LA GROTTE DES VOYAGEURS – Chapitre 12

Chapitre 12

270° jour de la saison d’automne de l’an 1

Il nous fallut le temps de faire le tour du village avant de pouvoir partir. Chacun émit une objection différente à ce voyage qui me tenait tant à cœur. Certains craignaient le froid de la saison d’hiver qui approchait, d’autres avaient peur pour notre sécurité.

Martial trouva le projet stupide et me demanda carrément pourquoi je n’arrivais pas à me satisfaire de ce que j’avais et pourquoi je ne m’occupais pas plutôt de fonder une famille, ce qui lui valu une tape bien sentie dans le dos par une Serarpi outrée, qui l’emporta dans une longue quinte de toux.

– bien fait pour toi, lui dit-elle, remontée.

– moi ce que j’en dis, c’est pour la petite, maugréa t’il en s’éloignant rapidement mais il vint s’excuser le soir même et me tint longuement serrée contre lui en me demandant d’être très prudente et de donner des nouvelles chaque fois que je le pourrais.

« Je le ferais, espèce d’ours !»lui lançais-je

Il en resta tout étonné.

– je t’entends dans ma tête !

« Tu vois, ainsi nous pourrons vous donner des nouvelles »

– et si nous avons besoin de vous joindre ?

– alors tu t’adresseras à Moya puisque tu ne maitrises pas encore ta capacité de télépathie lui rétorquais-je, moqueuse.

– eh ! tout le monde n’évolue pas aussi vite que toi !

– en effet, lui dis-je en me serrant contre lui. Martial, prend soin de Serarpi et n’oubliez pas de garder un œil sur les écrans. Tout semble calme, mais le raid de Materia et la libération d’Alex pourraient bien avoir des conséquences inattendues. Ah, j’allais oublier, demande à Serarpi de jeter un œil aux plans de Selfy, l’épouse décédée de Mangwan. Elle avait conçu des véhicules volants qui pourraient peut-être nous être utile. Nous pouvons nous déplacer par les grottes mais nous ne pouvons pas emporter de matériel lourd d’une ville à l’autre par exemple. Les navettes sont pratiques pour se rendre loin mais elles dépenseraient du carburant inutilement pour ce type de trajet. Et puis elles sont bruyantes et polluantes. Bref, tout ce que nous ne voulons pas. Il vaudrait mieux les réserver pour des vols sur les vaisseaux ou à du transport sur de longues distances.

– d’accord, moustique ! me dit Martial en déposant un gros baiser sur mes lèvres, ce qui fit presque bondir Alex qui était resté assis dans un fauteuil durant cet échange.

– ne t’inquiète pas, lui dit mon imposant ami. C’est un baiser paternel.

– je ne crois pas qu’un père embrasse ses enfants sur la bouche, dit Alex, tendu.

– chez moi, si ! dit-il en s’éloignant dans un grand rire.  

Je n’arrivais pas à lui en vouloir. Je savais que ce baiser contenait tout son amour, lui dont les enfants grandissaient plus vite que les autres et qui les choyait chaque fois qu’il les avait avec lui. C’était un gros ours grognon et envahissant, jaloux et entêté, jovial et triste en même temps. J’espérais qu’il resterait toujours ainsi. Cela le rendait créatif et lui donnait une raison de rester actif.

Joshua, quant à lui, avait totalement désapprouvé notre projet de voyage et m’avait presque insultée quand j’avais expliqué les nouvelles fonctions de Songhy au conseil, un peu ébahi. Mais les membres du conseil étaient plus tolérants et pour beaucoup, soulagés de savoir que quelqu’un prenait des décisions pour cette ville qui était loin d’eux et de leurs préoccupations.

Il restait à trouver un responsable pour la deuxième ville, ainsi que des noms pour les deux cités. Les membres du conseil s’engagèrent à s’en occuper en mon absence, mais me demandèrent de ne pas les quitter trop longtemps. Le départ imminent de Joshua les déboussolait suffisamment et ils ne savaient qui allait lui succéder dans les lourdes fonctions qu’il exerçait avec brio.

Finalement, le matin du départ arriva. Nous avions fait seller des chevaux et Amozzo nous accompagna à la grotte de la falaise en nous parlant de ses enfants sans discontinuer. C’était un père comblé. Son fils Mojji, nait au début du printemps, avait une petite sœur toute neuve, sabra, que toute la famille semblait vénérer. Il nous laissa au sommet de la falaise et nous descendîmes le chemin lentement, savourant la douceur de ces derniers jours d’automne. Je quittais cependant Gazelle à regret. Je ne pouvais l’emmener dans ce long périple.

Le soleil était déjà haut dans le ciel car nous n’étions pas pressés. Le vent qui soufflait doucement sur le plateau ne nous atteignait pas sur la plage protégée par la haute falaise blanche. A ses pieds, l’air semblait immobile. L’océan était frais et pur. Son eau limpide venait doucement caresser la plage de sable blanc sur lequel apparaissait nettement la trace des corps lourds des baveaux qui s’y roulaient toutes les nuits avec délectation. Après un dernier regard en direction de l’océan dans lequel j’entrevoyais les silhouettes sombres des gros animaux, je pénétrais dans la grotte par le tunnel et j’ouvris la porte. Nous entrâmes dans le sas et nous montâmes sur la pierre.

– alors, où allons-nous ? me dit Alex.

– attend, il faut d’abord que je retrouve les empreintes…

Je passais mes mains lentement sur les marques incrustées et elles se mirent à scintiller.

– ça je peux le faire aussi, dit Alex qui me taquinait.

– attend !

Je promenais lentement mes mains en dessous quand je vis la fine ligne lumineuse apparaitre.

– là ! Tu la vois ?

– non, je ne vois rien.

– mais si regarde, là où j’ai mes mains !

– non, mais ne pose pas tes mains dessus sans avoir déterminé l’endroit où tu veux aller, sinon nous risquons de nous perdre.

– tu as raison, le problème c’est que je connais mal le continent. Il faudrait que tu me guides.

– comment ?

– envoie-moi une image d’un endroit où tu voudrais te rendre et j’essaierai de nous y emmener.

– si tu commençais par essayer un endroit que tu connais toi !

– oui, tu as raison, c’est plus prudent. Mais où ? Je n’ai pas envie de retourner au camp…

– et si on se rendait au village de tes amis. Depuis le temps que tu m’en parles…

– tu veux rencontrer Shebaa et Horacio ?

– pourquoi pas ?

– d’accord. Je ne vais pas arriver dans le village directement. Je risquerais de leur faire peur. Je vais essayer de nous amener sur le chemin qui descend de la grotte, tu es prêt ?

– oui, je me tiens à toi par précaution.

Alex se cala derrière moi et passa ses bras autour de ma taille pendant que je posais mes mains sur les fines marques. L’éclair ne m’aveugla pas cette fois-ci, mais je hurlais de surprise quand nous atterrîmes dans la partie la plus profonde du ruisseau, mes mains posées contre la paroi rocheuse, au dessous du chemin.

– mais qu’est-ce que tu as fait, cria Alex en se débattant pour sortir de l’eau. Je le suivis, trempée et un peu dépitée.

– je ne sais pas. J’ai visualisé cet endroit mais j’ai choisit le chemin, pas la retenue d’eau !

– peut-être qu’il te faut obligatoirement une paroi pour atterrir…dit Alex en ôtant ses vêtements, révélant son corps nu que je trouvais particulièrement attirant dans cette clairière où la lumière de la fin de matinée, légèrement voilée par des nuages mouvant, ne pénétrait pas réellement. Mais le froid vif qui nous saisit dès que nous nous fûmes débarrassé de nos vêtements trempés, nous poussa à nous rhabiller rapidement sans céder à la tentation. Heureusement nos sacs contenaient des vêtements chauds qui furent les bienvenus.

– je suis désolée, dis-je en riant et en grelotant malgré mon gros pull. J’essaierai de faire mieux la prochaine fois.

– écoute, c’est plutôt bien pour une première tentative. On aurait pu se retrouver au fond de l’océan où en plein milieu de Materia !

– arrête de dire n’importe quoi ! Je pense qu’il faut visualiser un endroit ou mes mains peuvent reposer, comme quand on s’est retrouvé dans ma chambre. Peut-être qu’un arbre aurait pu faire l’affaire ?

– nous ne le saurons pas aujourd’hui. C’est par là ? dit-il après avoir sommairement essoré nos vêtements.

– oui, ils doivent tous être en train de travailler mais je suis sure qu’il reste quelques femmes au village.

Nous descendîmes d’un pas vif le sentier qui serpentait à l’ombre de la clairière. Dès que nous fûmes sortis du couvert des arbres, un vent froid et piquant se fit sentir d’autant plus cruellement que nous n’étions pas vraiment réchauffés.

– je ne pensais pas qu’il y aurait une telle différence de température, dis-je à Alex en serrant ma veste autour de moi et en accélérant le pas. Lui aussi semblait affecté par la température mais il avança bravement.

