enduit de crème, ces baigneurs assidus qui affrontent les vagues et leurs petits rouleaux puissants et réguliers ,ces bateaux qui passent, lointains déjà, ces skieurs qui sautent par-dessus les vagues, cramponnés à leur barre et à la corde qui les relie au bateau qui les tracte,est-ce que tout cela a un sens, réellement ? Ou bien est-ce moi qui ne suis plus capable de voir la simplicité de la vie ?

Je m’enfonce dans un état sombre et torturé où aucune lumière ne m’apparait plus. Je ne vois plus aucune ligne d’horizon malgré tous mes efforts. Je suis condamnée à rater ma vie, à aller d’un malheur à un autre. Ce qui me sauve finalement, c’est Paul. Paul dont le corps est toujours allongé sur le sol de la cuisine dans son pull bordeaux, pour l’éternité. Paul est mort et je ne parviens plus à trouver la stabilité. Paul est mort et j’ai aimé Thomas. Paul est mort et j’ai subi un viol. Paul est mort et je suis vivante. C’est comme un jeu. Il faut trouver l’intrus ou quelque chose comme ça mais je ne parviens pas à résoudre l’énigme. Paul est mort. Ça c’est un fait, un fait incontournable, je l’ai vu ! Et moi suis-je vivante, vraiment vivante ?

Je croyais que je vivais quand j’aimais Thomas mais étais-je réellement en vie ? Oui, crie mon corps qui se souvient du bonheur. Non, crie mon âme qui ne parvient pas à oublier la souffrance et l’égarement. Quand ais-je commencer à mourir ? Quand ils m’ont violée ? Quand j’ai trouvé Paul allongé dans la cuisine ? Quand il m’a frappé la première fois, le soir de notre nuit de noce ? Quand je l’ai rencontré dans cette boite de nuit ? bien avant ça encore ? Quand je n’avais pour seul rêve qu’un bureau de secrétaire médicale ? Quand ? J’ai besoin de savoir. J’ai besoin de temporalité pour comprendre. Mais personne ne peut me répondre, personne ne sait ! Si…une personne sait. Je m’approche du téléphone avec appréhension. Est-ce que je peux l’appeler maintenant ? Est-ce une bonne idée ? Je n’ai pas encore la réponse quand mon interlocuteur décroche le combiné, il est trop tard pour raccrocher :

– allo ? dit la voix que je voulais entendre.

– c’est moi…

Silence

– je ne vais pas très bien.

– qu’est ce qui se passe ?

Je lui raconte tout, tout ! Tout.

– hum, Virj, je me doutais que tu m’appellerais un jour, mais je ne pensais pas que ce serai pour me dire ça.

– je sais ; qu’est-ce que je fais maintenant ?

– vis, vis ! Tu l’as bien mérité, vis et sois heureuse. Autorise toi à être heureuse ! Je te l’ordonne, tu te le dois à toi-même et tu me le dois !

Silence

-d’accord, merci…

– je t’aime…

– merci…

Je raccroche. Il faut que je vive. Il faut…mais comment ?

Thomas arrive, je le vois. Il court sur la route. Il remonte l’allée en galopant. Il grimpe les escaliers quatre à quatre, il ouvre la porte et se jette sur moi :

– Virginie, excuse-moi !J’étaistellement en colère que j’ai eu peur de m’en prendre à toi. Je me suis senti si impuissant, si…je n’ai aucun mot pour te dire ce que j’ai ressenti et ce que je ressens encore ! Mais je dois surmonter ça pour toi, parce que c’est toi qui a souffert, pas moi, c’est toi qui a enduré tout ça et je n’ai pas le droit de faire passer mon ego blessé avant ta propre souffrance. Viens, je t’ai dit que nous devions partir.Veux-tu prendre quelques affaires ?

– je n’ai rien, je n’ai plus rien.

– si, tu as une carte d’identité, regarde, dit-il en me tendant un petit sac en plastique dont il sort divers documents. Il ne manque rien : une carte d’identité, un passeport, une carte vitale, une carte bleue, un chéquier, tout est au nom de virginie Ferrand.