La route qui pénétrait librement dans le village auparavant était maintenant barrée d’une grande palissade de bois, haute et pointue, dont le grand portail fermé ne laissait qu’une petite porte ouverte dans sa partie basse. Le village était accessible mais restait sur ses gardes. Je notais cependant en passant, que nulle ne gardait la porte. Peut-être n’était-ce pas nécessaire ?

La première à nous voir fut une jeune femme que j’avais rencontrée lors de mon précédent séjour. Elle nous salua de la tête et couru prévenir Shebaa qui arriva rapidement. Elle tenait à pleines mains son ventre déjà très gros pour pouvoir marcher plus vite mais l’effort était trop intense et elle s’arrêta, épuisée, courbant le dos sous le poids de cet enfant dont la naissance semblait imminente.

– Shebaa, je suis si heureuse de te voir ! Viens, lui dis-je en la soutenant, retournons chez toi. Tu n’aurais pas du venir à notre rencontre.

– oh, ce n’est rien. J’étais si contente de savoir que tu arrivais ! Puis elle resta un moment silencieuse, reprenant sa respiration. Ce bébé m’épuise, conclu t’elle. Je serais heureuse qu’il soit enfin là.

– quand doit-il naitre ?

– tu sais, de nos jours, tout est plus flou, disons qu’il ne devrait pas tarder, quelques jours, une semaine ou deux…

– vous avez un médecin ?

– non, mais nous avons une excellente sage-femme. Elle a mis au monde tous les bébés du village. Depuis que Joshua est venu et qu’il nous a aidés à augmenter notre production, nous n’avons pas arrêté d’enregistrer des naissances ! Excusez-moi, se reprit-elle en se tournant vers Alex, je manque à tous mes devoirs. Vous devez être Alex, n’est-ce pas ? Zellana vous a si bien décris…

Enchanté, répondit celui-ci, soudain cérémonieux. Il lui serra longuement la main, comme pour s’imprégner de sa chaleur. Puis je compris qu’il lisait son esprit et je lui donnais un discret coup de coude.

– Zellana n’a pas tarit d’éloges sur vous et votre mari. Je sais qu’elle vous aime énormément. Vous lui avez été d’une aide précieuse pendant les dures années de l’Académie.

– c’est vrai, tu as raconté tout ça à Alex ? s’écria celle-ci flatté et heureuse.

– oui, dis-je brièvement car je ne me souvenais pas de lui en avoir parlé très longuement.

– venez, dit-elle sur son ton d’autorité naturelle qui la rendait charmante et irrésistible là où d’autres auraient été insupportables.

Elle nous conduisit à travers le village qui semblait en effet plus prospère que la dernière fois que je l’avais vu. Les maisons étaient parées pour l’hiver qui arrivait et toutes les cheminées fumaient. Dans la maison de Shebaa, un énorme feu ronflait dans la salle principale et elle nous fit assoir immédiatement à sa chaleur. Nous ne refusâmes pas car nous grelottions encore.

– mais que vous est-il arrivé ? dit-elle soudain en réalisant que nous tenions des vêtements mouillés à la main qu’elle saisit d’autorité et déposa dans l’évier en pierre de taille.

– ils attendront que vous m’ayez tout raconté, dit-elle en se posant enfin lourdement dans un fauteuil qui couina et s’enfonça sous son poids.

– et bien, commençais-je…

– c’est de ma faute, m’interrompis Alex. Zellana voulait me montrer le magnifique bassin dans lequel vous vous baignez l’été et en nous approchant trop près du bord, nous y sommes tombés.

– décidément !

– c’est vrai, j’avais oublié. C’est comme ça que j’ai retrouvé Shebaa. J’ai glissé et je suis tombé en plein milieu de leur baignade en leur fichant une peur pas possible.

– c’est vrai, nous étions toutes effarées de voir débouler une…chose, au milieu de notre bassin si paisible.

– c’est tout Zellana ! dit Alex en riant.

Shebaa le détaillait minutieusement et je vis un doux sourire apparaitre sur ses lèvres pulpeuses et roses. Elle l’aimait. J’en fus ravie. Son approbation valait tous les soutiens. Elle me regarda et me sourit gentiment. Ses yeux disait : cette homme est bien pour toi. Les miens lui répondirent : je le sais. Elle hocha la tête et je vis Alex sourire lui aussi en regardant le feu.

«  Arrête de lire nos pensées ! »

« Excuse-moi, mais j’avais peur que ton amie ne m’accepte pas. Elle aime énormément Joshua ! »

« Elle t’aime déjà toi aussi ! »

« Je sais »

«  Alors arrête !»

« Promis »

Il se tourna vers moi et m’embrassa tendrement sous les yeux ravis de Shebaa qui tentait de se relever.

– ne bouges pas, lui dis-je, la voyant peiner sous l’effort. Que veux-tu ? Dis le moi, je m’en occupe.

– je voulais vous préparer du thé et je n’ai même pas de gâteau. Si j’avais su que vous veniez…

– ne t’inquiète pas. Nous ne voulons en aucun cas être un fardeau pour toi. Je vais aller faire du thé et je peux même préparer le repas, dis-je sans réfléchir.

– non, JE peux préparer le repas, repris Alex en s’esclaffant. Du moins si vous voulez que se soit mangeable.

– c’est vrai que tu n’as jamais été très douée en cours de cuisine…dit rêveusement Shebaa, soulagée que nous prenions tout en charge.

– je m’en occupe dit Alex, reste avec ton amie.

– Alex, dit Shebaa alors qu’il s’éloignait en direction de la cuisine, il faut que tu me tutoies d’accord ?

– d’accord, dit celui-ci en rougissant, et je trouvais l’image très amusante. Ce grand gaillard bronzé aux allures de baroudeurs, rougissant devant la splendide Shebaa dont l’autorité n’était en rien affectée par sa grossesse avancée. Il disparu dans la cuisine pendant qu’elle murmurait d’une voix flutée :

– il est magnifique ! Vous formez un très beau couple. Je suis si heureuse pour toi. Quand j’ai su que Joshua venait s’installer ici définitivement, j’ai eu peur que…tu restes seule. Maintenant je suis rassurée. Il a l’air vraiment amoureux et on voit que c’est un homme auquel on peut faire confiance, comme mon Horacio. Il est solide et fiable.

– je sais et je l’aime infiniment.

– tant mieux. Tu vas pouvoir lui faire de beaux enfants…

– nous avons le temps !

Il y eut un long silence qu’elle rompit finalement pour me demander :

– alors, que faites-vous par ici ? J’ai entendu dire que tu avais été très occupée cette dernière saison…entre la construction des villes et la libération d’Alex…

– Comment sais-tu tout cela ? Dis-je étonnée que ces nouvelles soient parvenues jusque là.

– tu sais, les gens voyagent de plus en plus. Certains vont et viennent et nous voyons plus de visiteurs qu’avant et puis Joshua est venu régulièrement nous rendre visite pour nous aider, pour les cultures, pour la maison aussi. C’est lui qui en a fait les plans avec Horacio.

– je ne savais pas…vous n’avez pas eu de problèmes avec vos visiteurs ? Dis-je, inquiète de savoir que les déplacements sur le continent commençaient à se généraliser. Combien de personnes pouvaient déjà voyager ? Difficile à estimer. A ma connaissance, une minorité seulement, en dehors des colons, avait les capacités nécessaires pour utiliser les grottes. Dans notre village, personne n’y était encore parvenu. Certains commençaient à peine à faire briller les empreintes et les symboles dans la grotte. Nous n’étions pas égaux face à ces pouvoirs. Perdue dans mes pensées, je sursautais légèrement quand Shebaa me répondit de sa voix pourtant douce :

– non, ils semblent arriver là par hasard et repartent rapidement. Pour le moment, nous n’avons pas eu de problème. Mais la fortification que tu nous as suggérés de construire nous a été utile, nous pouvons ainsi filtrer nos visiteurs. Mais tu ne m’as pas répondu, pourquoi êtes-vous ici aujourd’hui. Il se passe quelque chose de particulier ? je sais que tu es très occupée.

 

 

– En fait, nous sommes de passage. Pour tout te dire, je fuis un peu mes responsabilités. Tout devenait pesant et j’étais si heureuse de retrouver Alex, que nous avons décidé de voyager à travers le continent, dis-je sans rentrer dans les détails. Il y a tellement d’endroit que je veux découvrir et qu’Alex connait déjà. Tu sais, maintenant que nous sommes en paix, je voudrais profiter un peu de cette planète.

Encore un long silence durant lequel elle me contempla gravement puis elle se lança :

– ta notoriété est arrivée jusqu’à nos oreilles, Zellana. Ne crois pas que nous l’ignorons. Nous savons tous que tu as fait bien plus à toi seule que le gouvernement. D’ailleurs le gouvernement n’aurait rien fait pour nous, s’il était encore capable de faire quelque chose ! S’écria t’elle. Tu es une belle personne, Zellana. Reprit-elle plus doucement. Je l’ai toujours su. Je suis si fière de toi !

– merci, Shebaa mais je ne fais que mon travail.

– c’est faux. Tu as fait tellement de chose pour cette planète et ses nouveaux habitants, que tu mérites qu’on te le dise. J’espère que tous t’en sont reconnaissant. Sans toi, ils vivraient encore dans des cabanes et nous, nous tenterions vainement de faire pousser des plantes inadaptées à notre sol et à notre climat.

– ça c’est Joshua, m’écriais-je.

– oui, mais si tu ne nous avais pas retrouvé, Joshua n’aurait jamais pu venir jusqu’ici. Je suis heureuse qu’il s’installe parmi nous, avec deux enfants, en plus. Sa compagne a accouché ?

– non, mais ça ne saurait tarder.

– nous élèverons nos enfants ensembles ! Pardon, je manque vraiment de tact, se reprit-elle en me voyant me rembrunir.

– non, c’est moi qui m’excuse. Je suis un peu jalouse que vous accueillez Daïa parmi vous, mais c’est absurde !

– non, ça n’a rien d’absurde, dit-elle en caressant ma main. Même si tu ne l’aimes plus, tu as partagé tant de choses avec cet homme et avec nous aussi. Nous sommes ta famille, Zellana et nous le resterons toujours, tu pourras toujours venir trouver refuge ici, tu le sais n’est-ce pas ?

– oui, je le sais et je t’en remercie.

– à table ! dit Alex en apparaissant dans l’encadrement de la porte.

Shebaa tenta de se relever toute seule mais elle n’y parvint pas et dû se tenir un moment au montants du profond fauteuil, les yeux fermés et le souffle court.

– tout va bien ? dit Alex inquiet.

– oui, ce n’est rien, c’est une petite contraction. J’en ai de plus en plus souvent mais ne vous inquiétez pas, dit-elle en voyant nos visages épouvantés, ce n’est pas encore pour aujourd’hui.

Alex l’attrapa d’autorité sous les bras et l’aida à se remettre debout. Elle marchait lentement en tenant son ventre qui semblait encore plus volumineux et bas qu’à notre arrivée. Elle se dandina jusqu’à la table de la cuisine ou elle s’assit avec soulagement sur la chaise qu’Alex avait reculée pour elle.

– il est temps que ce bébé arrive. Je suis fatiguée, dit-elle en regardant la table sur laquelle Alex avait dressé le couvert et déposé une cocotte d’où s’échappait une odeur appétissante.

– ça sent bon ! lui dis-je, comment as-tu réussi à faire ça en si peu de temps ?

Il rit et répondit en regardant Shebaa qui souriait :

– je n’ai fait que mettre la cocotte sur la table. Le repas cuisait déjà avant notre arrivée ; par contre, j’ai préparé du thé, dit-il fièrement en nous servant dans de jolies tasses en porcelaine que je reconnus.

– ça vient du vaisseau présidentiel ! M’écriais-je.

– c’est possible. Joshua nous les a apportées avec ton ami Martial quand ils sont venus avec tout leur matériel. Ça et quelques autres choses. Des couvertures chaudes, un petit dispensaire. Enfin des choses dont nous étions totalement dépourvus. Nous leur avons construit une maison juste à coté de la notre. Elle n’est certainement pas aussi belle que si tu l’avais conçue toi même, mais elle est fonctionnelle. Je pense que ça leur conviendra, au moins au début, après ils l’aménageront si le cœur leur en dit. Joshua y a beaucoup participé et il la trouve parfaite. Moi, elle me semble un peu petite et peu fonctionnelle, mais nous ne voyons pas toujours les choses de la même manière…

J’eus une pensée pour cette maison toute proche, qui allait bientôt servir de résidence à Joshua et j’eu un pincement au cœur. Comment mettre un terme à un amour si fort, même quand il n’était plus ? Comment tourner la page ? Il me semblait que je ressentirais éternellement cette perte comme une blessure qui ne cicatriserait jamais.

« Probablement » dit la voix d’Alex « mais je suis là maintenant et je veille sur toi ».

Je le regardais et j’eus envie de pleurer tant mon amour pour lui était fort. Shebaa nous observais en silence puis elle tenta de se lever après avoir picoré dans son assiette :

– mon estomac ne supporte plus aucune nourriture. Le bébé prend tellement de place, ajouta t’elle d’un ton las. Il faut que j’aille me reposer. Faites comme chez vous ; tu sais où est la chambre, Zellana.

Nous l’escortâmes jusqu’à son lit dans lequel elle se laissa tomber dan un gémissement de douleur et de soulagement. Je la couvris d’une fine couverture chaude et douce qui faisait partie de la multitude de fournitures que je les avais contraint à emporter lors de notre passage dans le vaisseau présidentiel. Joshua qui s’y était violement opposé, en avait finalement fait bon usage ! Je ne lui en voulais pas. Shebaa, Horacio et les gens de leur village en avaient bien plus besoin que nous, qui ne manquions de rien. Ma maison était presque entièrement meublée avec ce que j’avais trouvé dans les appartements présidentiels. Les vases, les livres, les draperies, les tapis, la vaisselle, jusqu’aux draps et aux serviettes de toilette qui venaient directement des appartements de Sobia. Il y en avait tant ! J’avais choisi toutes les fraiches et douces toiles de lins ainsi que les moelleuses serviettes blanches. Les rideaux du salon d’apparat, verts et blancs, et ses tapis somptueux aux motifs floraux, ornaient mon salon et ma chambre et personne ne me les avait disputés. Ils semblaient me revenir de droit pour diverses raisons que je commençais à peine à entrevoir. Sobia elle-même m’avait assuré qu’elle préférait les savoir chez moi qu’en train de moisir dans un souterrain. Elle avait, pour sa part, reprit pratiquement tous le mobilier de sa chambre si particulière. Mais je lui avais chipé le secrétaire à tiroir du bureau, une fois que nous l’avions débarrassé de son fatras de documents. Il ornait ma pièce de travail de son bois rouge et patiné et je l’adorais.

Je conduisis Alex jusqu’à la chambre ou nous allumâmes un feu pour réchauffer la pièce glacée. Puis nous prîmes une douche pour nous débarrasser de la vase et du limon qui collaient encore à notre peau et à nos cheveux et nous nous retrouvâmes tendrement et silencieusement sous la douche pour un bref échange amoureux qui nous réchauffa le cœur autant que le corps. Ainsi revigorés, nous nous habillâmes chaudement et arpentâmes un moment les rues du village.

– J’aime cette région, dit Alex. Je comprends le choix de Joshua.

– tu viendrais t’installer ici ? lui dis-je, interloqué.

– non, je ne connais aucun endroit aussi beau et agréable à vivre que votre village…

– ton village !

– mais, reprit-il comme si je ne l’avais pas interrompu, je trouve que ces forêts sont magnifiques, si vertes, si grandes ! Elles me rappellent les photos que me montrait ma mère quand j’étais enfant. J’ai très peu connu l’extérieur moi aussi, mais la région dont je suis originaire ressemblait à ça.

– tu as de la chance. Moi j’ai quitté mes parents si tôt que je ne me souviens presque de rien.

– même pas de tes parents ?

– si bien sur, je revois parfois leurs visages…ils sont morts peu de temps après que je sois partie pour l’Académie. Nous vivions dans une grotte qui n’avait pas été correctement  creusée. Elle s’est effondrée durant un tremblement de terre et tout le village de mes parents a été enseveli. Personne n’en est sorti vivant. J’avais deux grands frères. Je ne sais pas s’ils étaient encore chez mes parents au moment de la catastrophe. Morel devait partir en apprentissage, c’était le plus jeune des deux. Il était très doué de ses mains. Il voulait apprendre à fabriquer des meubles. Quand à Zeldon, il aurait pu intégrer l’académie…il était très intelligent.

– tu es sure qu’ils sont tous…morts ?

– non, je n’en sais rien. Les corps n’ont jamais été mis à jour. Il y avait des centaines de gens sous des tonnes de pierres et cela représentait un travail colossal que personne n’avait le temps de faire. C’était une époque très dure.

– je m’en souviens, dit-il songeur, comme si il revivait des pans de son passé sur terre. Nous entendions souvent parler de grottes qui s’effondraient sur leurs habitants. Beaucoup de choses ont été faites dans la précipitation…

Nous marchâmes un moment en silence dans les rues du village qu’agrémentaient le chant des enfants et le ruissèlement de l’eau qui cascadait dans des rigoles pavées le long des rues, mais nous étions tous deux songeurs. Cette conversation avait ravivé le temps révolu où nous vivions à la merci des éléments devenus hostiles sur une planète rendue inhospitalière à cause de notre incurie…

Alex interrompit ces souvenirs douloureux en montrant les rigoles et en disant :

– il ne devrait pas couvrir cette eau ?