– nous achèterons tout ce qui te manque tout à l’heure, viens je te dis, nous partons !

– mais où ?

– tu verras, tu vas aimer.

Il m’entraine dans la voiture, garée dans le garage et soudain je repense au 4×4 de Paul :

– qu’est devenue ma voiture ?

– je m’en suis débarrassé, ne t’inquiète pas, à l’heure qu’il est, elle est éparpillée dans toute l’Afrique. Elle est partie en pièce détachée !

– bon, c’est probablement une bonne chose. Ce n’étaitpas la mienne de toute façon. Je suis contente qu’elle n’existe plus.

Nous sortons du garage, nous descendons l’allée et je regarde le portail électrique s’ouvrir lentement, les vantaux en métal brun, zébrés de découpes asymétriques, se collent contre les murs latéraux et nous sortons sous le soleil de midi. Thomas longe la plage puis tourne résolument le dos à la mer. Nous roulons parmi les vignes, évitant le village par la route périphérique, puis nous nous engageons sur l’autoroute en direction de l’Ouest.

– nous allons en Espagne ?

– presque, juste avant, près du dernier village avant la frontière. Un ami de mes parents y a une maison de pécheur. Nous y serons bien le temps que tout se calme autour de nous. Mais on va d’abord s’arrêter à Perpignan pour que tu t’habille. Décidément, dit-il d’un ton enjoué, tu pers tous tes vêtements !

– je ne suis pas sure de trouver ça drôle, je lui réponds d’un ton pincé.

– pardon, dit-il penaud.

– je plaisante !

– non mais tu as raison, ce n’est pas drôle !

Nous roulons un moment en silence puis Thomas enclenche l’autoradio et « the sound of silence » suivi d’un florilège de chanson de Simon and Garfunkel s’égrènent doucement dans la voiture. La route dévide son long ruban blanc et j’ai l’impression de voir la dernière image du « Lauréat ». Tous les deux assis au fond du bus, heureux pour l’éternité, en partance vers une destination inconnue. Nous pourrions leur ressembler à cet instant, immobiles, silencieux, attentifs à la route, tendus vers notre but, si tant de noirceur ne s’était pas entassé entre nous.

À Perpignan, l’arrêt est de courte durée. Je ne veux pas m’attarder et Thomas doit me supplier pour que j’accepte de rentrer dans les Nouvelles Galeries et que j’arpente fébrilement les rayons de vêtements, puis de sous-vêtement et enfin de maillot. Vais-je un jour arrêter d’acheter des maillots que j’utilise à peine ?

Thomas voudrait manger dans une restaurant sur la place pavée de la vielle ville mais je m’y oppose formellement, concédant quelques courses rapides dans un supermarché à l’extérieur de la ville. Puis nous reprenons la route et après un long périple le long de la mer, il engage la voiture sur un chemin de terre sableux qui semble s’arrêter dans l’eau. En fait, le plateau sur lequel nous nous trouvons descends en pente assez raide et Thomas gare la voiture au-dessus d’une maison – si ça c’est un cabanon de pêche, je veux bien en faire ma résidence principale !

Devant : unetable et des chaises en métal vert pâle, un parasol plié, un petit cabanon qui sert de cuisine d’étéet d’entrepôt pour des vélos, un canoëgonflable et tout un tas de bric-à-brac.Et la maison :en pierre presque rouge avec des volets bleuschardon. Elle nous attend. Elle est fraiche et accueillante. La porte ouverte donne sur une salle qui sert de cuisine, de salle à manger et de salon. Un lit couvert de coussins fait office de canapé, c’est simple mais extrêmement joli. À l’arrière, une chambre et une petite salle de bain garnie d’un lavabo en pierre et d’une douche à même le sol. Très spartiate mais très beau. Exactement ce dont j’avais besoin. Le lit est étroit pour nous deux, mal habitué par les King-size, mais nous nous y laissons tomber avec plaisir. Le matelas est bon, les draps blancs sont frais. Thomas m’explique qu’il ne faut pas ouvrir les volets au soleil et qu’il faut faire circuler l’air dès que la chaleur retombe. En cette fin d’été, elle ne retombe pratiquement jamais ! Il passe un rapide coup d’éponge sur la table extérieure, ouvre le parasol d’où tombe une nuée d’insectes morts, repasse un coup d’éponge et y dispose toute les victuailles que nous venons d’acheter. Nous nous attablons, la méditerranée en fond d’écran et nous dévorons. En contre bas, la mer s’écrase sur les rochers en un bruit assourdi par la distance. Son bouillonnement coléreux forme des plaques de mousse blanche pleines de bulles. Inlassable, elle vient se cogner à chaque ressac, comme si elle pouvait gagner contre la montagne et de fait, elle gagne par endroit où les anfractuosités qu’elle a creusé lui laissent le passage. Mais les gros rochers résistent, opposant leurs pierres noires d’eau et de mousse à cette furie entêtée.