– si, elle alimente les maisons. Mais ils ne doivent pas encore en avoir eu le temps. Je suis sure que Joshua en fera sa priorité.

La sortie du village était proche et déjà nous voyions au loin les hommes et les femmes qui travaillaient dans les champs. L’air était frais et un petit vent froid s’était levé, courbant les cultures et agitant les arbres dont certains avaient déjà perdus toutes leurs feuilles. Leurs branches sombres et nues ployaient sous la bise et ce spectacle me glaça le cœur. Je n’aimais pas les arbres nus. Je les aimais feuillus et en fleurs. Le sud me convenait si bien ! Les arbres y étaient perpétuellement verts et les fruits se succédaient, saisons après saisons, offrant une mixité de production qui me réjouissait.

Dans les champs qui s’étendaient devant nous cependant, tous travaillaient en tee-shirt ou torses nus car la tâche était rude. Les récoltes d’automnes se terminaient et de lourds paniers remplis de légumes circulaient à dos d’hommes jusqu’à des charrettes où des bœufs patients et résignés attendaient l’aiguillon qui les ferait marcher à pas lourds et réguliers vers les granges du village.

Dès qu’Horacio nous vit, il lâcha son panier et couru vers moi. Je me retrouvais instantanément enserrée dans les bras du colosse blond qui riait de plaisir.

– Moineau, tu es revenue ! Je suis si content de te revoir !

– moi aussi, lui dis-je en essayant de m’extraire de ses grands bras, Horacio je te présente Alex…mon compagnon…

– Alors c’est vous ! dit mon ami en le dévisageant.

– bonjour, dit Alex, respectueux mais méfiant.

– viens là vieux frère ! lui dit Horacio en lui donnant une accolade qu’Alex lui rendit avec soulagement. Alors c’est toi qui a volé le cœur de notre petite Zellana !

– j’ai cette chance en effet, lui répondit mon amoureux, toujours sur ses gardes.

– détends-toi, l’ami, ici nous sommes une grande famille et tu en fais parti.

– merci répondit Alex en souriant.

– vous avez vu Shebaa ? demanda t’il soudain sérieux et presque anxieux.

– oui, dis-je, nous avons mangé avec elle puis nous l’avons laissé se reposer. Elle semble très fatiguée.

– il est temps que cette grossesse se termine. Je ne l’ai jamais vu dans un état pareil, me dit Horacio à voix basse. Je m’inquiète pour elle. Elle passe ses journées toute seule et elle n’arrive pas à s’arrêter de travailler.

– nous pouvons rester quelques temps et nous occuper d’elle et de la maison jusqu’à ce qu’elle accouche, si tu veux, dis-je prise d’une soudaine inspiration.

– ça me soulagerait de vous savoir avec elle, répondit Horacio en se détendant. Personne ne peut s’arrêter pour le moment. L’hiver arrive et nous devons récolter toute la production au plus vite. Dès que le froid tombera, les récoltes gèleront.

– je peux vous aider, dit Alex.

Horacio le jaugea un moment puis répondit :

– ce sera avec plaisir mais va à ton rythme. Je sais que tu as traversé des moments difficiles. Je ne voudrais pas que tu t’épuises. Zellana ne me le pardonnerait pas. N’est-ce pas ma belle ?

– je pense qu’Alex connait ses limites. Je retourne vois Shebaa, dis-je à Horacio en me serrant contre le corps d’Alex dans une étreinte furtive.

Mais il ne l’entendait pas ainsi et ne me laissa m’éloigner qu’après m’avoir longuement embrassé, marquant ainsi sa place aux yeux de tous.

Pendant que nous parlions, les têtes s’étaient levées et nombreux écoutaient attentivement cet échange. Je lui lançais un regard plein d’amour et me sauvais à travers champs pour rejoindre le village qui, de ce côté, ressemblait toujours à un entassement de maisons sans réelle organisation, même si la clôture qui le ceinturait, lui conférait plus de solennité. Avant de pénétrer chez mes amis, j’avisais la maison neuve, presque accolée à la leur et je ne pus m’empêcher d’ouvrir la porte pour y jeter un œil. La pièce principale était spacieuse mais modestement meublée. Une grande cheminée trônait, adossée à un mur sans fenêtre. La cuisine était équipée de vestige des baraquements. Un petit couloir se terminait sur quatre portes qui desservaient trois chambres et une salle de bain rustique. Joshua était allé à l’essentiel. Mais je doutais que ce fût du gout de Daïa…En fait, je n’en savais rien et ce n’était plus mon problème. Cependant, je me promis d’affréter une navette pour leur apporter du mobilier. Un peu de confort ne serait pas mal venu dans cette région où l’hiver se passait principalement à l’intérieur !

Shebaa dormait paisiblement quand j’entrouvris sa porte, je la laissais se reposer et entrepris de préparer un gouter pour son réveil puis je m’installais confortablement dans le canapé avec une couverture et m’assoupis sans m’en apercevoir. Je fus réveillée en sursaut par le bruit des hommes qui rentraient. Je me levais d’un bond et fonçais à la cuisine. L’eau du thé était froide et je m’en voulu d’avoir sombré ainsi. Je la remis sur le feu et commençais à farfouiller dans les placards, à la recherche de nourriture quand Horacio ouvrit la porte, suivi d’Alex. Leurs joues rouges et leurs yeux brillants parlaient pour eux, ils étaient fatigués et ils avaient faim. Je me sentis encore plus confuse de ne rien avoir préparé. Je commençais à éplucher maladroitement des légumes quand Shebaa entra. Son ventre semblait sur le point d’exploser et elle peinait à marcher, adoptant malgré elle cette démarche en canard si spécifique de la fin de grossesse. Ses poings enfoncés dans le creux de reins, elle me rejoignit à la table où j’avais pris place et se laissa tomber lourdement sur la chaise.

– je suis désolée, Shebaa, je me suis endormie. Je voulais préparer le repas…

– ne t’inquiète pas, on va le faire ensemble si tu veux.

– avec plaisir. Tu sais que je n’ai jamais était excellente dans une cuisine…

– oh oui ! dit-elle en riant. Je me souviens de tous ces plats brûlés et immangeables. Tu faisais enrager Béchamel !

– vous aviez un professeur qui s’appelait béchamel ?! s’exclama Alex.

– non, c’était un surnom, lui répondit mon amie avec son irrésistible sourire. Zellana le faisait tourner en bourrique. Elle ratait tout. On aurait pu croire qu’elle le faisait exprès mais ce n’était pas le cas. Elle avait un don pour rater toutes ses préparations. Mais quand elle se trouvait devant une table lumineuse, c’était une magicienne. Elle créait des maisons et des villes à la demande, et nous rêvions tous d’habiter un jour dans ce qu’elle construirait pour nous.

– je suis désolée Shebaa, lui dis-je en lui caressant affectueusement la main. J’aurais vraiment aimé vous aider pour votre village, mais je ne savais pas où vous étiez et nous ne pouvions pas encore voyager.

– ne t’inquiète pas, je sais tout ça. Je parlais de ta créativité. Je n’oublierais jamais cette splendide chaumière de princesse que tu m’avais conçue avec un bassin naturel devant la maison et une clairière. C’était si beau ! Tu te souviens ? Son toit en paille et ses murs en bois cachaient des trésors de luxe à l’intérieur.

– je m’en rappelle, lui dis-je en soupirant.

Il était loin le temps où je rêvais de ce monde inaccessible. Maintenant nous y étions et il m’émerveillait toujours autant, même si parfois la réalité n’était pas très agréable. Cependant elle n’avait rien à voir avec ce monde, mais avec ceux qui le peuplaient.

Pendant que mon esprit vagabondait, les hommes prenaient une douche plus que méritée et virent nous rejoindre dans la cuisine où Shebaa, malgré mes recommandations, s’affairait devant les fourneaux. Une grosse poêlée de légumes en train de revenir exhalait une senteur délicieuse. Une énorme pièce de viande attendait sur la paillasse, que les braises de la cheminée soient assez chaudes pour la cuire. Des pommes-de-terres fumaient déjà dans une grosse casserole d’eau bouillante. Shebaa me tendit une pile d’assiettes que je disposais sur la grande table en bois, déjà marquée par le temps. Les griffures des repas successifs apparaissaient par endroit sur la patine brillante, malgré la dureté du bois et la table n’en était que plus belle. Je disposais les verres et les couverts, les serviettes repassées et pliées avec soin, un pain encore tendre enroulé dans un torchon, des coupelles de légumes marinés en saumure, des terrines de pâtés, des tranches de charcuterie coupées dans de longs saucissons et dans un jambon entier sorti tout droit du garde-manger attenant à la cuisine…tant de nourriture ! La table était dressée pour douze mais elle semblait attendre une vingtaine de convives !

Quand le repas fut près, comme mus par un signal invisible, Ludmilla et Feng, Sibelle et Syracuse, Féadora et Sophocle ainsi que Vernassi et Astraor entrèrent dans la grande salle, porteur eux aussi de plats de toute nature. Les présentations furent rapidement faites pour ceux qui ne connaissaient pas encore Alex, et je fus heureuse de constater la grande cordialité avec laquelle les hommes le traitaient, autant que les regards admiratifs de leurs épouses. Alex leur plaisait. Cela me fit chaud au cœur. Mes amis ne me mésestimaient pas et reconnaissaient Alex comme l’un des leurs ! La conversation roula toute la soirée, alternant souvenirs communs et constats optimistes pour cette nouvelle saison d’hiver qui se préparait. Pratiquement toutes les récoltes étaient terminées. Les champs allaient rester en jachères quelques temps. Puis les cultures reprendraient après les grands froids. Les hommes pensaient se concentrer sur la chasse car leurs élevages ne produisaient pas encore assez pour nourrir tout le village. Alex leur recommanda de ne pas décimer les populations de vachaux car ils ne reproduisaient qu’assez lentement et donc, d’élargir leur périmètre de chasse pour éviter de perturber l’écosystème. Horacio acquiesça en faisant remarquer qu’il était vraiment utile que quelqu’un connaisse aussi bien cette planète pour ne pas créer de nouveau désastre écologique. Collée contre Alex, j’écoutais les hommes parler pendant que les femmes débarrassaient la table et je me fis la réflexion qu’une telle situation n’arriverait pas au village. Hommes et femmes partageaient les taches de façon bien plus équitable. Mais je n’en dis rien. Nous étions des invités et je ne voyais pas de quel droit je me permettrais de faire des réflexions sur l’organisation de la vie communautaire de mes amis, même si je n’en partageais pas les valeurs. Horacio surpris mon regard et dit :

– toujours en train de cogiter, petit moineau !

– oui…et non. J’appréciais votre conversation…

– je te connais trop bien ma jolie. Quelque chose te tracasse.

– non, je t’assure, dis-je en me redressant. Tout va bien. Je trouvais juste que Shebaa devrait rester plus tranquille…

– tu as raison, dit le colosse en s’extrayant de sa chaise à accoudoir. Shebaa, rugit-il, viens donc t’assoir. Nous allons finir.

– ça va, répondit mon amie avec un sourire qui se transforma en grimace de douleur. Elle lâcha le lourd plat de terre cuite qu’elle tenait, pratiquement posé sur son ventre, et pendant qu’il explosait au sol dans un bruit retentissant, elle saisit son ventre à deux mains en gémissant.

Aussitôt, tout le monde s’affaira autour d’elle et Féadora dû nous repousser tous pour aider la jeune femme à s’allonger sur le canapé pendant que Vernassi ramassait les morceaux de céramique en grommelant. Horacio, incapable de réagir, regardait son épouse gémir la tête enfoncée dans un coussin.

– il faut la mettre dans son lit et il faut que je l’examine dit Féadora d’un ton sans appel. Les hommes se regroupèrent autour d’elle et, suivant ses consignes, déplacèrent le corps lourd et pesant de Shebaa qu’ils déposèrent délicatement sur son lit.

– sortez maintenant, dit la jeune femme, qui semblait maitriser la situation. Horacio ! Il me faut de la lumière, beaucoup plus de lumière, ajouta-t-elle d’un ton péremptoire. La douce Féadora venait de se transformer sous mes yeux en maitresse femme et je ne la reconnaissais pas. Elle semblait nous dominer tous. Sa voix habituellement douce était devenue autoritaire et déterminée.

Horacio s’empressa et revint avec plusieurs lampes nues qu’il brancha et installa de telle sorte que le lit ressemble à un terrain de jeu en pleine nuit. Shebaa gémissait toujours et entre chaque cri elle répétait :

– Ce n’est pas normal ! Ce n’est pas normal ! Il y a quelque chose qui ne va pas, j’en suis sure !

– tout va bien, lui disait son amie en posant sa main douce sur son front. C’est le travail qui commence.

– mais c’est trop tôt !

– ce n’est pas grave, le bébé est gros, tout va bien se passer.

Puis elle ferma la porte sur nous et nous ne vîmes plus rien. Horacio semblait perdu et ses amis lui proposèrent un alcool fort qu’il déclina :

– non, je ne sers pas à grand-chose mais je veux être là s’il se passe quoi que ce soit.

– tout ira bien, lui dirent-ils en cœur. C’est à chaque fois la même chose, lui rappela Feng. ça ressemble à la fin du monde et au bout d’un moment, on pose dans tes bras un beau bébé hurlant.

Je vis Horacio sourire durant un fugace instant, mais l’impuissance et la douleur reprirent rapidement le dessus. Tout le monde s’empressa de finir de débarrasser la table et de nettoyer le sol souillé. Puis une fois la vaisselle faite et la cuisine rangée, tous se retrouvèrent au coin du feu pour une nuit qui s’annonçait visiblement bien longue. Ici, pas de salle de travail aseptisée. Pas de sage femme qualifiée, pas d’obstétricien, pas de salle d’opération. Juste une chambre et un lit et une amie compatissante et zélée que ses études vétérinaires avaient prédisposée à délivrer les parturientes.

Pendant un bref instant, la porte s’entrouvrit et Féadora demanda à Horacio d’entrer. Nous l’entendîmes murmurer :

– il vaut mieux que tu viennes. Elle souffre beaucoup et je ne sais pas pourquoi. Le col est dilaté mais pas encore assez pour la naissance, mais le bébé ne semble pas vouloir descendre. Si nous avions du matériel…

Puis la porte se referma sur mon ami dont les épaules étaient si voutées qu’il semblait s’être ratatiné. Derrière la porte, Shebaa gémissait à intervalle régulier, puis le silence revenait un cours instant, aussitôt déchiré par des cris violents. Autour du feu, les hommes se tordaient les mains. Ludmilla et Sibelle pleuraient en silence en se tenant serrée l’une contre l’autre et Vernassi…assise, impassible et droite dans un fauteuil, le regard dur, le cœur fermé, semblait ailleurs, dans un monde impénétrable. Un mince sourire étirait ses lèvres pales et je ne savais pas si elle souffrait elle aussi, ou si elle se réjouissait de la souffrance de son amie que la douleur tordait et faisait hurler maintenant.

Soudain la porte s’ouvrit à la volé sur Horacio, décomposé et blanc comme un linge. Il semblait sur le point de s’évanouir et ses amis l’attrapèrent avant qu’il ne tomba. Féadora le suivait de près, les mains pleines de sang :

– elle saigne énormément, je ne sais pas quoi faire ! Si au moins j’avais du matériel ! Je ne sais pas ce qui se passe. Le bébé s’est engagé mais il semble être coincé ; probablement par le cordon. Je…

– je vais chercher de l’aide, dis-je en me levant d’un bond.

– tu ne peux pas voyager en pleine nuit, me dit Alex immédiatement.

– je ne vais pas…fais moi confiance Alex, je t’en prie !

– tu veux que je t’accompagne ?

– non, ça ira, je ne suis pas sure de pouvoir faire passer beaucoup de monde…

– mais de quoi parle-t-elle ? Nous interrogea Astraor.

– nous nous regardâmes, mais aucun de nous ne prit la peine de lui répondre. Je me dirigeais vers notre chambre quand il m’attrapa par le bras. Sa poigne puissante me stoppa net.

– je veux savoir ! De quoi parles-tu ? éructa t-il.

– ça n’a aucune importance pour le moment. Laisse moi aller chercher mon manteau, je t’expliquerais après, lui dis-je pour faire diversion. Alex qui avait bondit, le regarda me lâcher le bras et m’escorta jusqu’à la porte de la maison. Je préférais me téléporter à partir de l’extérieur pour ne pas compliquer la situation.

« Je reste devant la porte. Appelle moi si tu as besoin de moi » dit sa voix dans ma tête.

« Merci Alex, ne t’inquiète pas, je sais ce que je fais »

« J’en suis sur !Je t’aime »

«  Moi aussi je t’aime »

Il referma la porte derrière moi. J’étais loin d’être aussi confiante que je le lui avais dit, mais je ne voulais pas le montrer. Soudain un cri déchirant traversa les cloisons et j’eus l’impression que la maison tremblait. Shebaa souffrait tellement ! Je posais mes mains sur le mur de la maison et les fines lignes blanches apparurent immédiatement, dessinant fidèlement le contour de mes mains. J’anticipais l’éclair blanc en fermant les yeux et je me retrouvais dans l’obscurité, les mains posées contre une cloison en bois.

J’étais dans le salon de la maison de Mafalda et de son époux Solion. Je n’aimais pas arriver ainsi en pleine nuit, mais l’urgence m’y avait contrainte. J’étais tout de même assez fière de moi. Je venais de voyager sans grotte, sans roche, par la simple force de ma pensée et de ma volonté.