Je la regarde, fascinée, se fracasser sur les éperons rocheux, repartir vaincue, reprendre des forces et retourner à l’attaque. Je picore dans les provisions pendant que Thomas dévore. Il semble bien décidé à rattraper le temps perdu.

– bon, dit-il, une bonne sieste et nous irons nous baigner.

– mais on vient d’arriver, et puis je n’ai fait que dormir.

– Virginie, c’est le médecin qui te parle, dit-il en imitant sa mère, tu vas aller faire dodo avec mon petit chéri et après, et seulement après, tu auras le droit de lui montrer ton nouveau maillot.

– bien maman !

Nous rangeons la nourriture dans le frigo et les placards du bloc-cuisine et Thomas m’entraine dans la chambre dont les volets clos assure une quasi obscurité. Il fait frais, presque froid comparé à la température extérieure et je me glisse volontiers sou la couverture. Thomas fait de même et nous nous endormons, enlacé après avoir échangé un premier vrai baiser depuis que nous nous sommes retrouvés. J’ai aimé mais je ne me sens pas prête à aller plus loin et il le sent. Il m’embrasse sur le front et s’endort rapidement.

 

Qui était cette personne à laquelle vous avez téléphonez Virginie ?

– c’est tout ce que vous avez retenu de ce que je viens de vous raconter ? Je crie presque, tellement je suis énervée par cette question.

– non, j’ai entendu tout le reste aussi et j’en suis vraiment désolé pour vous. Mais je vous le redemande : qui était la personne à laquelle vous avez téléphoné ?

– ça n’a aucune importance !

– oh si, ça en a une, c’est la première fois qu’une personne de votre passé intervient dans votre histoire Je serai curieux de savoir de qui il s’agissait.

– ça n’a aucune importance ! Je répète.

– dites le moi !

– ma mère, ça vous va, ma mère. C’était la seule à laquelle je pouvais parler !

– je ne vous crois pas ! Vous n’avez pas appelé vos parents durant cet été-là. C’est impossible, nous avons surveillés tous les appels téléphoniques durant des mois en espérant que vous rentriez en contact avec eux. Alors, qui avez-vous appelé ?

– ma mère !

– c’est faux, vous mentez. Pourquoi d’autres me mentez-vous Virginie ? Pour le meurtre de Paul ? Vous savez qui l’a tué ? Vous l’avez tué ?

Il crie si fort que je peux voir ses veines gonfler dans son cou rougi par l’émotion. Je n’aurai pas du parler de ce coup de fil, mais je me suis laissé emporter par mon récit et c’est venu tout seul. J’essaie tellement de raconter l’histoire telle qu’elle s’est déroulée. Mais c’est le fait de repenser à Antony et à Mathieu qui m’a fait déraper. Je sais qu’ils sont en prison pour de longues années.  Ludivine et Benoit ont témoignés contre eux sans jamais parler de moi. Ludivine a raconté une histoire similaire à la mienne – parce qu’elle avait vécu la même, et ils s’en sont tirés tous les deux.L’affaire a occupé la une des journaux de l’automne. Le fait divers de l’été !

 

Enfin, s’il y a quelqu’un àqui je ne peux pas dire le nom de la personne que j’ai appelé, c’est bien lui !

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