– Mafalda ! Criais-je.

– qui est là ? répondit une voix ensommeillée autant qu’inquiète.

– c’est moi, c’est Zellana. J’ai besoin de toi de toute urgence, une femme est en train de mourir ! Son accouchement se passe mal !

– la lumière m’aveugla un instant quand elle apparu dans l’encadrement de la porte :

– pourquoi ne l’as-tu pas amenée avec toi ?

– ce n’est pas une femme du village. Ce serait- trop long de t’expliquer. Il faut que tu viennes avec moi.

– je vais préparer mon matériel et j’arrive, me répondit-elle en voyant mon air affolé. Je peux prendre beaucoup de bagages ? Ajouta-t-elle, expérimentée.

– je ne sais pas. On ne voyage pas par les grottes cette fois-ci, mais je pense que l’on peut y arriver.

– mais comment es-tu arrivé ici ? dit Solion, endormi, pendant que son épouse disparaissait dans le dispensaire pour y préparer ses affaires.

– trop long. Quand je la ramènerai. Est-ce que tu peux aller chercher Flavy s’il te plait ? Elle nous sera vraiment utile.

– qu’est ce que je lui dis ? me demanda-t-il d’un ton calme, habitué à ce qu’on vienne réveiller son épouse à toute heure.

– qu’on a besoin d’elle de toute urgence pour une naissance difficile !

– j’y vais, et il disparu dans le noir. Je l’entendis pester quand il cogna son pied nu contre le montant de la rampe en bois, puis ses pas s’estompèrent sur la terre dure du chemin.

Peu de temps après, Mafalda arriva, porteuse d’un lourd sac à dos et dit :

– voilà, je suis prête, j’ai mis un échographe portable dans le sac. C’est lourd mais ça pourrait être utile !

– donne moi ton sac si tu veux.

– non, toi tu nous fais voyager ! Je tiens à arriver entière et au bon endroit !

Elle riait un peu en disant cela et ce petit instant de détente me fit du bien. Je n’avais pas pris conscience de la tension de mon esprit et de mon corps, tant j’avais agis vite et instinctivement. Peu après, la porte s’ouvrit et Flavy arriva. Elle ajustait un tee-shirt qu’elle venait probablement d’enfiler et ses cheveux s’emmêlaient en paquets bouclés sur sa tête. J’eus envie de rire mais son regard sérieux me ramena à l’urgence de la situation.

– on va où ? dit-elle.

– chez des amis à moi. Shebaa est en train d’accoucher et visiblement quelque chose ne va pas.

– tu as pris des sédatifs ? demanda flavy pragmatique.

– j’ai un kit de césarienne et tous le matériel nécessaire.

– un respirateur pour le bébé ?

– oui, ne t’inquiète pas. Mon sac est toujours prêt.

– alors allons-y, dis-je.

– vous allez où ? demanda Solion qui visiblement ne s’était toujours par complètement réveillé.

– dans les plaines centrales ! Lui répondis-je, les mains appuyées contre le mur du salon. Accrochez vous à moi et fermez les yeux ! criais-je avant de disparaitre en emportant son épouse et sa jeune assistante.

Quand elles ouvrirent les yeux, les mains toujours arrimées à mes épaules et qu’elles découvrirent l’extérieur de la maison, Mafalda siffla :

– et bien, c’est fabuleux ! Nous aussi on pourra voyager comme ça, plus tard ?

– je ne sais pas, lui répondis-je. Pour le moment, il semblerait que je sois la seule à en être capable…

Le hurlement de Shebaa nous ramena à nos obligations. Je frappais doucement à la porte et Alex qui montait toujours la garde, nous ouvrit. Nous entrâmes dans la grande pièce sous les yeux ébahis des hommes assemblés qui ne comprenaient pas comment trois femmes pouvaient être revenues aussi vite.

Alex anticipa le mouvement d’Astraor en le bloquant :

– pas maintenant, mon vieux. Les questions peuvent attendre. Il y a plus urgent !

Astraor lui jeta un regard haineux mais se rassit dans un fauteuil. Pendant ce temps, j’escortais Mafalda et Flavy dans la chambre de Shebaa. Mon amie gisait sur le flanc. Son ventre démesuré posé sur le matelas. Elle transpirait abondamment et la souffrance semblait si intense qu’elle s’aperçu à peine de notre présence. Féadora nous vit arriver avec soulagement et se recula, levant des mains ensanglantées, pour laisser la place aux nouvelles venues.

– Shebaa, lui dis-je en m’asseyant à sa tête, je suis allé chercher notre docteur et une sage femme. Tout va bien se passer.

Mafalda prit immédiatement la situation en main. Elle aida Shebaa à se tourner sur le dos et l’examina rapidement, puis dans un murmure presque inaudible elle dit à Flavy :

– le bébé est engagé, je vois sa tête. Il doit être coincé par le cordon. A ce stade, on ne peut plus envisager de péridurale mais il faut qu’elle reprenne des forces, nous allons avoir besoin qu’elle pousse.

– je m’en occupe, dit Flavy qui sortait du matériel stérile tout en parlant. Elle posa rapidement une perfusion dans le bras de Shebaa et demanda à Féadora de tenir deux poches de solution en l’air pour que le liquide circule.

– je vous ai injecté une solution vitaminée pour vous redonner des forces et un anti douleur assez puissant. Vous devriez rapidement en ressentir les effets, dit-elle ensuite à mon amie dont le visage se détendait rapidement.  

– merci murmura t’elle, j’ai si mal !

Mafalda continuait son auscultation et je la vis palper longuement le ventre de Shebaa dont la peau tendue semblait sur le point de se rompre tellement elle semblait fine.

– passe-moi l’échographe, dit-elle soudain à Flavy.

Celle-ci lui tendit l’appareil que le médecin promena lentement sur le ventre pendant qu’apparaissait sur l’écran minuscule, des images mouvantes. Durant un instant, je cru distinguer un visage mais il disparu aussitôt.

– bien, je commence à comprendre. Le cordon est en écharpe, quand à l’autre…vous saviez que vous attendiez des jumeaux ? dit doucement Mafalda.

– des jumeaux ? Cria Shebaa dans un sursaut d’énergie.

– ça va aller, dit doucement Mafalda en lui caressant la cuisse ; le premier bébé est coincé par le cordon. Il s’est enroulé autour de son bras et l’empêche de sortir. Je vais devoir le tourner à plusieurs reprises pour l’aider. Mais une fois que je l’aurais dégagé, il devrait naitre très rapidement. C’est un bébé plutôt menu. Pour le moment, le deuxième va très bien. On s’occupera de lui dès la naissance de son frère ou de sa sœur. Bien, maintenant vous allez respirer profondément. Vous aller sentir mes mains, je suis désolée, ça ne va pas être très agréable, mais je n’ai pas le choix.

Je regardais, fascinée, Mafalda guider le bébé lentement dans le bassin de sa mère qui, malgré la douleur, souffla, poussa, souffla à nouveau, obéissant à chaque consigne sans protester, malgré l’épuisement évident. Je n’avais jamais assisté à une naissance et n’avait jamais ressenti un intérêt particulier pour les femmes enceintes et leurs bébés, nés ou à naitre, mais je vivais intensément chaque seconde de cette nuit magique. Finalement, après quelques minutes épuisantes, le premier bébé sortit. C’était une belle petite fille que Féadora enveloppa immédiatement dans un linge et qu’elle posa un instant sur le ventre de sa mère. Shebaa pleurait de bonheur et je regardais cette petite chose fripée et rougeaude, encore maculée de graisse blanche et de trainées de sang, aux paupières violacées, comme un boxeur après un combat. Puis soudain elle cria, un cri aigu et énervé. Sa minuscule bouche aux lèvres à peine dessinées, se tordait déjà. Ses bras s’agitèrent convulsivement pendant que ses jambes se tendaient dans un soubresaut de panique et ses yeux s’ouvrirent. Ils captèrent ceux de sa mère qu’ils emprisonnèrent de leur lien magique et Shebaa s’extasia, conquise et vaincue par cette petite créature qui la mettait au défi de ne pas l’aimer. Après quelques minutes de repos durant lesquels Mafalda avait refait courir l’échographe sur le ventre de Shebaa, elle demanda à Féadora de reprendre l’enfant.

– Shebaa, on va devoir faire sortir le deuxième. Malheureusement, comme cela arrive de temps en temps, il a profité de l’espace que lui a laissé sa sœur et il se présente par le siège.

– vous ne pouvez rien faire ? dit celle-ci, inquiète.

– je vais essayer de le retourner rapidement. Sinon, il faudra l’aider à descendre au plus vite. Quand il sera engagé, il ne sera plus protégé par le placenta et il aura peu de temps avant de manquer d’oxygène. Pour le moment, je vais essayer de le faire tourner manuellement. Cela ne va pas être un moment très agréable mais je n’ai pas le choix. Respirez le plus calmement possible.

Je la vis avec effarement engager sa main, puis son poignet dans le ventre de Shebaa, pendant que son autre main tentait de guider le bébé de l’extérieur. Shebaa souffrait visiblement mais elle ne disait rien. Ses lèvres closes n’étaient plus que deux traits pâles. Mafalda manœuvrait toujours et soudain elle dit :

– ça y est, il s’est retourné. Il ne faut pas qu’il se retourne à nouveau.

Aussitôt flavy se jeta sur le ventre de Shebaa et de ses deux avants-bras appuyés, elle bloqua l’enfant pour le forcer à descendre.

– il tourne à nouveau ! dit Mafalda, flavy, appuis plus fort.

– j’essais, répondit celle ci.

– Zellana, aide là ! M’ordonna t’elle.

– comment ? M’écriais-je.

– fais comme moi, me répondit Flavy. Croises tes bras et appuis fort sur le haut du ventre, n’ai pas peur. Il ne faut surtout pas que le bébé remonte et se retourne. J’obtempérais et je sentis mes bras s’enfoncer dans le ventre mou de Shebaa, vidé de ses bébés. Elle peinait à respirer.

– je vais l’écraser !

– non, continue, on y est presque, me répondit Mafalda. Shebaa, il faut pousser maintenant. Allez, poussez de toute vos forces. Il est bientôt là !

Shebaa rassembla ses dernières forces et durant les quelques minutes qui suivirent, elle s’épuisa à expulser son bébé. Soudain, nous entendîmes un vagissement puissant et Mafalda nous dit que nous pouvions nous relever, le bébé était né.

– c’est un garçon ! Il va très bien.

Féadora enveloppa le nouvel enfant et après l’avoir ausculté, déposa les deux bébés dans les bras de leur mère épuisée mais heureuse. Flavy s’activa autour d’elle et en quelques minutes, tout avait disparu. Les draps avaient été changés, Shebaa, rhabillée, le matériel usagé déposé dans une boite métallique, les linges sales évacués. Personne n’aurait pu dire qu’une femme venait de mettre au monde deux enfants dans cette jolie chambre confortable. Horacio fut autorisé à entrer et nous contemplâmes sa stupeur et son émerveillement en découvrant les deux petits corps emmaillotés.

– des jumeaux ! s’exclama t’il en fondant sur son épouse. Il resta longtemps, le visage enfoui dans son cou. On l’entendait lui murmurer des mots doux et quand il se redressa, son visage ruisselait de larme. Il contempla les enfants l’un après l’autre et sourit. Un si large sourire que son visage semblait fendu en deux. Shebaa lui sourit en retour puis poussa un petit soupir, comme si elle s’assoupissait et elle mourut, ses deux enfants toujours serrés contre elle. Son visage bascula sur le coté et vint se poser doucement sur l’oreiller. Ses yeux entrouverts semblaient pourtant sereins.

– Shebaa ! hurla le géant en enserrant son beau visage dans ses immenses mains. Shebaa ! ne fait pas ça, pas maintenant, tu ne peux pas ! Sanglotait-il.

Mafalda se précipita, arracha presque les bébés qu’elle confia à des mains qui se tendaient derrière elle, repoussa Horacio qui se redressa à contre cœur, puis elle souleva les couvertures et nous contemplâmes la mare de sang qui s’étendait sur les draps. On aurait dit un fleuve tranquille qui s’écoulait lentement mais surement, vidant le corps de Shebaa de toute sa vie.

– Faites quelque chose ! hurla Horacio totalement perdu.

– Sortez tous ! dit Flavy en nous poussant dehors, sortez ! hurla-t-elle.

– pas toi Zellana, m’intima Mafalda, pas toi, il faut que tu nous amènes à la clinique. Je peux encore la sauver mais il me faut une salle d’opération.

– mais…

– ne discute pas, emmène nous là bas. Tu connais la salle. Flavy et moi allons porter Shebaa et toi tu nous emmènes. Je t’en supplie fais vite. Plus nous attendons, plus j’aurais du mal à faire repartir son cœur !

Pendant qu’elle parlait, Mafalda avait noué les draps autour du corps de Shebaa pour constituer une sorte de hamac. Elle en saisit une extrémité et Flavy prit l’autre fermement, puis elles s’arrimèrent à moi et je posais mes mains sur le mur de la chambre. Je fermais les yeux et je pensais très fort à la survie de mon amie et instantanément, nous nous retrouvâmes dans la clinique où nous déposâmes le corps sans vie sur la table d’opération.

– va chercher Solion et Tamina. Vite, cours, j’ai besoin d’aide ! cria Mafalda déjà entrain de se préparer pendant que Flavy pratiquait un massage cardiaque sur le corps inanimé de mon amie d’enfance.

Je filais hors de la pièce, courant dans le noir, heureusement guidée par la lumière de la lune. La maison était contigüe à la clinique, aussi je n’eus qu’à tambouriner à la porte pour réveiller Solion qui partit aussitôt seconder son épouse. Puis je fonçais chez Tamina, réveillant au passage Copland et les enfants. Elle aussi fila dans la nuit, échevelée et en pyjama.

Quand le silence revint, Copland dit :

– Tu veux un café ? Tu as l’air exténuée.

– merci, je veux bien, lui répondis-je d’une petite voix. Je…j’espère…

Je n’arrivais pas à terminer mes phrases. Mes pensées semblaient perdre toute cohérence et je crains un instant de devenir folle.

– tout va bien, me dit Copland en me tapotant la main. Je suis sur que tu as fait tout ce que tu pouvais. Maintenant, il faut que tu te reposes un peu. Viens t’assoir, bois un café. Après tu auras certainement les idées plus claires et tu pourras me raconter ce qui se passe.

Je m’assis en silence, anéantie par la mort de mon amie, ma grande sœur. Des images se succédaient dans ma tête comme une projection ininterrompue. Je la revoyais dans son uniforme de l’académie, si jolie, ses cheveux longs aux boucles larges et souples encadraient son beau visage quand elle détachait enfin son chignon strict et obligatoire. Je l’entendais rire, chanter, murmurer des paroles de réconforts. Elle représentait tellement pour moi. Je ne voulais pas la perdre. Je bus en silence et le café chaud me réconforta.

– tu sais, dit Copland, comme s’il suivait le cours de mes pensées, si quelqu’un peut sauver ton amie, c’est bien Mafalda. Elle dispose du matériel le plus sophistiqué qui soit et c’est un remarquable chirurgien.

– je sais, mais elle est morte !

– Si Mafalda l’a amenée ici c’est qu’elle pense qu’il y a encore un espoir…

– mais comment sais-tu tout ça, au fait ? lui demandais-je, soudain, surprise qu’il connaisse autant de détail.

Il prit un air contrit puis il ne pu résister et afficha un large sourire qu’il réprima immédiatement en voyant mon visage tendu.

– depuis quelques temps j’arrive à entendre les pensées des gens. Je n’ai pas cherché à lire dans tes pensés, enfin, si un peu, mais la plupart du temps, ça se fait tout seul. Je pense que c’est le fait de côtoyer des élèves tous les jours.

– moi aussi je peux le faire depuis déjà quelques temps, lui répondis-je, un temps détournée de mes sombres pensées. Si tu peux lire dans les pensées, tu peux voyager dans les grottes, mais n’abuse d’aucun des deux pour le bien de tous.

– tu as raison. Je ne le fais que quand il se passe quelque chose que je ne comprends pas ou que les gens ne peuvent expliquer. Un petit de deux ans pleure souvent pour une bonne raison mais ne sait pas l’exprimer avec des mots. Par contre, dans sa tête, tout est très clair. Ça m’aide.

– tu sais, d’ici quelques temps, tout le monde sera doté de ses pouvoirs. C’est un don de Matria.

– j’espère que nous en userons tous avec sagesse.

– je l’espère aussi, c’est la raison pour laquelle nous évitons de sonder les gens à leur insu.

– tu as raison. Je ferais plus attention à l’avenir. Mais là, tu étais si désemparée…

– je comprends, de toute façon, si j’avais était plus attentive, j’aurais pu t’empêcher de lire mes pensés.

– c’est vrai, tu peux ?

– oui, il faut le décider. Nous en reparlerons. Merci pour le café, je retourne à la clinique, je ne peux pas attendre ici sans savoir et puis tu as besoin de dormir et les enfants aussi, dis-je en regardant Saran et Franny, âgés de trois et un an, qui avait suivi leur père et dormaient maintenant sur le canapé, loin des tracas des adultes. La petite fille souriait dans son sommeil et sa main s’ouvrait et se fermait lentement comme une petite fleur pale. Son grand frère ronflait doucement, bouche ouverte, la tête appuyée contre le ventre chaud du bébé. Copland leur jeta un regard tendre et plein d’amour et j’eus envie de pleurer. Si Shebaa mourait, elle ne connaitrait jamais ses enfants. Elle n’aurait plus jamais la joie de les regarder dormir dans la grande maison silencieuse. J’eus soudain envie d’être auprès d’Alex ; de me blottir dans ses bras, de le rejoindre dans un lit chaud et douillet et de tenir son enfant dans mes bras…

« Moi aussi » dit sa voix dans ma tête.

Je coupais immédiatement le contact, furieuse de m’être laissé ainsi surprendre et je sortis de la maison. Vers l’Est, la nuit s’éclaircissait et le ciel semblait changer de couleur à une vitesse impressionnante. Soudain, un pan de lumière apparu, le soleil allait bientôt se lever. Il faisait frais. Je descendis vers la plage. Les baveaux étaient toujours là, ils étaient plus nombreux que d’habitudes. L’un d’eux sortis de l’eau et je le rejoignis sans hésiter. Je me collais à lui et une onde de calme m’envahit instantanément.

« Merci » lui dis-je et une pensée émergea dans mon esprit embrouillé : Shebaa allait survivre à cette terrible épreuve.

« Merci » dis-je encore, car rien ne pouvait me faire plus plaisir.

Je quittais la plage à regret après que le grand animal eut rejoint le large et fis un détour par ma maison où boulette m’accueillit froidement. Je la caressais longuement et elle finit par ronronner, mais quand je me levais pour sortir, elle me jeta un regard dédaigneux et disparu en courant dans la lumière du matin. Je ne pouvais pas contenter tout le monde, me dis-je en remontant lentement vers la clinique. Le soleil repeignait les bâtiments en bois d’un orange soutenu, annonciateur d’une journée splendide comme nous en avions pratiquement tous les jours. Tout brillait dans cette lumière pure, débarrassée des brumes lourdes de l’été. La poussière de la route était retombée depuis longtemps. J’aurais aimé que cette l’atmosphère limpide et colorée dure éternellement tellement tout semblait beau, frais, propre et paisible. Quand j’arrivais devant la clinique, Tamina prenait l’air, assise sur les marches. Le soleil illuminait ses cheveux bruns d’un roux flamboyant. Elle avait les yeux fermés et j’eus un moment de profonde angoisse malgré le message des baveaux, puis elle ouvrit les yeux et me sourit.

– tout va bien. Mafalda a réussi à faire repartir son cœur. Elle est très faible mais l’hémorragie s’est arrêtée. On l’a transfusée. Maintenant, il faut qu’elle se repose. Mafalda te donnera plus de détails quand elle sortira.

– tu devrais aller dormir un peu.

– non, j’aime le matin ? C’est si beau. Tu te souviens des matins dans la grotte ? Quand le soleil était artificiel et que nous étions réveillés par des sirènes ?

– oui, j’y pense souvent quand je contemple tant de splendeur et je me dis que nous avons une chance incroyable d’être là, de pouvoir vivre dans un lieu aussi magnifique. Tellement de gens sont morts avant même le décollage des navettes !

– je n’aime pas trop penser à ça. J’ai perdu toute ma famille et la plupart de mes amis au moment de l’embarquement…je préfère regarder le soleil se lever et dire merci à la vie et à tous ceux qui nous ont permis d’être là aujourd’hui.

– tu as raison. C’est moi qui ais des pensées sombres ce matin. Excuse moi, je ne voulais pas gâcher ce moment.

– ne t’inquiète pas, je comprends, tu t’ais fait énormément de souci pour ton amie mais elle va bien maintenant. Tu devrais prévenir son mari. Elle ne pourra pas rentrer avant plusieurs jours.

– j’y vais !

J’allais m’appuyer contre le mur de la clinique quand je m’aperçus que plusieurs villageois étaient déjà levés et que les rues, vides quelques minutes auparavant, s’animaient maintenant. Des bonjours joyeux retentissaient entre les maisons dont les volets s’ouvraient à la lumière matinale. Je regardais Tamina. D’un geste du menton, elle me fit signe de rentrer à l’intérieur de la clinique. Le petit espace d’attente était encore exempt de patient et je pu ainsi revenir à ma chambre, chez Horacio et Shebaa, en toute discrétion. Il faisait sombre et je me cognais contre une commode en me dirigeant vers la porte, ce qui mit en alerte tous ceux qui attendaient encore, regroupés dans la pièce centrale, autour d’un feu nourrit car la température extérieure était fraiche. Les vitres, à travers lesquelles un pâle jour naissant tentait de percer, étaient couvertes d’une buée annonciatrice des frimas de l’hiver. Quand il me vit, Horacio leva vers moi son beau visage marqué par le travail en plein air, et ses yeux rougis m’interrogèrent ardemment.

– Tout va bien, lui dis-je immédiatement pour le rassurer. Mafalda a réussi à la ranimer. Elle est encore très faible mais elle vivra.

Il bondit de sa chaise et m’étreignit violemment.

– Merci ! Merci Zellana !

Quand il m’eut enfin reposé sous le regard attentif d’Alex qui ne me quittait pas des yeux, je repris :

– Viens, je t’emmène la voir. Elle ne pourra pas bouger pendant quelques jours mais elle sera heureuse de te trouver à ses cotés quand elle se réveillera.

– tu l’as vu ? me demanda t’il anxieusement.

– non, je ne voulais pas l’empêcher de se reposer. Quelqu’un peut s’occuper des bébés ?

– oui, Féadora les a déjà emmenés chez elle.

– bien, je t’emmène tout de suite si tu veux.

Horacio regarda autour de lui et l’assemblé approuva.

– va, dit Feng, on s’occupe de ton fils, des jumeaux et de la maison. Ne t’inquiète pas !

– je viens avec vous ! ajouta Alex.

Je le regardais tendrement, soulagée de le retrouver enfin après cette longue nuit. Je les entrainais tous les deux dans la chambre et expliquais rapidement à Horacio, dont les yeux s’arrondissaient au fur et à mesure que je parlais, comment nous allions voyager. Il scruta Alex et dit :

– toi aussi tu fais ça ?

– non, à ma connaissance, il n’y a que Zellana qui en soit capable. Personne ne s’est jamais déplacé de cette manière avant elle.

Horacio eut un temps d’arrêt, perdu dans ses pensées, puis il se ressaisit et ajouta :

– on y va ?

– posez vos mains sur mon bras et fermez les yeux, on y va ! dis-je en rouvrant les yeux dans la salle d’attente.

– c’est risqué, me murmura Alex discrètement.

– je sais, mais j’ai fait au plus court.

– tu as de la chance, il n’y a encore personne.

– regarde, lui répondis-je, Tamina est devant la porte. Elle attendait mon retour, ajoutais-je en lui faisant un signe de la main.

Elle me sourit, se leva lentement et se dirigea vers sa maison, visiblement soulagée que cette longue nuit se termine.

Mafalda apparu aussitôt et après nous avoir salués, emmena Horacio dans la chambre où reposait Shebaa. Elle ne nous autorisa pas à entrer et nous nous retrouvâmes sur le perron, réchauffé par le soleil du matin mais épuisés et l’estomac vide.

– viens, allons chez Martial et Serarpi. Je suis sur qu’ils ont du café chaud.

– j’aimerai bien dormir un peu après ça.

– avec plaisir, c’est l’avantage de voyager de cette manière. On peut rentrer chez soi tout les jours, ajoutais-je en riant.

Nous nous retrouvâmes devant la porte de nos amis qui nous accueillirent avec plaisir et écoutèrent le récit de cette naissance mouvementée qui expliquait notre présence en ce beau matin. Par la grande baie vitrée que Martial avait adjoint à son atelier, après sa destruction quelques saisons auparavant, je contemplais la végétation encore verte, mouchetée toutefois par les feuilles rousses de l’automne. Au loin, on apercevait les cultures encore sur pieds et les champs labourés qui attendaient patiemment le retour d’un temps clément pour être ensemencés. Le ruisseau large et bruyant faisait tourner une roue à aube que martial avait tenu à adjoindre aux panneaux solaires qui alimentaient le village. Il préférait être autonome sur le plan électrique car le poste informatique de Serarpi consommait énormément. Les machines tournaient en permanence, scrutant le ciel autant que les zones stratégiques de Matria. Bien que la surveillance se soit légèrement relâchée depuis quelques temps, des alertes sonores retentissaient régulièrement, permettant à Serarpi de connaitre les mouvements au sol, particulièrement dans le périmètre de Materia dont l’inactivité continuait à nous intriguer même si nous savions maintenant que la majorité de sa population vivait dans des sous-sols. Après un café chaud et des tartines de pain frais, nous retournâmes à la maison où ma dernière pensée consciente fut la sensation de plaisir infinie que j’éprouvais à m’allonger enfin. Puis je fermais les yeux et le sommeil nous emporta tous deux dans un long repos qui dura tout le jour.

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